Jour après jour des milliers de juristes produisent des écrits – mémorandums, articles scientifiques, matériel pédagogique… – qui ne font pas, à proprement parler, force de loi. Pourtant ils sont largement utilisés et sont, en réalité, des véhicules du droit de première importance. Comment les caractériser ? Quelle est leur place dans l’univers de la littérature juridique ? Comment sont-ils produits ? C’est à ces questions que Sébastien Pimont, professeur à l’École de droit de Sciences Po et Vincent Forray, professeur à l’Université Mc Gill se sont attachés à répondre dans leur ouvrage “Décrire le droit … Et le transformer. Essai sur la décriture du droit (Dalloz). Explications.
Dans la langue courante, décrire signifie « faire une description ». Vous, vous dites que lorsqu’un juriste décrit le droit, il va bien au-delà. Pour désigner ce phénomène vous avez inventé le mot de décriture. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Sébastien Pimont : Il s’agit de dire que lorsqu’un juriste décrit le droit, il le transforme. Cette transformation ne procède pas d’une volonté de changer le droit, le “décrivant” ne réalise pas qu’en choisissant ses références, en les mettant en ordre, les synthétisant, il change le droit. Or, tous les juristes décrivent le droit au quotidien. Par ailleurs, nous avons constaté que cette décriture, bien qu’étant une activité apparemment individuelle, est en réalité, un phénomène massif et collectif.
C’est à dire ?
S.P : C’est que les juristes font partie d’une communauté soudée par des références communes qui sont la matière première de leur métier : coutumes, lois, ordonnances, jurisprudences etc. Quelque que soit leur façon de voir les choses, ils partagent ce fond commun. Par ailleurs, ils ont suivi des formations similaires et leurs méthodes de travail sont quasiment identiques. Troisièmement, ils s’appuient sans cesse sur les travaux de leurs collègues, se citent et développent ce qui a été décrit avant eux. En réalité, les écrits d’un juriste sont comme sous surveillance : ils sont non seulement utilisés, mais aussi commentés et critiqués. Si bien qu’il se forme une sorte de chaîne entre les écrits de cette communauté.
Quels sont les effets que produit la décriture sur le droit ?
S.P : Elle le fait exister. Elle donne aux textes qui sont “décrits” plus de légitimité. Un autre effet est qu’à partir du moment où un texte est décrit, il sort du débat politique ou moral et rejoint l’univers de la technique. La décriture produit également une déshistorisation du texte qu’elle décrit. Il est sorti de son contexte, des raisons pour lesquelles il a été produit.
Pourquoi avoir étudié cette question ? Quel sont les enjeux qu’elle soulève ?
S.P : Il s’agissait tout d’abord de combler un vide. Les juristes s’intéressent essentiellement à deux aspects de leur matière : sa production par les législateurs et le sens que lui donnent les praticiens, les juges. Mais la question de sa forme – et ses implications – n’est quasiment jamais étudiée. Or, cette forme est le produit de ce phénomène massif qu’est la décriture.
Au delà de cet aspect, il nous a semblé qu’il y avait un enjeu “politique”. Comme je l’ai déjà dit, la décriture transforme le droit sans que ceux qui la pratiquent en soient conscients. Leur faire réaliser qu’en décrivant le droit ils le transforment est un enjeu important. Réaliser que décrire n’est pas neutre, cela incite à se poser des questions, par exemple, pourquoi choisir telle référence et pas telle autre ? Pourquoi les ordonner de telle ou telle manière ?
Par exemple ?
S.P : On peut prendre l’exemple d’un article du code civil qui a été amendé en 1936. Cet amendement établissait qu’un débiteur en difficulté puisse bénéficier d’un délai de grâce pour rembourser sa dette. Un juriste célèbre a interprété cet amendement – il l’a donc “décrit” – comme créant un droit à ne pas payer les dettes. Mais il était aussi possible de se référer à la littérature économique et considérer qu’il permettait de faciliter son remboursement ou encore se référer à la littérature tout court – par exemple Les raisins de la colère – pour créer une empathie envers les gens ruinés par la crise économique. C’est cela faire exister le droit.
Dans la mesure où aucun outil juridique ne permet d’analyser cette décriture, comment avez-vous procédé ? Vous évoquez le “bricolage”, le terme que Levis-Strauss a utilisé pour exposer sa méthode. Comment avez-vous bricolé ?
S.P : Nous avons dû sortir de l’univers du droit, dans la mesure où la décriture n’appartient pas aux catégories juridiques, n’a pas de caractère normatif. Nous avons utilisé des approches “alternatives”, par exemple la théorie littéraire, la philosophie, la sociologie…
Sébastien Pimont est Professeur des Universités à l’École de droit de Sciences Po. Conduisant des recherches doctrinales en droit des obligations (théorie du contrat, droit des contrats spéciaux, droit de la responsabilité civile, droit immobilier, droit de la consommation), il étudie aussi, adoptant un point de vue plus critique, le savoir et les méthodes appliqués par les civilistes et plus largement les juristes.