Afrique du Sud, ex-Yougoslavie, Rwanda, Europe de l’Est postcommuniste, Amérique latine post-dictatures… : depuis les années 1990, de nombreux pays ont dû négocier une transition de conflits internes violents vers des paix souvent démocratiques. Dans son dernier ouvrage, Comment sortir de la violence ? Enjeux et limites de la justice transitionnelle (CNRS Éditions, avril 2022), Sandrine Lefranc, directrice de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée, enquête sur les initiatives de « justice transitionnelle » en interrogeant leurs présupposés, leur mise en œuvre et leurs résultats . Entretien.
Sandrine Lefranc : L’expression « justice transitionnelle » recouvre un ensemble de propositions et de mesures qui ont pour ambition d’installer la paix et la réconciliation après des violences de masse (génocides, guerres civiles, répressions dictatoriales). Les mesures symboliques sont privilégiées. On veut établir la vérité sur ce qui a été fait, énoncer qui sont les coupables et qui sont les victimes, réparer les dommages, réformer les États criminels, élaborer une politique de mémoire, et réconcilier les sociétés. Les promoteurs de cette idée — des militants des droits humains, des universitaires, des acteurs gouvernementaux et d’organisations internationales — ont pour ambition d’articuler toutes ces mesures dans une politique cohérente.
La justice transitionnelle est apparue à la fin de la Guerre froide, alors que les dictatures laissaient place à des gouvernements démocratiquement élus. Ces changements n’ont pas été des ruptures nettes mais se sont construits sur des compromis avec les régimes en place. Quand vous négociez une démocratisation avec un dictateur appuyé par une armée, il est difficile de l’envoyer en prison ! La justice transitionnelle doit permettre la paix sociale et une consolidation du jeune régime démocratique, et tant pis si les continuités avec l’ancien régime restent fortes. La justice transitionnelle est donc une justice négociée, qui tente de concilier ces concessions et les attentes des victimes, en reconnaissant les crimes mais le plus souvent sans les punir puisque les nouvelles institutions judiciaires restent soumises au compromis politique. Même si le développement de la justice pénale internationale a permis de poursuivre quelques hauts responsables, cela ne concerne qu’un petit nombre des auteurs d’exactions.
S.L. : Les criminels politiques ne sont en général pas punis pénalement mais le Rwanda constitue une exception notable. Le gouvernement issu de l’armée qui a gagné la guerre et mis fin au génocide des Tutsis en 1994, a réussi à imposer une forme de justice maximale en poursuivant près de deux millions de participants au génocide. Davantage que de justice transitionnelle, qui répond d’abord à des situations sans vainqueur ni vaincu, il s’agit d’une forme de justice du vainqueur, comme celle que nous avons connue après la Seconde Guerre mondiale.
Pour revenir à la justice transitionnelle, son dispositif le plus emblématique est la commission de vérité et de réconciliation [à l’origine appelée commission de vérité], expérimentée dans plus de cinquante pays, de l’Amérique latine post-dictatures aux États-Unis interrogeant le passé du mouvement des droits civiques. Ces institutions ont pour mission d’écouter les victimes, de reconnaître leur souffrance, de la réparer. Elles doivent aussi établir la vérité, écrire l’histoire, la faire connaître, éduquer. L’exemple le plus abouti de cette démarche est l’Afrique du Sud post-apartheid, où la Commission a écouté pendant deux ans plus de 21 000 victimes s’exprimant dans onze langues différentes.
S.L. : C’est en effet l’une des limites qu’impose le compromis politique : on veut écouter les victimes, mais on leur interdit d’exprimer leur colère, de faire de ce moment l’occasion d’une dénonciation des criminels. On attend d’elles qu’elles se limitent à leurs souffrances et traumatismes individuels : la « bonne victime » est engagée dans un processus de guérison, travaillant à son apaisement, et n’a pas de revendications politiques.
Autre conséquence des compromis avec le régime sortant : sont reconnus comme victimes des protagonistes de tous les camps, pour peu qu’ils aient perdu un proche ou qu’ils aient été blessés. Pour reprendre l’exemple de l’Afrique du Sud, on a vu défiler devant la Commission de la vérité et de la réconciliation aussi bien des victimes “ordinaires” antiapartheid que des épouses de soldats du régime ségrégationniste tombés au front dans un pays voisin.
