Explorer l’histoire politique est la vocation même du Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP). En créant, il y a dix-sept ans, la revue en ligne Histoire@Politique, le CHSP a ouvert un espace pour faire connaître au plus grand nombre les travaux en histoire politique d’un cercle élargi de chercheurs.
Après la publication en 2017 d’un numéro consacré aux relations entre l’histoire et le politique avec le dossier « L’historien dans la Cité. Actualités d’une question classique » (1) « L’historien dans la Cité. Actualités d’une question classique », la revue Histoire@Politique a souhaité proposer en 2023 avec son 51e numéro un dossier réflexif sur l’écriture actuelle de l’histoire politique. Si l’histoire politique s’écrit de bien de manières aujourd’hui, celles-ci manifestent toute une même volonté : comprendre notre monde contemporain.
Alain Chatriot, son rédacteur en chef actuel, nous l’explique au cours d’un entretien avec Véronique Odul, sa responsable éditoriale.
Effectivement, il y a eu auparavant plusieurs volumes collectifs qui se présentaient parfois comme des déclarations en défense de l’histoire politique. L’objectif de ce numéro d’Histoire@Politique est à la fois plus modeste et malgré tout ambitieux. Plus modeste parce qu’il n’est pas un manifeste, mais ambitieux parce qu’il veut montrer que les questions qui se posent aujourd’hui ne sont plus exactement les mêmes que celles étudiées à l’époque du manifeste de René Rémond : l’historiographie a évolué aussi bien au niveau national qu’au niveau international. Il nous a donc semblé intéressant de faire un point d’étape sur des formes d’écriture de l’histoire politique aujourd’hui.
Cela fait longtemps que l’histoire politique ne se limite pas aux seules histoires d’élections et de vie parlementaire, même si ces questions sont ô combien à la fois importantes et intéressantes à être traitées avec de la profondeur historique et des comparaisons internationales. Mais ce n’est pas tant l’allongement de la liste des objets qui pourraient montrer l’importance de l’histoire politique que la manière dont un certain nombre de questions peuvent être réinterrogées grâce à l’histoire politique. C’est ce que l’on a essayé de présenter dans ce numéro, avec des approches qui reposent des questions très contemporaines, comme la place de l’État-Nation dans la construction des récits historiques. C’est la démarche de l’article « L’État-nation, une malédiction historique ? » de notre collègue du Centre d’histoire, Nicolas Delalande. D’autres articles proposent des approches qui confrontent l’histoire politique aux enjeux des relations internationales à différentes échelles — comme celle de l’Union européenne avec l’article « L’histoire de l’intégration européenne au-delà du tournant critique » de Laurent Warlouzet —, mais aussi à des questions sur la manière même d’écrire l’histoire dans le rapport aux usages linguistiques dans l’appréhension des sources et des archives, — Jérôme Bazin s’y intéresse dans son article sur « L’histoire politique et les limites linguistiques ».
Nous montrons aussi comment la profondeur de l’analyse historique permet de mieux comprendre des questions anciennes, mais qui sont parfois de retour à l’agenda le plus contemporain. Paul-André Rosental, directeur du Centre d’histoire, revient ainsi dans son article « Jean Jaurès, avocat de la retraite par capitalisation : pour une histoire politique longue du capital mutualisé du XXIe siècle » sur les textes de Jean Jaurès, au début du XXᵉ siècle, autour de la question des retraites ouvrières. C’est une façon de donner de la profondeur historique et de réfléchir au registre d’argumentation sur la question des lois concernant l’organisation des retraites et plus largement d’une partie de l’État-providence.
D’autres approches encore permettent d’incarner des formes de faire de l’histoire politique. Un collègue allemand, membre du comité de rédaction, Dieter Gosewinkel, titulaire par le passé de la chaire Alfred Grosser à Sciences Po, nous propose, dans sa contribution « L ’histoire politique au musée ! L’exemple de la citoyenneté », une réflexion, à partir d’une expérience personnelle, sur la manière dont il a été amené à être commissaire d’une exposition au Musée historique allemand à Berlin. Sa réflexion est tout à fait passionnante parce que, sur une question importante, celle de la citoyenneté, il explique ce qu’a été cette pratique, qui fait aussi parfois partie de nos métiers d’historiens. C’est un premier apport de ce numéro : présenter des configurations différentes. Une deuxième dimension est celle de revenir sur des cas singuliers. C’est le cas par exemple avec l’article « La démocratie américaine et l’esclavage » dans lequel Pauline Peretz présente les débats actuels que la relecture de la question de l’esclavage a fait émerger aux États-Unis d’Amérique. C’est aussi à une relecture contemporaine de l’histoire qu’invite Nicolas Patin dans son article « Perspectives sur l’histoire politique de la Grande Guerre après le Centenaire » où il interroge la place de l’histoire politique dans l’étude de la Première Guerre mondiale : quelles thématiques ont émergé ? quelles perspectives après la mobilisation mémorielle du Centenaire ?
