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Élargir l’Union européenne : stop ou encore ?

Volodymyr Zelensky au Parlement européen CC-BY-4.0: © European Union

Volodymyr Zelensky au Parlement européen CC-BY-4.0: © European Union

L’influence des eurosceptiques au Parlement européen

L’invasion de l’Ukraine a remis sur le devant de la scène la question de l’élargissement de l’Union européenne. Perspective incertaine lorsque l’on sait que  l’afflux de députés eurosceptiques au Parlement européen à partir de 2014 a accru les clivages sur cette question et provoqué un glissement des débats vers des positions plus hostiles à la poursuite de l’élargissement – du moins dans les discours.

C’est ce que montre Natasha Wunsch, Assistant Professor au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE), dans un article publié par West European Politics avec Marie-Eve Bélanger (Université de Genève et ETH Zurich)(1)Cet article est issu d’une collaboration franco-suisse soutenue par le programme Germaine de Staël de Campus France.

Dans votre article, vous étudiez l’évolution des débats et des votes au Parlement européen sur les questions d’élargissement entre 2009 et 2019. Pourquoi se pencher sur ce sujet ?

Natasha Wunsch : Nous avons voulu savoir si et comment la montée de l’euroscepticisme au Parlement européen après l’élection de 2014 (où les eurosceptiques gagnent 74 sièges, passant de 20 à 30 % des effectifs) a modifié  les débats et les votes sur l’élargissement. La période de 2009 à 2019 est marquée par l’adhésion de la Croatie en 2013,  par des discussions autour des  progrès des pays candidats : Macédoine du Nord, Serbie, Monténégro, Kosovo, Bosnie, Albanie, ainsi que la Turquie (avant le gel des négociations en 2019).  Plusieurs études avaient déjà montré l’influence croissante de l’euroscepticisme sur les politiques publiques européennes, et le remplacement d’un clivage gauche/droite par un clivage pro/anti-UE, mais ces travaux portaient surtout sur des thèmes de prédilection des eurosceptiques, comme l’immigration. Cependant, sur la question de l’élargissement, les lignes de clivage ne découlent pas automatiquement des présupposés que l’on a sur le positionnement politique des uns et des autres. Par exemple, certaines voix pro-européennes, en particulier en France, ont pu s’exprimer contre un élargissement trop étendu qui mettrait en péril l’unité européenne ; alors que des conservateurs britanniques soutenaient l’élargissement pour diluer les ambitions fédérales de l’Union.

Dans ces conditions, sur quelle base avez-vous déterminé l’euroscepticisme ou l’europhilie des groupes parlementaires ?

N.W. : Traditionnellement, les groupes politiques européens sont classés en trois catégories(2)Paul Taggart & Aleks Szczerbiak , 2008 “Europeanisation, euroscepticism and party systems: Party‐based euroscepticism in the candidate states of Central and Eastern Europe” in Perspectives on European Politics and Society, Pages 23-41, que nous reproduisons sur la base de leur score calculé dans le cadre des enquêtes Chapel Hill Expert Survey (3)Chapel Hill Expert Survey (CHES) est une grande enquête sur le positionnement des partis politiques des pays européens, menée en 6 vagues depuis 1999. Jan Rovny, Associate Professor au CEE, est l’un des responsables de ce projet. En savoir plus. : les pro-européens (typiquement, les partis centristes, les démocrates-chrétiens, la gauche modérée, les verts), les groupes résolument eurosceptiques, frontalement opposés à l’Union européenne (mouvements populistes ou d’extrême droite), et les eurosceptiques modérés, qui sont en accord avec le projet européen mais critiques sur sa mise en oeuvre (gauche radicale, conservateurs, souverainistes). Les deux groupes eurosceptiques – radicaux et modérés – ont en général des positions assez différentes l’un de l’autre. Or, ce que nous montrons dans cet article, c’est qu’ils convergent après 2014 sur le rejet de l’élargissement, les eurosceptiques modérés rejoignant les positions habituellement plus hostiles des eurosceptiques radicaux(4)De manière surprenante, les eurosceptiques modérés sont dans le même temps devenus moins eurosceptiques du point de vue des experts interrogés par l’enquête CHES. Ce qui est observé sur la question de l’élargissement ne semble donc pas une tendance générale..De ce fait, on assiste à un renforcement du clivage entre europhiles et eurosceptiques et à une bipolarisation du Parlement européen sur cette question.

Vous constatez aussi un glissement général vers plus de défiance envers la poursuite de l’élargissement, y compris dans les groupes europhiles, tout du moins dans leurs discours. Comment l’expliquer ?

N.W. : Cela peut paraître surprenant puisque les eurosceptiques restent minoritaires, donc ne peuvent pas mathématiquement renverser la tendance des politiques européennes. Cependant, nous avons voulu tester l’hypothèse selon laquelle l’afflux important de députés eurosceptiques en 2014 avait pu influencer le climat des débats. C’est bien ce que l’on a pu observer. Un aspect innovant de notre travail est de croiser les prises de parole en séances plénières (1250 déclarations sur les questions d’élargissement) et les 44 votes qui ont suivi(5)Extraits de la base de données VoteWatch. C’est dans les groupes eurosceptiques, et surtout chez les eurosceptiques modérés, que cette évolution vers des discours hostiles à l’élargissement est le plus fort : ces derniers sont passés de discours favorables à l’élargissement à condition que certains critères soient remplis, à un rejet ferme pour des raisons identitaires, rejoignant les eurosceptiques radicaux. Par ailleurs, les groupes pro-européens adoptent aussi des discours plus critiques envers l’élargissement, bien que la tendance soit moins prononcée. Nous expliquons ces inflexions par la pression liée à l’afflux d’eurosceptiques radicaux en 2014, et au durcissement de leurs positions. Pour les europhiles, conserver un discours favorable et sans réserve sur l’élargissement devient politiquement coûteux, compte tenu du poids grandissant d’une opinion publique hostile, représentée par les députés eurosceptiques. D’autres facteurs ont pu entrer en jeu – comme l’évolution des pays candidats qui sont objets des débats – mais de façon marginale.