Cette commission a été extrêmement importante — ont été écoutées et ce faisant ont participé à la construction d’une histoire, en ont fait prendre conscience au reste de la population. Cependant, le cadrage de la parole des victimes a éludé une partie de ce qu’a été l’apartheid, et ses causes politiques. La justice transitionnelle n’a pas vocation à répondre à toutes les revendications des victimes.
S.L. : En faisant taire les échanges politiques, les mesures de justice transitionnelle peuvent différer les conflits plutôt que les résoudre : quelques années plus tard, lorsque le contexte politique a changé et que les acteurs des violences sont partis à la retraite, les débats reviennent sur le devant de la scène ; c’est ce qui s’est passé dans les pays du cône sud latino-américain. En affichant un objectif de “réconciliation”, les politiques de justice transitionnelle, lorsqu’elles pensent la paix comme le dépassement des hostilités entre des groupes figés dans leur identité de guerre, sont trop ambitieuses et mal conçues…
Avant de vouloir faire la paix, il faudrait commencer par nous interroger sur ce que nous mettons derrière ce mot. Nous pensons trop souvent qu’entre guerre et paix, il y a une rupture nette, comme si la guerre était une anarchie haineuse et la paix une concorde civile. Les experts occidentaux projettent ainsi nos fantasmes sur les pays conseillés, ce qui les autorise à y transposer nos méthodes routinières (résolution alternative des conflits, thérapies, par exemple). Nous voulons pour eux une paix durable et positive, une harmonie entre les camps ennemis, une mixité sociale forte, une histoire commune – mais ayons l’honnêteté de reconnaître qu’à Paris ou à Londres, nous vivons généralement sur notre quant-à-soi. Si on prend le temps de se demander pourquoi les politiques de paix sont ce qu’elles sont, et nous rappelons des continuités entre guerre et paix, on comprend mieux l’échec de beaucoup de ces politiques, ce qu’on peut en attendre, comment les améliorer.
S.L. : Oui, il y a bien des points communs et je suis justement en train d’écrire un article sur cette question avec Sharon Weill, juriste, chercheuse associée au CERI. Je dois préciser toutefois que les procès à l’encontre des auteurs présumés d’attentats terroristes, au contraire de la justice transitionnelle, mettent en branle la machine pénale. Le droit pénal y est même durci, par exemple à travers la définition large de l’association de malfaiteurs terroriste. Mais ces procès introduisent en France la question de la justice transitionnelle. D’abord parce que les attentats ont fait des centaines de victimes, et des milliers de blessés. L’enjeu, pour la Cour d’assises, c’est de leur faire une place, ainsi qu’à leurs proches. Et elle y est parvenue, en leur accordant du temps et en les autorisant à sortir du cadre procédural usuel. Ainsi, sur les neuf mois du procès des attentats du 13 novembre, deux ont été consacrés aux témoignages des victimes. Les familles ont pu projeter des photos de leurs morts et leur rendre hommage, les rescapés raconter leurs souffrances. On se rapproche par moments d’une commission de vérité. L’autre point commun, c’est la question posée. Les terroristes sont pour beaucoup des concitoyens. Et les procès, souvent d’ailleurs par la voix des victimes, posent comme la justice transitionnelle la question des violences civiles. Rendre justice, ce n’est plus seulement condamner un individu, c’est expliquer une violence collective et tenter de refaire société… Comment la justice peut-elle rendre nos sociétés plus vivables ? Comment peut-elle nous éduquer – si elle le peut – de manière à prévenir les crimes ? Ces défis sont aussi les nôtres.
Pour aller plus loin :
Écouter une présentation de l’ouvrage par son autrice
Consulter l’introduction et la table des matières
Propos recueillis par Véronique Etienne et Sébastien Wony
Directrice de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée, Sandrine Lefranc est politiste. Elle porte un regard critique sur la manière dont les politiques de paix, de "mémoire", de justice (“transitionnelle" ou “restaurative”) entreprennent de répondre aux violences de masse et de prévenir le retour du conflit politique.