Ils sont nombreux parce que l’État peut être abordé dans toutes ses dimensions de fonctionnement, d’administration, de réflexion sur les services publics, sur les formes de la protection sociale, sur les interactions entre l’organisation étatique et la société civile. Ce sont des points qui ont été au cœur de très nombreuses recherches ces vingt dernières années, à la fois en France, en Europe et à l’échelle internationale. Ces travaux ont souvent amené les historiens à dialoguer avec des politistes, mais aussi avec des juristes. La question du fonctionnement, du rôle et de la place de l’État aux États-Unis a été beaucoup discutée. Dans leur article « Une histoire pragmatique du politique », William J. Novak et Stephen W. Sawyer réfléchissent directement à cette question, notamment en posant clairement tous les enjeux méthodologiques. L’autre grande dimension d’approche de l’État est évidemment la prise en compte des formes de l’État en situation coloniale. Cette dimension était moins présente dans les formes d’histoire politique jadis et, aujourd’hui, elle est devenue très présente. On a, par exemple, dans ce dossier, l’article « Des dynasties aux partis : les sources de l’histoire politique du Maroc moderne et contemporain (XVIe-XXe siècles) » proposé par Antoine Perrier, docteur de Sciences Po et chercheur au CNRS, sur la situation de l’histoire politique du Maroc, en situation de protectorat, avec toute une série de spécificités éclairantes. D’autres contributions reviennent sur ces situations impériales qui sont tout à fait riches à comprendre et maintenant totalement réintégrées aussi dans le champ de l’histoire politique. Sylvie Thénault propose dans sa contribution « En quête de l’Algérie française : pour une histoire sociale du politique, de la colonie à la France contemporaine », une perspective d’histoire sociale du politique sur l’Algérie française qui, au-delà d’une cause ancrée à l’extrême droite, a été une réalité sociale. Une dernière démarche adoptée par plusieurs collègues a été de partir d’un ou de plusieurs ouvrages qu’ils ont trouvé importants pour présenter les renouvèlements du champ. C’est cette approche qu’a choisie Jakob Vogel, chercheur au Centre d’histoire, qui examine la place de l’expertise et des savoirs dans les situations coloniales et pendant la décolonisation dans sa contribution « Les experts coloniaux dans la décolonisation, une histoire très politique ». C’est aussi le cas de Marie-Emmanuelle Chessel, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre de sociologie des organisations (CSO), qui dans son article « Une histoire mystique du corporatisme ? » réfléchit aux interactions entre histoire religieuse, histoire économique et histoire politique.
De ce point de vue, ce numéro témoigne véritablement d’une vision d’une histoire politique très largement ouverte sur l’ensemble des champs de l’histoire sociale, de l’histoire économique, de certaines formes d’histoire culturelle.
La question des sources est un enjeu toujours massif pour l’ensemble des travaux de recherche en histoire. Leur accessibilité, leur diversité, la qualité de leur classement sont des questions majeures. Un autre point aussi intéressant est que nous sommes aujourd’hui dans une logique qui, sans négliger des fonds d’archives d’hommes politiques — qui ont toujours été très présentes au Département des archives de Sciences Po —, les historiens du politique disposent aujourd’hui d’une pluralité de types de sources et sont ouverts à un dialogue avec l’ensemble des sciences sociales. Cette dimension est très fortement affirmée dans plusieurs des textes du dossier et elle structure véritablement les approches proposées et les confrontations aux autres sciences sociales.
L’un des avantages, pour reprendre le titre de la contribution conclusive du dossier proposée par Marc Lazar, professeur émérite au Centre d’histoire, est bien d’avoir « Une histoire politique en mouvement », une histoire politique qui ne se limite pas au fait de se passionner pour des éléments du passé, mais cherche, en s’inscrivant dans le champ des sciences sociales, à comprendre les formes contemporaines.
La réflexion nécessaire sur les pratiques démocratiques, sur le fonctionnement de l’État, sur le rapport à la violence politique, sur la place du droit, sur les variations nécessaires d’échelle de compréhension de phénomènes économiques et sociaux, nous parait totalement s’inscrire dans le champ de notre revue. Comme je l’ai écrit dans l’introduction de ce dossier, le numéro ne pouvait pas être exhaustif. Certains sujets ne sont pas abordés sous forme d’article, mais ils l’ont été parfois, et heureusement, dans des dossiers récents de la revue. C’est en particulier le cas pour une dimension qui interpelle très directement l’histoire politique : celle de l’histoire environnementale(2)Voir notamment l’article de Giacomo Parrinello, « L’environnement de l’histoire environnementale : un enjeu politique ? », Histoire@Politique, 34 | 2018, ou les dossiers suivants : Stéphane Frioux (dir.), « Territoires, politique et pollution », Histoire@Politique, 43, 2021, ; Guillaume Blanc, Antonin Plarier, Iris Seri-Hersch (dir.), « Ressources naturelles et tensions d’empire : Maghreb, Proche-Orient, Afrique (XIXe-XXe siècle) », Histoire@Politique, 48, 2022. .
Professeur des universités au Centre d’histoire de Sciences Po, Alain Chatriot mène des recherches en histoire de l’État, des institutions et des politiques publiques. Il est l’actuel rédacteur en chef de la revue Histoire@Politique. Il a travaillé sur l’histoire de la démocratie sociale, des marchés agricoles, du droit du travail, du Conseil d’État, et sur les figures de Jean Jaurès et de Pierre Mendès France, dont il a participé aux éditions scientifiques de certains de leurs textes.
Notes[+]
↑1 | « L’historien dans la Cité. Actualités d’une question classique » |
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↑2 | Voir notamment l’article de Giacomo Parrinello, « L’environnement de l’histoire environnementale : un enjeu politique ? », Histoire@Politique, 34 | 2018, ou les dossiers suivants : Stéphane Frioux (dir.), « Territoires, politique et pollution », Histoire@Politique, 43, 2021, ; Guillaume Blanc, Antonin Plarier, Iris Seri-Hersch (dir.), « Ressources naturelles et tensions d’empire : Maghreb, Proche-Orient, Afrique (XIXe-XXe siècle) », Histoire@Politique, 48, 2022. |