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Disséquer le crime organisé

Yakuza, taken at Enoshima beach. Crédits. Jeff Laitila / Flickr

Yakuza, taken at Enoshima beach. Crédits. Jeff Laitila / Flickr

Le crime organisé englobe un large éventail d’activités et d’acteurs, depuis les paysans colombiens jusqu’aux entreprises transnationales. Cette diversité rend une analyse globale inefficace pour comprendre les différents mécanismes en jeu d’autant que certaines activités restent mal documentées.
Pour combler ces lacunes, Federico Varese, professeur de sociologie et spécialiste des mafias, propose un nouveau cadre d’analyse distinguant trois activités clés du crime organisé : la production, le commerce et la gouvernance. Grâce à une collecte de données extensive, il cherche à déterminer si ces fonctions se chevauchent et à comprendre comment les différents types d’acteurs diffèrent les uns des autres. C’est l’ambition du projet « Production, Trade and Governance: a New Framework for the Understanding of Organized Crime » (CRIMGOV, 2021-2026), soutenu par le programme hautement sélectif des Advanced Grants du Conseil européen de la recherche. Entretien.

Depuis le début de votre carrière, l’essentiel de vos recherches porte sur les mafias. Qu’avez-vous appris sur leurs conditions d’émergence et de survie ? Existe-t-il des caractéristiques communes ?

J’étudie les mafias depuis mes études doctorales à Oxford. Ma première publication (1)Is Sicily the future of Russia? Private protection and the rise of the Russian Mafia, European Journal of Sociology, 1994 comparait l’émergence des mafias sicilienne et russe. Elle s’appuyait sur les travaux de mon superviseur, Diego Gambetta, qui avait montré que la mafia en Sicile était née d’une transition imparfaite vers l’économie de marché. Le fait est que la fin du féodalisme s’était accompagnée par l’émergence d’une classe moyenne et que dans le même temps, les terres et les ressources aquatiques avaient été privatisées, créant un marché qui devait être régulé. Or, l’État n’a pas su assurer ce rôle. C’est dans ce contexte que des individus, auparavant au service des seigneurs féodaux et rompus aux actions violentes, ont commencé à offrir leur protection à la classe moyenne.
J’ai voulu vérifier si cette idée pouvait s’appliquer à la mafia russe postsoviétique, où l’État ne pouvait pas non plus protéger les nouveaux propriétaires. Et j’ai constaté que c’était le cas : les personnes capables d’user de violence, notamment les anciens combattants de la guerre en Afghanistan ou les prisonniers libérés lors de la transition vers la démocratie, ont fourni une protection similaire.
D’autres cas, comme celui du Japon, sont semblables. Lorsque l’État japonais s’est formé, après la fin des guerres féodales, il a tardé à répondre aux besoins de protection juridique. Ceux qui travaillaient précédemment pour les seigneurs et s’étaient retrouvés au chômage se sont mis à offrir leur protection aux nouveaux propriétaires. C’est ainsi que les Yakuzas sont apparus.
On commence alors à entrevoir un cadre qui explique l’émergence des mafias. Les mafias se créent et survivent tant l’État ne parvient pas à convaincre les citoyens d’avoir recours à ses services pour régler les différends. En Sicile, par exemple, il faut parfois 12 ans, voir 20, pour qu’une affaire soit réglée devant un tribunal ! De son côté, la mafia est capable de régler toutes sortes de litiges légaux (paiement des loyers, livraison de travaux de construction, récupération de biens volés, etc.) tout en poursuivant ses activités illégales, essentiellement le trafic de drogue.
Alors que de nombreuses études sur les mafias mettent l’accent sur les différences culturelles et historiques entre mafias, j’ai mis en évidence dans mon ouvrage Mafia Life (Oxford University Press, 2018), de nombreuses similitudes entre les mafias qui vont bien au-delà de la manière dont elles ont émergé. Je veux parler de similitudes structurelles. Toutes les mafias que j’ai étudiées — les Yakuzas, les triades de Hong Kong, les mafias russe, sicilienne et italo-américaine — sont organisées de manière analogue, elles pénètrent des marchés similaires, possèdent des règles, des rituels quasiment identiques et leurs membres se comportent semblablement.

