Dans son ouvrage « Art of Memories. Curating at the Hermitage » (Columbia University Press) Vincent-Antonin Lepinay, sociologue au médialab, propose de lire les vicissitudes qui ont marqué le grand musée de l’Ermitage depuis la révolution de 1917. Une histoire qu’il analyse comme un effet de mise en boîte des œuvres et des personnes. Autant de boîtes que constituent le musée, son bâtiment, ses galeries, ses présentoirs, ses réserves, ses bureaux, ou encore les entrepôts ou les caisses qui servent à leur transport.
C’est à travers ce regard dans et sur les boîtes qu’il est possible de conter une histoire marquée par l’afflux massif d’œuvres confisquées à la révolution puis de trophées de guerre à l’issue de la seconde guerre mondiale. C’est aussi une histoire marquée par le reflux de ces œuvres lors des ventes du début des années 30 et de la mise en sûreté des collections lors du blocus de Léningrad pendant la seconde guerre mondiale. C’est enfin une histoire de mise à l’écart d’une population – les « ermitageurs », эрмитажники en russe – dévolus à la conservation de collections bourgeoises devenues toxiques aux yeux des censeurs du parti bolchevique et confinées entre les murs du musée. Ces boîtes imbriquées, organisent un parcours de la mémoire et de l’oubli sans lequel on ne comprend pas l’attachement des « ermitageurs » à leur musée.
La mise en boîte n’est pas une erreur de parcours, ou un détour dans ce que devrait être une trajectoire publique des œuvres. Bien au contraire, de la galerie au musée, du container dans les Ports Francs et Entrepôts de Genève, ces mises en boîte qui jouent sur les moments du visible et du caché sont centrales dans la valorisation des œuvres.
Des œuvres exposées, préservées ou retirées
L’aura de l’œuvre n’est pas flottante comme un nuage de vapeur sacrée, elle se matérialise dans ses entours et plus particulièrement dans la boîte qui en régit la visibilité, telle la prémisse d’un face-à-face avec l’œuvre et qui lui confère l’allure d’une révélation aux visiteurs. L’aura tient ainsi bien plus au retrait de l’œuvre qu’à son exposition.
Le principe simple de raréfaction de l’œuvre et d’invisibilisation temporaire est bien compris de tous les opérateurs artistiques. L’aura de l’œuvre, c’est la boîte qui s’ouvre et sa valeur c’est sa présence sous le couvercle. Alors les restaurateurs,les conservateurs et les curateurs du musée rappellent que sans les boîtes et autres présentoirs qui tiennent à distance les visiteurs, les œuvres ne tiendraient pas le choc des années et des visiteurs qui se pencheraient trop et manipuleraient trop maladroitement les œuvres. Les boîtes ont une vertu supplémentaire : elles amènent toujours leurs lots de surprises, comme les coquilles de noix qui ne laissent pas facilement présager du contenu qu’elles tiennent hors de notre vue. Si on demande à ces boîtes, les très grandes comme les plus petites, de préserver les œuvres, elles organisent la surprise de leurs (re) découvertes.
Des galeries aux réserves
Prenons le cas de la grosse boite, le bâtiment du musée – le retrait est assez frappant pour qu’on ne s’y attarde pas plus longtemps. L’Ermitage organise seuils et déambulations à travers une concaténation de boîtes qui jalonnent le parcours de l’accès à l’œuvre.
Mais si l’on accepte de se défaire de la perspective qui anime la plupart de nos récits de musées – le récit de l’accès à l’œuvre -, on trouve un autre phénomène de mise en retrait des collections qui donne au musée tout son sens en tant que boîte. En effet, entre ses murs, s’opère une accumulation d’œuvres qui les fait disparaître: les lieux de conservation, caves et espaces plus contrôlés de préservation des œuvres, sont autant d’occasion d’oubli des trésors.
Tout y est, logé entre 4 murs entre lesquels l’accumulation de boîtes – leurs empilements les masquant mutuellement – y garantit la disparition et la redécouverte, avec son flot de joies et d’excitation d’un passé de nouveau tangible, est au coin de la cave.
Des œuvres qui voyagent
Si les personnes attachées au maintien en l’état des œuvres sont intarissables sur les vertus des caisses, le nouvel âge de la conservation et la mobilité entre institutions muséales, ils omettent que le terme « maintien » n’évoque pas l’exploration répétée que la mise en caisses et leur ouverture instaurent. En effet, un autre moment de redécouverte des œuvres découle aussi de leur mise en boîtes – les containers – qui en assurent la mobilité. Une fois arrivées, on les inspecte, on tourne autour, on les voit sous un nouveau jour. Elles s’offrent ainsi à un public différent, disponibles à leur étude au plus proche. Ainsi les caisses sont loin de ne ne servir qu’à la préservation d’une valeur établie à distance par des spécialistes ou enflée par les folies des spéculateurs.
La fin du confinement soviétique
Ces découvertes, ces ouvertures, modifient aussi la vie du personnel des musées. Ce phénomène est d’une intensité tout particulière à l’Ermitage, longtemps confiné à l’époque soviétique durant laquelle les personnels qui travaillaient sur des collections ne pouvaient pas communiquer à leur propos. Ainsi, si les mises en boîte sont la manifestation de l’impératif moderne du décompte et de la classification des œuvres, elles produisent aussi un réenchantement des collections et du travail muséal “secret” chéri par le personnel du musée de l’Ermitage.
Avec la mise en boîte, l’alternative entre mémoire et oubli est bousculée par de nouvelles modalités d’exploration des œuvres Cette dynamique est partagée par les musées qui tous oscillent entre les impératifs de la collection (acquisition et restauration) et la présentation (exposition et valorisation des œuvres). Cela permet de penser les musées non plus comme des lieux de mémoires ou d’oubli mais comme des lieux de redécouvertes.
Vincent Antonin Lépinay, sociologue, est chercheur au médialab. Avant de rejoindre Sciences Po, il a enseigné au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et à l’European University de Saint-Pétersbourg. Il travaille actuellement sur la Russie et sur les institutions culturelles publiques françaises. Au sein du médialab, il travaille sur la théorie des organisations, la théorie sociale et les nouvelles méthodes d’humanités digitales.
Vincent Antonin Lépinay – Art of Memories. New York City: Columbia University Press, 2019