Par Mario Del Pero
Les dernières élections étasuniennes semblent avoir montré une fois encore la vitalité et l’adaptabilité de la démocratie américaine. Taux record de participation électorale — les plus hauts depuis 1900 (confirmant une tendance déjà observée lors du vote de mid-term en 2018) — ; deux candidats dont les scores dépassent de manière significative la performance d’Obama en 2008 ; capacité des systèmes électoraux de plusieurs États à s’adapter aux circonstances extraordinaires induites par la pandémie en facilitant l’accès au vote. Le tout dans un contexte caractérisé par de nouvelles formes de participation et d’activisme, par la transformation de nombreux gouvernements étatiques et municipaux en véritables laboratoires où sont expérimentées des politiques publiques courageuses et novatrices.
Il faut aussi noter la mise en place d’une représentation donnant plus de voix au pluralisme et à la diversité de la société : parmi les représentants élus au Congrès on compte 118 femmes (sur (535 élus), soit la proportion la plus élevée de l’histoire (avec une délégation républicaine plus que doublée, passant de 13 à 28 représentantes) ; de même les délégations des africain-américaines et des « hispaniques » sont les plus importantes jamais atteintes [128 sont « non-blancs »].
Mais cette vitalité est accompagnée d’une fragilité évidente de la démocratie américaine dont a témoigné l’interminable transition postélectorale, marquée par le paroxysme de l’incroyable assaut du Congrès par des partisans de Trump, le refus de l’ex-Président et d’une partie des électeurs, loin d’être marginale d’accepter le résultat des élections [selon plusieurs sondages, entre 60 et 70 % des électeurs républicains considèrent les élections de 2020 « invalides »]. Elle s’est aussi marquée par leur volonté d’utiliser tous les outils possibles pour l’inverser, en alimentant une légende — celle du vote volé — qui s’est rapidement sédimentée et qui est destinée à empoisonner le conflit politique et le débat public dans les mois et les années à venir.
À bien des égards, le corps démocratique états-unien est prostré et manifestement en difficulté, le rendant réceptif aux propositions démagogiques, populistes et même autoritaires dans une tentation d’en appeler à un rapport direct et non médié entre le leader et le peuple, en contournant le filtre des institutions représentatives.
Ce mouvement reflète l’obsolescence d’une constitution squelettique et d’un système électoral qui tend de plus en plus à récompenser structurellement une minorité : à entretenir une « minority rule » grâce à la surreprésentation de certains États et, par conséquent, de leurs électeurs.
Aux élections présidentielles — pour utiliser un exemple particulièrement parlant — le Wyoming (d’une densité 6 habitants par km2 et avec une population blanche à 91,5 %) élit un grand électeur chaque 183 000 habitant ; tandis qu’en Californie (d’une densité de 254 habitants par km2 ; avec une population blanche non hispanique de 36,6 %) il faut 718 000 habitants pour élire un grand électeur, soit un rapport de 1 à 4 entre ces deux États. Au Sénat fédéral, où chaque État dispose de deux représentants quelle que soit sa taille, le déséquilibre est encore plus prononcé et avec un rapport qui pour le Wyoming est d’un sénateur pour 290 000 habitants (qui en comptait 578 759 en 2019) et d’un sénateur pour 20 millions d’habitants pour la Californie (qui en comptait 39,51 millions en 2019).
Les matrices de cette véritable souffrance de la démocratie étasunienne sont multiples, certaines jouant à court ou à long terme, certaines étant structurelles ou contingentes. Elles peuvent néanmoins être exprimées de façon synthétique par quatre mots-clés désignant des phénomènes intrinsèquement interdépendants, se renforçant tour à tour et représentant tout à la fois les causes et les conséquences de cette démocratie épuisée. Par ailleurs, chacun de ces éléments favorise des réponses populistes aptes à capter l’imagination et le soutien d’une partie de l’électorat.
La polarisation du champ politique constitue le premier de ces phénomènes. Ce concept cher à la science politique, désigne, dans le bipartisme américain, une fracture entre deux camps politiques et électoraux fermement opposés, avec une mobilité très réduite d’un camp à l’autre. Elle désigne aussi une propension à délégitimer l’adversaire en le transformant en ennemi existentiel, voire mettant en péril l’idée même — très normative — de ce que la démocratie étatsunienne est et doit être. Cette polarisation peut être mesurée avec plusieurs outils : de la traditionnelle propension à voter de plus en plus « straight ticket » — c’est-à-dire à choisir les candidats du même parti, quel que soit le type d’élection (locale, nationale etc.) — à d’autres tendances comportementales plus inhabituelles, comme le déclin important des mariages « interpartisans » (les démocrates et les républicains ont de plus en plus la tendance à épouser des personnes de leur propre parti et à les trouver physiquement plus attractives).