Dans votre nouveau projet, vous n’étudiez plus seulement les mafias, mais d’autres types de crime organisé, depuis les centres de production de la cybercriminalité jusqu’au commerce international de drogue en passant par l’émergence d’une gouvernance criminelle dans les prisons de l’ex-Union soviétique…

F.V. : Je suis très reconnaissant envers le Conseil européen de la recherche pour son financement (an Advanced ERC) qui me permet d’explorer quelque chose de nouveau. Avec le projet CRIMGOV, je peux aller bien au-delà des mafias traditionnelles, et apporter une contribution essentielle en considérant que les marchés illégaux — sur lesquels opèrent les mafias, mais pas seulement elles — sont structurés autour de trois fonctions clés : la production, la commercialisation et la gouvernance.
Dans les marchés illégaux, certains individus sont impliqués dans la production de biens et services. L’exemple par excellence est celui des paysans travaillant dans les champs de coca en Colombie, récoltant les feuilles qui seront transformées en cocaïne. Comme des ouvriers agricoles, ils sont les employés d’une entreprise, tout comme d’ailleurs les chimistes qui transforment les feuilles de coca en cocaïne. Ces travailleurs sont très localisés et mal rémunérés. C’est une grave erreur de les mettre dans le même « sac » que les grands trafiquants. Les profils professionnels et les compétences recherchées n’ont rien à voir.

Culture de la coca. Crédits : Alain Labrousse

Le troisième élément constitutif de ce cadre est qu’à côté de ceux qui produisent et de ceux qui font du commerce, il y a ceux qui gouvernent un « espace » — qu’il s’agisse d’un marché local, d’une communauté, ou d’un petit quartier. Les mafias traditionnelles sont les plus représentées, mais elles ne sont pas seules. On pense par exemple à certains gangs urbains (qui débutent souvent en contrôlant la distribution locale de drogues) ou à des groupes d’insurgés, tels que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) qui contrôlaient et gouvernaient des régions entières. Des formes de gouvernance peuvent également se mettre en place dans les prisons : c’est un phénomène important en Amérique latine, étudié par Gabriel Feltran, également chercheur au CEE, mais il est aussi présent dans les prisons russes que j’ai beaucoup étudiées.
Ainsi, l’objectif de ce cadre est de nous aider à clarifier les différents types d’activités qui se déroulent dans le monde souterrain, que l’on peut globalement appeler crime organisé ou simplement marchés illégaux.

Vous dites souvent que ce cadre permet d’étudier l’État sans étudier l’État. Que voulez-vous dire ?

F.V. : Je pense qu’étudier les mafias peut mettre en lumière le comportement brutal des États. Les mafias ambitionnent de gouverner des territoires, régler des différends et faire respecter les droits de propriété des marchandises, illégales ou illégalement obtenues. Leur réputation d’efficacité et de force est cruciale pour établir leur capacité à s’imposer. Il en va de même pour les États qui, par exemple, utilisent leur réputation pour dissuader les attaques (cf. la dissuasion nucléaire). Lorsqu’une mafia protège un commerce, elle cherche à affaiblir ses concurrents, ce qui peut se comparer à un État qui protège son marché en appliquant des mesures protectionnistes. Les mafias et les États cherchent à monopoliser le « gouvernement » sur un territoire.
Si je devais écrire un manuel de sociologie, je ne placerais pas le crime organisé et les mafias dans le chapitre portant sur le crime et la déviance, mais dans celui traitant de l’État, car pour moi, ils appartiennent à la même « boîte » théorique et sont des concepts étroitement liés.

Dans l’esprit des gens, les mafias et le crime organisé font partie d’un monde souterrain mystérieux. Quels outils utilisez-vous dans ce projet pour étudier ces activités et organisations « cachées » ?

Lorsque vous étudiez la mafia, il est essentiel de trianguler et d’utiliser toutes les sources disponibles : données qualitatives, données quantitatives, matériel d’archives. L’ethnographie, basée sur des entretiens de terrain et des observations, est un outil inestimable. Évidemment nous ne pratiquons pas d’observation « participante » avec la mafia !, nous observons la vie quotidienne dans les endroits où nous nous rendons et c’est très instructif ! . Pour ce projet, l’équipe que j’ai constituée est restée en Colombie pendant trois mois et nous y ferons d’autres travaux de terrain. Nous avions prévu de faire des travaux de terrain en Russie, mais en raison de la guerre, nous allons en Géorgie à la place. Nous avons aussi effectué plusieurs voyages à Londres et à Nottingham. Bien sûr, il est essentiel de rester en sécurité : nous n’avançons pas couverts, au contraire. Nous veillons à ne rien cacher et à ne pas prétendre être quelqu’un d’autre. J’ai toujours dit aux personnes que j’interviewais : « ne me dites jamais quelque chose qui est un secret que seuls vous et moi connaissons, je veux savoir ce que tout le monde sait ».

