par Jen Schradie,
Assistant Professor, Chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement
Nous placions – et plaçons encore – de grands espoirs dans le numérique, capable de bouleverser la Silicon Valley, le Caire, Madrid, Londres et aujourd’hui Paris. Lorsque l’Internet en était à ses balbutiements, nous étions optimistes quant à ses capacités d’améliorer le monde. Nous l’avons alimenté et avons donné libre cours à son développement. Quand il a grandi et est devenu un adolescent rebelle, nous avons encouragé ses nouvelles relations avec les réseaux sociaux. Nous avions confiance en son pouvoir démocratique et révolutionnaire, en sa capacité de donner aux citoyens ordinaires les moyens de se faire entendre. Aujourd’hui, on pourrait supposer qu’étant entré dans l’âge adulte, il pourrait accomplir cette mission : force est de constater que ce n’est pas le cas. Internet était censé faire faire évoluer la société dans le bon sens, d’un point de vue économique, social et politique. Mais cette croyance qui attribue à la technologie une force de vie intrinsèque et des capacités surpuissantes, a toujours ignoré les structures sociétales plus larges qui façonnent le possible.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui sont obsédés par le côté obscur de l’internet : bots, trolls et fake-news qui l’envahissent. Or, se contenter de montrer du doigt les “méchants”, tels que Zuckerberg, Poutine ou Trump ne suffit pas. Cela ne fait que nous maintenir dans l’illusion qu’une fois débarrassés de ces “nuisibles”, un espace numérique utopique pourrait renaître.
Or, le problème est ailleurs : si le potentiel démocratique de l’internet n’a jamais été atteint c’est que plutôt que de connecter les gens sur des questions politiques, dans un réseau horizontal et égalitaire, la tendance numérique est d’amplifier les voix dominantes et de marginaliser les personnes souffrant déjà d’un manque de pouvoir.
C’est le propos de mon ouvrage L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite ? (Quanto, mars 2022 – Originellement publié chez Harvard Press University The Revolution That Wasn’t: How Digital Activism Favors Conservatives, 2019) dans lequel je montre que les idéaux pluralistes ne sont pas défaits par une armée de trolls, mais par un système inégalitaire.
Une grande majorité des recherches conduites sur l’activisme numérique s’est concentrée sur des mouvements politiques visibles et réussis, tels que le Printemps arabe ou le mouvement des Indignados. Or, cette approche biaise nos conclusions en mettant en avant des mouvements de citoyens déjà numériquement actifs et en nous éloignant d’une vision plus large sur l’activisme en ligne au quotidien. En somme, l’ordinaire versus l’extraordinaire.
Voulant aller au-delà des mouvements connus qui pourraient reproduire ces biais, j’ai choisi d’étudier un enjeu politique local susceptible d’attirer une diversité de groupes pouvant se différencier en fonction de leur classe sociale, leur idéologie et leur organisation. Pour ce faire, je me suis penchée sur les débats autour des droits de négociation collective des employés de la fonction publique de l’État de Caroline du Nord aux États-Unis. Au sein de ces débats, j’ai identifié 34 groupes différents, allant des jeunes militants étudiants et d’autres groupes d’esprit anarchiste à des groupes plus âgés de droite, organisés dans des structures bureaucratiques.
J’ai aussi étudié des militants syndicaux du sud rural qui contrairement à l’image qu’ils ont – celle d’appartenir à une vieille école fuyant la technologie – agissent comme des mouvements sociaux combatifs et qui, travaillant souvent avec les jeunes et d’autres groupes militants (comme ceux liés aux droits civiques), sont actifs en ligne.
En mesurant les niveaux d’engagement numérique via un score d’activisme numérique basé sur des données de Twitter, de Facebook et de sites web, j’ai pu évaluer l’ampleur de l’activité en ligne des groupes mais aussi celle de leurs principaux activistes. Ce qu’il en ressort, c’est que s’il a beaucoup été question d’un militantisme numérique horizontal lié aux gens ordinaires de gauche, en réalité ce sont les institutions conservatrices, hiérarchiques et dotées de ressources qui font preuve du plus haut niveau de participation numérique.
Convaincue que pour mieux comprendre l’activisme en ligne et le contextualiser, il faut aussi consacrer du temps “hors ligne” : j’ai ainsi passé un nombre d’heures incalculable dans 12 villes de l’État à interroger des représentants de tous les groupes et tendances, des Preppers d’extrême droite* aux responsables syndicaux ; j’y ai observé leurs réunions, manifestations et leurs pratiques quotidiennes d’organisation politique, y compris leurs usages du numérique.
