L’idée que les élites sont toutes puissantes et pèsent de tout leur poids sur les politiques publiques en fonction de leurs intérêts reflète-t-elle la réalité ? Si oui, comment procèdent-elles ? Sinon, combien pèsent-elles vraiment, comment fonctionnent-elles et quels sont les intérêts qui les motivent ?
William Genieys, politologue et sociologue au Centre d’études européennes et de politique comparée, s’intéresse depuis longtemps à ces questions. Après avoir étudié les élites françaises et espagnoles, il a plus récemment porté son regard sur le fonctionnement des élites états-uniennes. Dans son dernier ouvrage Gouverner à l’abri des regards. La réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po, septembre 2020), il expose le rôle des élites américaines – et notamment de ce qu’on appelle long-term insiders – dans la réforme emblématique de la présidence de Barack Obama : celle de l’assurance santé. Entretien.
William Genieys : J’ai entamé cette série de travaux avec l’analyse du rôle des élites représentatives en Catalogne et en Andalousie dans la transformation de l’État espagnol, puis je me suis penché sur la façon dont un groupe d’élites a contribué à réinventer le modèle de la Sécurité sociale et transformer les politiques de Défense nationale en France. Pour le cas étasunien, mon approche a été de répliquer la question posée sur le rôle des élites politiques de l’État dans la fabrique des politiques publiques françaises. Mais sur ce dernier terrain, mon approche de la réalité élitaire a évolué. C’est la rédaction d’un manuel sur la sociologie et la théorie des élites qui m’a permis d’identifier les « failles » et des pistes de recherche à privilégier. Cela m’a conduit à décaler la focale d’analyse des élites politiques vers celles qui dans les entourages politiques façonnent le contenu des orientations programmatiques des politiques publiques, et parfois même le contenu de la décision. C’est la rédaction d’un manuel sur la sociologie et la théorie des élites qui m’a permis d’identifier les « failles » et des pistes de recherche à privilégier.
Enfin, dans mon étude des élites états-uniennes, j’ai analysé le poids des long-term insiders [que je définis en général comme des individus ayant exercé une position dans le gouvernement des politiques de façon durable] dans l’aboutissement de l’Obamacare(1)Ce travail sur le cas américain n’aurait pas été possible sans l’aide d’un financement de l’Agence nationale de la recherche française et celle de son équivalente en Allemagne – DFG, Deutsche Forschungsgemeinschaft..
William Genieys : Cela tient à deux raisons. La première est qu’aux États-Unis, la question des élites œuvrant dans le champ politique n’est plus sur l’agenda de la recherche depuis plusieurs années. La seconde est que cette problématique se focalise aujourd’hui aux USA sur la critique de l’élitisme. Avec d’un côté, la question des « 1% » et des « super riches » (principales cibles du mouvement Occupy Wall-Street) qui préoccupent la sociologie et l’économie critique. De l’autre côté, la dénonciation du pouvoir occulte des élites washingtoniennes de K-Street(2)K Street est une des principales avenues de Washington connue comme le centre de nombreux think tanks, lobbyistes, et groupes de défense. et du Deep state qui a été colportée par le Président Trump. Mon travail sur l’Obamacare atteste qu’il n’y a pas d’État profond(3)L’État profond est une expression désignant au sein d’un État, une instance parallèle ou une entité informelle détenant secrètement le pouvoir décisionnel sur la société et tous les choix politiques d’une démocratie., mais plutôt – comme en France – des « élites » qui défendent l’intérêt public tout en circulant entre privé et public au gré des alternances politiques(4)William Genieys, Trump, « l’Obamacare » et le deep state, AOC, 30 octobre 2020..
William Genieys : Oui, ces élites qui gravitent dans le secteur de l’assurance maladie et qui soutiennent le parti démocrate ont fait le choix de pousser une réforme consensuelle avec pour objectif d’élargir la couverture à 22 millions de personnes. Pour étudier comment s’est déroulé ce choix, mon équipe et moi avons conduit un grand nombre d’entretiens et établi plus de quarante portraits sociologiques des acteurs concernés, ceux que je nomme les long-term insiders. Ces entretiens ont montré que durant le mandat de Bill Clinton le conflit entre différents modèles (single payer, pay-or-pay, managed competition) au sein même des élites démocrates a facilité l’échec de la réforme. Leur incapacité à s’entendre a laissé des millions de personnes sans assurance maladie. Je pense que cela a joué comme un apprentissage politique pour ces vétérans de l’administration Clinton, qui par la suite – durant l’administration Bush – ont rejoint le secteur privé (think tanks, départements de politique privée, l’Université Georgetown, etc.).