Les députés europhiles conservent cependant des votes favorables à l’élargissement, parfois à l’opposé de leurs prises de parole. D’où vient ce décalage entre discours et votes ?

N.W. : Effectivement, s’il existe une cohérence grandissante entre prises de parole et vote chez les eurosceptiques, nous observons sa diminution chez les groupes pro-européens, dont les votes restent très majoritairement favorables en dépit de déclarations plus nuancées que par le passé. C’est la troisième grande dynamique observée dans cette étude. Les europhiles adaptent leur discours sous la pression des positions eurosceptiques mais ils ne ressentent pas la nécessité d’accommoder leurs votes. Comment expliquer cet écart ? Sans doute par le fait que  la plupart des votes de cette période portaient sur l’adoption de rapports techniques (par exemple : “Faut-il approuver le rapport de la Commission sur les progrès de la Serbie ?”) donc sans enjeu important, contrairement à la ratification d’adhésions). On constate d’autre part que les votes restent plus fortement déterminés par l’appartenance de groupe que les discours : un ou une parlementaire qui s’écarterait de la position de son groupe pourrait craindre des conséquences politiques.

Distribution des positions en termes de discours et de vote parmi les groupes politiques européens lors des 7e et 8e législatures (2009-2014 et 2014-2019)

Légende : Une valeur de 0 correspond à une opposition totale à l’élargissement et une valeur de 1 à un soutien total.  Les groupes europhiles sont les suivants : Party of European Socialists (PES), Alliance of Liberals and Democrats for Europe (ALDE), European People’s Party / European Democrats (EPP), The Greens / Europeans Free Alliance (Green). European Conservatives and Reformists (ECR) et European United Left / Nordic Green Left (GUE-NGL) sont des groupes eurosceptiques modérés. Europe of Freedoms and Direct Democracy (EFDD) et les non inscrits (NI) sont des groupes eurosceptiques radicaux. 

La proportion d’eurodéputés eurosceptiques a encore augmenté après les élections de  2019, bien que moins significativement qu’en 2014. Les tendances observées se poursuivent-elles aujourd’hui ? L’invasion de l’Ukraine et l’accord du statut de candidats à deux nouveaux pays, l’Ukraine et la  Moldavie, ont-ils changé la donne ?

N.W. : Notre étude s’arrête à la fin de la précédente législature, en 2019, et nous devons donc nous contenter d’hypothèses. Accorder le statut de pays candidat à l’Ukraine, dans un moment très difficile d’agression par son voisin russe, était une décision éminemment politique. Si après l’invasion de l’Ukraine, l’opinion publique s’est montré nettement plus favorable à de l’élargissement, je pense qu’assez rapidement, on retrouvera les mêmes tendances que pour l’intégration des pays candidats des Balkans : une peur d’intégrer des États qui restent, politiquement et économiquement, encore sous-développés par rapport aux États membres actuels.

Propos recueillis par Véronique Etienne, chargée de médiation scientifique au CEE

Pour en savoir plus, lire l’article complet :

Natasha Wunsch et Marie-Eve Bellanger. « Between Radicalisation and Discursive Accommodation: Rising Euroscepticism and Legislative Behaviour in the European Parliament « inWest European Politics, May 2023

Natasha Wunsch est Assistant Professor à Sciences Po, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée. Elle s’intéresse aux transformations politiques dans les pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne et à l’impact de la régression démocratique et des tendances illibérales de certains États membres sur la coopération au niveau européen. Elle est également chercheuse senior à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETH Zurich) où elle dirige le projet « Régression démocratique en Europe de l’Est : séquence, stratégies, citoyens », membre du Balkans in Europe Policy Advisory Group et présidente de la section thématique Union européenne au sein du European Consortium for Political Research (ECPR).

 

Notes

Notes
1 Cet article est issu d’une collaboration franco-suisse soutenue par le programme Germaine de Staël de Campus France.
2 Paul Taggart & Aleks Szczerbiak , 2008 “Europeanisation, euroscepticism and party systems: Party‐based euroscepticism in the candidate states of Central and Eastern Europe” in Perspectives on European Politics and Society, Pages 23-41
3 Chapel Hill Expert Survey (CHES) est une grande enquête sur le positionnement des partis politiques des pays européens, menée en 6 vagues depuis 1999. Jan Rovny, Associate Professor au CEE, est l’un des responsables de ce projet. En savoir plus.
4 De manière surprenante, les eurosceptiques modérés sont dans le même temps devenus moins eurosceptiques du point de vue des experts interrogés par l’enquête CHES. Ce qui est observé sur la question de l’élargissement ne semble donc pas une tendance générale.
5 Extraits de la base de données VoteWatch