Les diasporas développent-elles un nationalisme de longue distance qui s’exprimerait sur un mode très radical (fermé à tout compromis, extrémiste) et permettrait le renforcement de l’identité ethnique des « dispersés » ? Telles sont les questions abordées par Alain Dieckhoff, directeur de recherche CNRS et directeur du Centre de recherches internationales de Sciences Po dans son article The Jewish Diaspora and Israel: belonging at distance (Nations and Nationalism, avril 2017). Il expose ici sa démarche et ses résultats.
Une recherche de terrain
“Avec ce travail, j’ai voulu tester empiriquement cette double hypothèse de nationalisme à distance qui avait été avancée par le politiste Benedict Anderson, un théoricien majeur du nationalisme de la fin du XXe (avec Ernest Gellner et Anthony Smith). J’ai choisi de le faire à partir du cas d’une diaspora archétypale, à savoir la diaspora juive, installée aux États-Unis qui, avec 5.2 millions de personnes représente 70% de la diaspora juive mondiale. C’était donc un “terrain significatif”. Par ailleurs, il était rendu possible, grâce aux nombreuses données rassemblées par les grandes organisations juives américaines. J’ai ainsi pu dresser un portrait détaillé des attitudes de la judaïcité américaine par rapport à l’État d’Israël.
Une diaspora majoritairement “pacifiste”
Le premier constat, pas très surprenant, est que l’attachement à Israël est élevé, autour de 70% des personnes interrogées. En revanche, le second constat est nettement moins attendu : cet attachement est loin de se conjuguer avec des positions politiques de droite et avec le soutien au nationalisme intransigeant défendu par le parti du Likoud, actuellement au pouvoir en Israël. Bien entendu il existe, aux États-Unis, des juifs qui soutiennent sans ambiguïté cette ligne idéologique, mais ils sont minoritaires. La majorité adopte un positionnement politique modéré et est favorable à un compromis sur la question palestinienne. Cette situation explique l’écho qu’a trouvé le groupe de pression JStreet qui défend précisément auprès des Congressmen américains la solution des deux Etats, une perspective en rupture avec tout nationalisme irrédentiste. Alors même qu’ils pourraient en théorie adopter un nationalisme pro-israélien débridé, puisque ce positionnement politique ne nuirait en rien à leur situation aux États-Unis, les juifs américains choisissent majoritairement le principe de responsabilité en défendant l’idée d’un compromis territorial en Israël/Palestine.
L’identité ne peut être alimentée par le seul nationalisme
La seconde hypothèse de Benedict Anderson est que le nationalisme de longue distance est un facteur de renforcement de l’identité ethnique. Qu’en est-il précisément dans le cas qui nous intéresse ? D’abord, si, globalement l’attachement à Israël est élevé, il varie aussi beaucoup selon le degré de religiosité des juifs américains. Ainsi, 68% des juifs orthodoxes déclarent être émotionnellement attachés à l’État d’Israël alors que seuls 24% de ceux qui se définissent comme « juste juifs » (sans affiliation religieuse) vont dans ce sens. Toutes les données dont nous disposons convergent : l’engagement pro-israélien des juifs américains est d’autant plus prononcé qu’ils sont pratiquants sur le plan religieux.
La conclusion s’impose : le “pro-israélisme” est lié à l’appartenance religieuse des individus. Il ne fonctionne pas comme un substitut qui permettrait aux juifs non-religieux de se doter d’une forte identité ethnique. En réalité, il convient même d’aller plus loin : plus les juifs américains sont sécularisés, plus ils sont distants par rapport à Israël, rendant toute forme de nationalisme de longue distance impossible à terme. Lorsque l’ethnicité devient trop symbolique, le risque de sa disparition s’avère de plus en plus important et le nationalisme de longue distance n’est plus d’aucun secours : il ne peut revigorer des identités déjà affaiblies.
La nécessité du comparatisme
L’invalidation de la double hypothèse de Benedict Anderson – avec lequel, hélas, le dialogue intellectuel n’est plus possible (il est décédé en décembre 2015) – à partir de « l’exemple-modèle » juif relativise la validité générale de son intuition. Il serait nécessaire de disposer de plus d’études systématiques sur d’autres diasporas qu’elles soutiennent un État existant (Turquie), ou qu’elles promeuvent un mouvement nationaliste aspirant à créer un Etat souverain (Kurdes, Tamouls…) pour mieux cerner les modalités et variables, de fonctionnement du nationalisme de longue distance. Encore et toujours seul davantage de comparatisme nous permettra de mieux saisir la complexité socio-politique.