C’est une des raisons qui les a conduits à rechercher un projet de réforme consensuel. Ces long-term insiders dont j’ai étudié minutieusement les trajectoires professionnelles sur la durée, ont élaboré les contours d’une réforme syncrétique de grande ampleur (far-reaching reform) tout en évitant le piège d’une réforme « systémique ».
William Genieys : J’ai développé une approche programmatique des élites des politiques publiques(5)Pour généralisation de l’approche :William Genieys, Patrick Hassenteufel. (2021). « The Programmatic Action Framework : An Empirical Assessment », European Policy Analysis, vol. 7 (1): 28– 47.. L’idée consiste à concilier la sociologie des élites (analyse de leur « profil social » et de leurs trajectoires professionnelles) avec l’étude des idées portées par les politiques publiques. Il y a donc deux mouvements de recherche qui sont séparés mais convergents constituant l’approche programmatique de la réalité élitaire. Le premier mouvement consiste à identifier les élites à partir de positions occupées durablement. J’ai ainsi retenu comme population, au sein du Congrès et dans la branche administrative, tous les staffers et political appointee ayant occupé une position dans le secteur des politiques d’assurance maladie. Ensuite, à l’aide d’un critère de durée de carrière, je me concentre sur la population étudiée à ceux qui les ont occupés au moins 6 ans (funnel effect). Je précise qu’en raison du système de « portes tourniquets » (revolving door), l’occupation de ces positions peut être entrecoupée d’un aller-retour dans le secteur privé. J’obtiens ainsi, une population qualifiée de long-term insiders sur la base de laquelle j’opère une sociographie des propriétés sociales partagées, complétée par l’analyse typologique des trajectoires professionnelles.
William Genieys : Pour les sociologues et politologues américains, c’est alternativement le sentier de la dépendance des institutions politiques au passé ou la puissance des groupes d’intérêts sectoriels (médecins, assurances, hôpitaux etc.) qui permettent d’expliquer le succès ou l’échec d’une réforme du système d’assurance maladie(6)Jacobs Lawrence R., Theda Skocpol. (2010). Health Care Reform and American Politics, Oxford University Press.; Starr, Paul. (2013). Remedy and Reaction. The Peculiar American Struggle over Health Care Reform, Yale University Press..Ce fut la voie empruntée par la majeure partie des interprétations critiques de l’Obamacare. Une réforme au service des intérêts des grands groupes d’assurances privés(7)Brill, Steven. (2015). America’s Bitter Pill. Money, Politics, Backroom Deals, and the Fight to Fix our Broken Healthcare System. Random House.. J’ai suivi une hypothèse alternative en cherchant à montrer le rôle et le poids du gouvernement des insiders dans l’aboutissement de cette réforme.
Dans cette perspective, j’ai revisité les travaux canoniques de la sociologie des élites de C. Wrigth Mills(8)Mills, C. Wrigth, The Power Elite, Oxford University Press, 2000.et de Robert Dahl(9)Dahl, Robert, Who Governs ? Democracy and Power in an American City, Yale University Press, 1961.. Mon but était de dépasser le point faible empirique de l’élite du pouvoir en étudiant précisément les trajectoires professionnelles, alternant passage dans le public et dans le privé, qui rendent possible dans un secteur du gouvernement des politiques l’interchangeabilité des élites. Mon but était également de revisiter le pluralisme élitaire de Dahl en montrant qu’un groupe d’élites des politiques peut se structurer après un échec politique (le Plan Clinton) en partageant justement le même type de carrière et en mettant son expérience collective au service d’une future réforme. L’Obamacare constitue un beau cas d’école permettant de tester le pouvoir dans le gouvernement des politiques d’assurance maladie des insiders. Les long-term insiders sont avant tout attachés à la défense du bien public et au projet d’élargir les publics bénéficiant d’une couverture maladie prime.
William Genieys : La fabrication de l’Obamacare peut être interprétée à travers le rôle majeur du groupe d’élites des politiques de santé identifiées sur la durée. Après le vote de la réforme en 2010, une partie de ces élites participe à sa mise en œuvre jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, en 2017, qui rêve de défaire la réforme (repeal and replace). Les élites que j’ai étudiées ont continué à la défendre tout en étant passés dans le privé. Mais le grand paradoxe est qu’un des éléments actuellement en discussion devant la Cour suprême est le « mandat individuel ». Il s’agit de l’obligation pour un citoyen de contracter une couverture auprès d’ un assureur privé. Cette mesure fut toujours critiquée par la gauche du parti démocrate(10)William Genieys , Fact check US: Can progressive and centrist Democrats finally agree on health care reform?, The Conversation, 8 février 2021 en tant que cadeaux offerts aux assureurs privés.
