Quels sont les conflits ouverts ou latents dans le milieu du travail ? Comment sont-ils régulés ? C’est à ces deux questions qu’est consacré le projet de recherche REGULTRAV (Régulations du travail) dirigé par Jérôme Pélisse, chercheur au Centre de sociologie des organisations (CSO), dans le cadre d’un contrat avec le Ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.
Son objectif est de comprendre les évolutions des relations professionnelles en France, à partir des tensions qui les traversent et des conflits qui les structurent. Centrée sur les modes de régulation du travail, cette recherche vise aussi à étudier la mise en œuvre et les conséquences des réformes du Code du travail, adoptées entre 2015 et 2017.
La conflictualité au travail est abordée en s’intéressant aux conflits ouverts ou latents, et aux activités de régulation, telles que les arrangements et négociations, formelles ou informelles, visant à gérer les formes de coopérations et de conflits d’intérêt qui traversent les relations professionnelles en entreprise. Il s’agit de saisir empiriquement comment la conflictualité inhérente aux relations de travail se manifeste, évolue, se gère et s’explique par la prise en compte de facteurs, d’acteurs, d’échelles, d’enjeux, de contextes, et de processus divers.
Deux parties principales structurent le projet :
Il s’agit dans un premier temps d’analyser la manière dont différentes modalités de régulation se combinent en portant attention à trois de ses dimensions : un acteur, une forme et un enjeu de régulation.
Tout d’abord, l’analyse portera sur les représentants des directions, qu’ils soient patrons, directeurs d’établissement, responsables des relations sociales ou chargés des ressources humaines, chefs d’exploitation ou responsables d’ateliers. Autant d’acteurs dont les actions sont rarement analysées. Si la fusion des instances de représentation du personnel imposée par les ordonnances adoptées fin 2017 constitue un enjeu essentiel dans les années à venir, et sera étudié par de nombreux chercheurs, l’équipe entend porter aussi son regard sur les directions et les politiques de gestion des élus et délégués syndicaux qu’elles développent. L’hypothèse ici est que les évolutions des profils et fonctions de ces acteurs influencent les transformations des régulations professionnelles, les enjeux mis à l’agenda (ou pas) et la nature des interactions avec les représentants du personnel.
Ensuite, nous étudierons comment les tensions peuvent s’exprimer sous la forme d’usages du droit, voire de la justice. Il s’agira d’analyser comment se déploie et évolue le recours juridique ou judiciaire qu’emploient les acteurs pour régler les tensions qu’ils affrontent sur les lieux de travail. L’hypothèse ici est que les relations professionnelles sont prises dans un processus simultané de juridicisation (recours au droit comme cadre et référence, influencé par les évolutions institutionnelles récentes) et de dé-judiciarisation (moindre recours à l’institution judiciaire, notamment prud’homale, qui s’accélère fortement depuis 2016-2017).
Enfin, le temps de travail constituera un troisième objet d’analyse. Avec le salaire, il est une dimension essentielle du travail et de l’emploi qui continue de cristalliser de nombreuses tensions. Le temps de travail a connu de profondes mutations sous l’effet de la flexibilité temporelle grandissante exigée (mais aussi demandée par) des salariés : travail du dimanche, horaires variables, télétravail etc. Des évolutions s’opèrent actuellement sous le sceau du numérique. Le temps de travail est enfin au cœur des dernières évolutions législatives, des négociations actuelles et des conflits interprofessionnels récents. L’hypothèse ici est le maintien, sinon le retour, des enjeux autour du temps de travail dans les relations professionnelles, qui se manifeste tant au niveau institutionnel (avec la loi Travail en 2016 en particulier) que dans le quotidien des interactions qui lient les acteurs sur les lieux de travail. Il s’agira d’étudier comment se transforment ces enjeux, et comment les acteurs s’affrontent, négocient et coopèrent pour les gérer (dont, notamment, le travail du dimanche et nocturne).
La deuxième partie de la recherche entend explorer différentes échelles de la régulation et la manière dont les conflits et les arrangements se constituent principalement au niveau local de l’entreprise et de l’établissement.
Une première entrée s’intéressera au niveau individuel, celui des salariés. Il s’agira d’étudier le processus qui fait passer des tensions et conflits individuels à des formes de mobilisation collective. On cherchera à comprendre qui se mobilise (ou pas) et dans quel contexte.
Cette analyse ouvrira sur les tensions et régulations du travail dans les PME où les formes de conflits individuels sont les principales, sinon les seules, tant la conflictualité collective y semble à première vue moins importante. L’hypothèse ici est que ce type de contexte pèse fortement sur la nature des régulations du travail.
Enfin, on s’intéressera au tissu socio-productif de manière plus large. Il s’agira ici de prendre à bras le corps le constat d’une segmentation accrue des mondes productifs entre établissements de petite et de grande taille, entre établissements indépendants ou appartenant à des groupes, selon les types de capital et de valorisation économique et financière, de secteurs ou de main d’œuvre qui structurent ces régulations du travail. La catégorie « établissement » est en réalité à éclater derrière l’homogénéité juridique qu’elle constitue. L’analyse visera à étudier la conflictualité et les modes de régulation de ces univers séparément, sans négliger les articulations entre ces mondes de production : relations de donneurs d’ordres et de sous-traitance ; modes de gouvernance verticaux, horizontaux, en réseau, etc. . On partira d’une exploitation statistique afin de mettre en évidence les principaux déterminants de cette segmentation des mondes productifs et des logiques qui président à la structuration des conflits et des régulations de travail dans chacun de ces mondes de production. .
Le projet utilisera les résultats de l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) dont la 5e édition a eu lieu en 2017 et qui contient trois bases : représentants des directions, représentants des personnels, salariés. En outre, les chercheurs réaliseront seize monographies d’entreprises établies à partir d’entretiens, observations et documentations. Six d’entre elles seront approfondies en interrogeant une multiplicité d’acteurs : représentants du personnel et de la direction bien sûr mais aussi salariés, inspecteurs du travail, avocats, membres d’Union locale ou d’association patronale, etc.Enfin, la recherche dialoguera avec une littérature de sociologie des relations professionnelles et des organisations, du travail, du droit et des mouvements sociaux, qui s’est renouvelée depuis une dizaine d’années.
Le cadre et l’équipe Ce projet est réalisé dans le cadre d’un contrat avec la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du Ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Son équipe, coordonnée par Jérôme Pélisse (Professeur de sociologie à Sciences Po, chercheur au CSO), est constituée de : - Pierre Blavier (Chargé de recherche CNRS, CLERSEE, Lille) - Anaïs Bonanno (Doctorante à l’ENS Lyon, au laboratoire Triangle et au CSO) - Pierre François (Directeur de recherche au CNRS, CSO) - Pauline Grimaud (Doctorante à Sciences Po, CSO) - 6 étudiants du master de sociologie de Sciences Po dans le cadre d’un module d’enquête collective encadré par Jérôme Pélisse (Jerry André, Audrey Chamboredon, Bérénice Chaumont, Emilie Grisez, Rebecca Levy-Guillain, Marie Liermier).