Mapping the global geography of cybercrime, World Cybercrime Index
by Miranda Bruce, Jonathan Lusthaus, Federico Varese

Nous interviewons également des journalistes, des procureurs et des activistes dans d’autres parties du monde, par exemple en Italie. Nous avons aussi créé un indice mondial de la cybercriminalité — World Cybercrime Index —, basé sur une enquête auprès d’experts, afin de localiser les principaux centres de production de la cybercriminalité, en fonction du type d’attaques. Le jeu de données peut désormais être utilisé par tout un chacun. Enfin, pour que la méthodologie soit transparente, nous l’avons explicitée dans un article — Mapping the global geography of cybercrime with the World Cybercrime Index — qui a bénéficié d’une excellente couverture médiatique !
Une fois les données collectées, elles peuvent être analysées de différentes manières. Une technique que j’ai souvent utilisée est l’analyse des réseaux sociaux — pas des réseaux numériques ! — mais des structures composées d’acteurs sociaux. Cette méthode est particulièrement adaptée à l’étude des organisations criminelles, car les groupes étudiés sont généralement petits (20, 50, peut-être 100 personnes, ce qui est déjà considérable), avec des individus interdépendants. L’analyse de ces réseaux permet de voir qui est en contact avec qui. Nous pouvons aussi tester certaines hypothèses, par exemple, quel est le niveau de réciprocité ? quel est l’effet du genre ou du statut social ?

Europol a récemment publié un rapport sur les réseaux criminels les plus menaçants de l’Union européenne. Comment votre projet de recherche contribue-t-il aux connaissances utilisées dans l’élaboration des politiques ?

Je pense que ce genre de rapports, aussi précieux soient-ils, ne parviennent toujours pas à faire la distinction entre les réseaux criminels ou les organisations criminelles qui n’ont pas les mêmes activités.
Si vous voulez combattre, disons, le fait qu’un pauvre gars, pour survivre et nourrir sa famille, travaille comme paysan dans un champ de coca, la stratégie que vous devez suivre est très différente de celle qui vise à arrêter un cambrioleur.
Si l’on veut combattre la mafia, il faut bien sûr arrêter les mafieux qui assassinent, cela va de soi. Mais l’essence de la mafia est qu’elle gouverne des territoires à défaut d’État. Il faut donc également rendre l’État plus efficace dans la dispensation de la justice ou la protection des citoyens, par exemple.
Voici les principales implications politiques : vous devez adapter votre intervention à ce que les gens font réellement et non pas, comme c’est souvent le cas dans le maintien de l’ordre dans le domaine concerné, il faut s’intéresser à la manière dont ces personnes sont organisées en une structure hiérarchique ou un réseau horizontal. C’est notre contribution politique ainsi qu’intellectuelle.

Propos recueillis par Véronique Etienne, chargée de médiation scientifique au CEE

Federico Varese est professeur de sociologie à Sciences Po et chercheur à l’Université Centre d’études européennes et de politique comparée. Ses intérêts de recherche comprennent le crime organisé, la corruption, les antécédents criminels soviétiques, l’analyse des réseaux sociaux et la théorie sociale analytique. Il est l’auteur de quatre monographies — The Russian Mafia. Private Protection in a New Market Economy (2001), Mafias on the Move: How Organized Crime Conquers New Territories (2011), Mafia Life.Love, Death and Money at the Heart of Organised Crime (2018) et Russia in Four Criminals (Polity, 2024), et une collection éditée, Organized Crime (2010). Auparavant, il a été professeur de criminologie (2004-2023) et chef du département de sociologie (2021-2023) à l’Université d’Oxford. Il a témoigné devant des commissions parlementaires au Canada, en Italie et au Royaume-Uni. Il a été sélectionné par l’American Society of Criminology comme Récipiendaire 2024 du Prix ​​Thorsten Sellin, Sheldon et Eleanor Glueck.