William Genieys : Gouverner à l’abri des regards…. Cela pourrait être un titre un peu complotiste, or c’est tout le contraire. Rappelons que l’exercice du gouvernement comme la prise de décision n’est pas toujours un exercice public ! Il va de soi que les membres du congrès ou de l’administration du président ferment les portes lorsqu’ils s’entretiennent. Ce sont certes des négociations « derrière le rideau », mais il s’agit d’une pratique universelle et qui existe depuis longtemps qu’il s’agisse de l’élection des papes ou du recrutement de professeurs à l’université. Ce n’est donc pas une pratique complotiste mais un mode d’exercice du pouvoir lié à une prise de décision. Pour les entretiens, les élites américaines sont, en règle générale, très accessibles, protestantisme oblige. En revanche, certaines d’entre elles refusent de communiquer les coordonnées de leurs collègues. Mais la plupart du temps, les gens sont ouverts et nous avons rencontré certains interviewés plusieurs fois. Et puis, c’est un « petit monde » donc les élites de la santé washingtoniennes se connaissent, républicains et démocrates.
William Genieys : J’aimerais bien changer de registre après avoir consacré cinq années à ce livre, dont un mois avec Larry Brown, professeur à l’École de santé publique à l’Université de Columbia. Je suis content du résultat obtenu d’un point de vue académique. Il n’est pas évident de faire un terrain sur les États-Unis et d’en sortir une thèse singulière. La science politique américaine a déjà tellement tout écrit…Aujourd’hui je suis tenté par la rédaction d’un essai dans un style épuré et allégé des débats théoriques en racontant une histoire politique en m’appuyant sur une masse d’entretiens réalisée et parfois répliquée sur une période de plus de vingt ans. Ce sera toujours autour des élites qui gouvernent les politiques d’assurance maladie mais en France cette fois là. Garder la Sécu. Essai sur les nouveaux “hussards noirs” de l’assurance maladie.
Propos recueillis par Linda Amrani, Centre d’études européennes et de politiques comparées.
William Genieys est directeur de recherche CNRS au Centre d'études européennes et des politiques comparées.L’articulation de la sociologie des élites et celle de l’action publique est au cœur de sa démarche scientifique. .William Genieys est engagé dans une collaboration franco-allemande avec Nils Bandelow (Brunswick University) portant sur une étude comparative des luttes entre « custodians of policy » et « austerians » dans les politiques d’assurance maladie depuis la crise de 2008 en France, Angleterre (UK), en Allemagne et aux Etats-Unis. Dans le cadre de cette collaboration internationale, une nouvelle méthode a été développée pour analyser les interactions entre élites et changement de programme d’action publique (Programmatic Action Framework, PAF).
Notes[+]
↑1 | Ce travail sur le cas américain n’aurait pas été possible sans l’aide d’un financement de l’Agence nationale de la recherche française et celle de son équivalente en Allemagne – DFG, Deutsche Forschungsgemeinschaft. |
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↑2 | K Street est une des principales avenues de Washington connue comme le centre de nombreux think tanks, lobbyistes, et groupes de défense. |
↑3 | L’État profond est une expression désignant au sein d’un État, une instance parallèle ou une entité informelle détenant secrètement le pouvoir décisionnel sur la société et tous les choix politiques d’une démocratie. |
↑4 | William Genieys, Trump, « l’Obamacare » et le deep state, AOC, 30 octobre 2020. |
↑5 | Pour généralisation de l’approche :William Genieys, Patrick Hassenteufel. (2021). « The Programmatic Action Framework : An Empirical Assessment », European Policy Analysis, vol. 7 (1): 28– 47. |
↑6 | Jacobs Lawrence R., Theda Skocpol. (2010). Health Care Reform and American Politics, Oxford University Press.; Starr, Paul. (2013). Remedy and Reaction. The Peculiar American Struggle over Health Care Reform, Yale University Press. |
↑7 | Brill, Steven. (2015). America’s Bitter Pill. Money, Politics, Backroom Deals, and the Fight to Fix our Broken Healthcare System. Random House. |
↑8 | Mills, C. Wrigth, The Power Elite, Oxford University Press, 2000. |
↑9 | Dahl, Robert, Who Governs ? Democracy and Power in an American City, Yale University Press, 1961. |
↑10 | William Genieys , Fact check US: Can progressive and centrist Democrats finally agree on health care reform?, The Conversation, 8 février 2021 |