Partout dans le monde, le religieux est de retour. À l’intérieur des États comme sur la scène internationale, il se mêle désormais des enjeux de société comme de la politique. Analyser ce retour sous différents angles et dans toute sa diversité, c’est l’objectif de l’ouvrage “L’Enjeu mondial. Religion et politique” (Presses de Sciences Po).
Alain Dieckhoff, directeur du Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), qui l’a co-piloté avec Philippe Portier, directeur du GSRL (CNRS/École pratique des hautes études), dévoile les nouveaux liens étroits et complexes qu’entretiennent religion et politique dans le monde contemporain. Entretien.
Alain Dieckhoff : Des années 30-40 jusqu’aux années 60-70, la grille de lecture des sciences sociales insistait beaucoup sur une dynamique de sécularisation qui semblait irréversible : Dieu allait se retrouver marginalisé. Le phénomène était très sensible en Occident, mais aussi dans les pays du tiers-monde, comme par exemple au Moyen-Orient, dominé par le courant du nationalisme arabe qui se voulait laïcisant, ou encore dans l’Inde de Nehru. Et puis, cela a commencé à changer. La date marquante de ce nouveau paradigme est, selon moi, la révolution islamique en Iran en 1979. À l’époque, elle semblait une exception, mais en réalité elle était annonciatrice de changement : le religieux allait continuer à compter dans les affaires du monde, il redevenait même une force politique majeure !
A.D. : Il ne s’agit pas à proprement parler d’un “retour”, mais plutôt d’une nouvelle dialectique. Il y a, d’une part, une “politisation” nouvelle des religions : des acteurs religieux jouent aujourd’hui un rôle politique bien plus affirmé. On le voit avec l’audience de partis ayant une forte dimension religieuse : les Frères musulmans en Égypte, Enahda en Tunisie ou l’AKP en Turquie. Et il y a d’autre part une “désécularisation” des politiques, à savoir que certains hommes politiques mettent désormais en avant une identité religieuse qu’ils gardaient autrefois privée. François Fillon s’est ainsi clairement affiché comme chrétien lors de la campagne des élections présidentielles françaises. Je pense également à Viktor Orbán qui positionne le christianisme comme un élément central de l’identité nationale hongroise. Ou encore au mouvement évangélique, très puissant aux États-Unis et en Amérique latine. Au Brésil, le Parlement compte 80 députés évangéliques, – protestants -, qui vont évidemment peser sur l’élaboration des lois, en particulier celles portant sur la famille et les sujets de société.
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A.D. : Oui, la sécularisation se poursuit effectivement, à des degrés variables selon les latitudes. Aux États-Unis, par exemple, les enquêtes montrent que la proportion de personnes qui se disent non-religieuses est bien plus importante qu’il y a un demi-siècle. Il y a clairement davantage de “séculiers” qu’avant, mais, – et c’est tout le paradoxe -, ceux qui sont croyants le sont aussi bien plus qu’avant ! Il y a deux visions du monde qui s’affrontent, créant un antagonisme plus ou moins fort selon les sociétés : d’un côté, ceux qui revendiquent une affirmation forte du religieux et, de l’autre, ceux qui se réclament de la laïcité. Les partisans de la laïcité ont eux aussi parfois durci leurs positions : certains, en France particulièrement, interprètent la laïcité comme une aseptisation de l’espace public, comme si l’espace social lui-même devait être vierge de tout signe religieux ! Pourtant, la laïcité originelle (celle de 1905) n’implique aucunement de ne pouvoir afficher son identité religieuse dans l’espace public. C’est la sphère étatique qui doit être laïque mais, dans la rue, des chrétiens peuvent arborer une croix, des musulmanes ont le droit d’être voilées, des juifs de porter la kippa, etc.
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A.D. : Oui, les risques de conflit existent comme le prouve l’affaire des caricatures de Mahomet ! En soi, il n’y a pas d’opposition radicale entre religion et violence. La dimension de combat pour la foi est parfois même présente dans les textes religieux eux-mêmes. Mais il faut être prudent avec cette affirmation : les religions peuvent certes alimenter la violence, mais elles peuvent aussi servir de pacificateurs. Je pense par exemple à la communauté catholique de Sant’Egidio à Rome qui a joué un rôle très important de médiation dans la fin de la guerre au Mozambique en 1992. Et il ne faut pas non plus perdre de vue que la violence n’est jamais l’exclusivité d’une seule religion. Le cas du bouddhisme est intéressant : vu d’Occident, on l’associe souvent au Dalaï-Lama et à la non-violence, mais on se rend compte aussi que, comme dans toutes les autres religions, il peut alimenter la violence. On le voit actuellement en Birmanie, où une majorité bouddhiste appuie un projet nationaliste et exclusiviste qui pousse les Rohingyas musulmans à fuir.
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A.D. : Les États démocratiques se doivent de défendre la liberté d’avoir une religion… ou de ne pas en avoir une ! Les instances internationales, comme le Conseil de l’Europe et l’ONU, défendent fortement cette position. Les démocraties modernes ont fait pour beaucoup le choix d’une position de neutralité vis à vis du religieux. Aujourd’hui, ce modèle qui sert de référence est remis en cause, certains acteurs religieux demandant aux États de sortir de cette position et de défendre une certaine conception de ce qui serait légitime, notamment sur des questions de société : mariage, adoption, procréation, etc. Il peut y avoir des conflits et désaccords, c’est normal. L’interaction entre religieux et politique a toujours existé et s’est réglée de différentes manières selon les époques et les pouvoirs en place. Quand on organise la société, la place des religions doit être posée.
Fruit d’une collaboration étroite entre le Centre de recherches internationales de Sciences Po et le Groupe sociétés, religions, laïcités de l’École pratique des hautes études, en partenariat avec l'Atelier de cartographie de Sciences Po, l'ouvrage collectif L'Enjeu mondial. Religion et politique, est paru aux Presses de Sciences Po en septembre 2017.