De ces recherches, j’ai identifié trois mécanismes ayant conduit à cette inégalité numérique dans l’espace politique. Le fossé le plus large qui est apparu est directement lié aux classes sociales. Non seulement les groupes des classes moyenne et supérieure utilisent davantage Internet que leurs homologues de la classe ouvrière, mais ils ont des taux de participation en ligne beaucoup plus élevés. Par exemple, dans mon étude, ils bénéficient en moyenne de 50 fois plus de commentaires Facebook par jour. C’est que d’une part, les ressources organisationnelles, sous forme d’outils et d’expertise technologique, sont assez peu répandues parmi les groupes de la classe ouvrière, alors qu’elles se multiplient dans le même temps parmi les classes moyennes et supérieures. Ensuite, les contraintes individuelles – accès à Internet, temps disponible, niveau de compétences numériques et de confiance en soi – se révèlent avoir un impact important sur la capacité d’activisme numérique, en jouant- bien entendu – en défaveur des classes populaires. Il apparaît, enfin, que des facteurs contextuels sont à même de brider les activistes de la classe ouvrière. Dans mon étude, nombre d’entre eux étaient afro-américains et ont fait part de leur crainte d’être menacés sur le plan individuel, voire de perdre leur emploi pour s’être engagés publiquement en ligne. Où l’on voit que l’individualisme en réseau d’Internet ne répond pas aux contraintes collectives du pouvoir de classes. Un autre constat issu de cette enquête met bien en lumière l’opposition entre ce que l’on peut attendre du web et sa réalité : ce ne sont pas des groupes horizontaux qui dominent l’espace du militantisme numérique mais des groupes très structurés et hiérarchisés. Outre leurs infrastructures, les groupes que j’ai étudiés disposent souvent de personnel ou d’une armée de volontaires dotés des savoirs nécessaires pour développer et maintenir l’engagement numérique. Contre toute attente, j’ai découvert qu’un activiste numérique est plus susceptible d’être un membre âgé du Tea Party qu’un jeune étudiant. Plus encore, les organisations les plus influentes se montraient être celles qui, disposant d’un appareil bureaucratique solide, étaient aussi armées de communicants maîtrisant les techniques obscures de manipulations numériques ou d’influence virale (de telles que les mèmes**).
Enfin, j’ai découvert que si les idéologies favorisaient la disproportion des représentations numériques ce n’étaient pas les idées de gauche, égalitaristes, qui menaient la danse. C’étaient au contraire les organisations de droite viscéralement attachées aux “libertés” qui utilisaient la capacité d’Internet pour contrecarrer ce qu’ils considéraient comme des mauvaises informations. Oui, c’étaient les cris d’alarme aux fake-news qui conduisaient les conservateurs à diffuser sur les médias sociaux ce qu’ils appelaient «La vérité». Les militants de gauche, de leur côté, voyaient le plus souvent Internet comme un outil supplémentaire pour organiser la diversité des opinions, non pour diffuser un simple flux de messages sur la liberté comme le faisait la droite.
Mais ces trois facteurs – inégalités, institutions et idéologie – ne fonctionnaient pas isolément. Ils se sont renforcés mutuellement pour créer ce gouffre entre les activistes numériques et les démunis. Les groupes de la classe ouvrière de gauche, par exemple, n’étaient tout simplement pas sur Twitter. Par conséquent, alors que les recherches via les hashtags dominent les kits d’outils destinés aux journalistes ou aux chercheurs pour le suivi des tendances du militantisme numérique, certaines voix restaient en dehors de cette équation. A contrario, les militants conservateurs disposent d’un éco-système de médias de droite suffisamment solide pour alimenter leurs espaces numériques.
Mais ces inégalités en matière d’activisme numérique ne sont peut-être qu’un cas particulier, localisé. Pouvons-nous appliquer ces résultats à d’autres pays dans d’autres contextes? Je ne le crois pas et je pense essentiel de ne pas généraliser les cas particuliers. Nous devons creuser encore pour identifier où se logent d’autres inégalités, d’autres différences structurelles. Les terrains d’études ne manquent pas tant les inégalités et les phénomènes de marginalisation sont répandus. En recherchant #GiletsJaunes ou #MeToo, quels types de voix dominent et lesquels sont noyés ?
Pour autant, ce qui est d’ores et déjà certain, c’est que la démocratie numérique est un pur fantasme lorsque des différences et des inégalités structurelles persistent non seulement en ligne, mais peuvent être exacerbées par la domination technologique des élites conservatrices.
Assistant Professor et chercheuse à l'Observatoire sociologique du changement, Jen Schradie consacre ses travaux aux inégalités numériques, à l’activisme en ligne et à la digitalisation du travail. Ses recherches se situent aux croisements entre stratification sociale, inégalités, communication et médias, technologies, travail et mouvements sociaux tout en y intégrant sociologie politique et politiques publiques. Prenant en compte les dimensions quantitatives et qualitatives de données sur les activités en ligne et hors ligne, Jen Schradie contextualise les disparités et les variations des participations numériques. Ses travaux actuels portent sur les différences de genre et de classe sociale dans l’économie des start-ups en France et aux Etats-Unis. Elle travaille également sur les discours anti-musulmans dans l’espace numérique. En savoir plus.
Jen Schradie – The Revolution That Wasn’t: How Digital Activism Favors Conservatives, Harvard Press University, mai 2019
Jen Schradie – The digital activism gap: How class and costs shape online collective action, Institute for Advanced Study in Toulouse; February 2018
Jen Schradie – The digital production gap: The digital divide and Web 2.0 collide, in Poetics, April 2011