Au total, on assiste à un déni de la légitimité de l’adversaire politique qui se traduit par la représentation du moment électoral comme une sorte d’Armageddon, par le refus d’un résultat défavorable ou par sa lecture comme procédant de fraudes ou d’ingérences externes. Le risque d’une escalade des tensions postélectorales, voire d’affrontements et de violences s’avère donc important, comme l’ont montré les événements ayant suivi la victoire de Biden. Mais ces effets ont aussi un impact important sur le fonctionnement des institutions démocratiques et, par conséquent, sur la crédibilité ultime du système.
Ces considérations nous conduisent au deuxième mot-clé : l’efficacité
Nous entendons ici l’efficacité du gouvernement comme étant une politique publique découlant du processus législatif essentiel dans une démocratie et permettant de la codifier. e : de lui donner des racines qui le permettent de durer dans le temps et ne peut être remis en cause que par un nouveau passage devant le pouvoir législatif. Le système américain, on l’oublie parfois, est un système fédéral avec un régime présidentiel faible : un modèle politique et constitutionnel audacieux, qui divise le pouvoir entre le centre fédéral et les périphéries des États et crée un système complexe de poids et de contrepoids entre l’exécutif (la Présidence), le législatif (le Congrès) et le judiciaire (les différents tribunaux fédéraux, à commencer évidemment par la Cour Suprême). Il s’agit d’un modèle qui, pour fonctionner, nécessite des compromis et des médiations constants, ainsi que la création de larges majorités bipartites, notamment au Sénat où des règles spécifiques accentuent encore plus cet aspect.
Pourtant, la polarisation pousse dans une toute autre direction : elle tend à favoriser, dans les élections primaires, les candidats les plus radicaux ; elle rend politiquement et électoralement peu rentable la collaboration avec l’autre camp ; elle produit des partis plus homogènes idéologiquement et plus distants les uns des autres (un trait commun aux Démocrates et aux Républicains, mais devenant décidément plus marqué chez ces derniers).
Une des conséquences est un affaiblissement sérieux du processus législatif qui a caractérisé tant la présidence Obama que la présidence Trump. Il en découle aussi la propension à gouverner par décret (avec les ordres exécutifs du président) ou par des moyens bureaucratiques-administratifs, des indications précises de l’exécutif aux agences fédérales compétentes sur la manière d’interpréter et d’appliquer une loi existante, en déformant souvent son sens premier Tout cela pose la question du caractère démocratique du gouvernement et entame son efficacité. D’une part, l’exécutif opère en excluant le fondamental pouvoir législatif ou en contournant les contraintes et les conditions que ce dernier peut constitutionnellement exercer. D’autre part, les politiques promues sont souvent dessinées dans le sable : faute de codification législative, elles sont exposées à (et peuvent être renversées par) n’importe quelle marée électorale, comme ce fut le cas, par exemple, pour l’imposant appareil règlementaire dans le domaine des politiques environnementales construit par Obama et puis démantelé par un trait de plume par Trump. D’autre part, compte tenu de l’architecture fédérale, elles peuvent aussi être facilement remises en cause par les autorités étatiques et municipales, qui peuvent s’appuyer sur un système de tribunaux qui, la plupart du temps, agissent dans le même sens.
Contribuant à une moindre efficacité des politiques, la polarisation entraine, par ricochet, la diminution de la confiance dans les institutions et leurs représentants.
Nous trouvons ici le troisième mot-clé : la délégitimation.
Une délegitimation des élites et, en l’occurrence, des élites politiques, qui constitue, nous le savons bien, un des piliers du succès du populisme. Les indicateurs sont sans équivoque sur ce point et depuis des années le Congrès figure parmi les derniers, sinon le dernier, dans les classements des institutions dans lesquelles les Américains ont plus confiance (les forces armées sont invariablement en première place). Il s’agit d’une classe politique qui, dans son inefficacité et son caractère litigieux, semble distante, autoréférentielle et souvent corrompue, celle des États-Unis. Pour la désigner, il est de plus en plus courant d’employer la métaphore du « swamp » (le marécage) washingtonien que Trump a promis à plusieurs reprises de nettoyer.
Par ailleurs, cette classe, accusée de ne pas savoir donner des réponses, fonctionner dans une bulle déconnectée de la réalité, ne serait pas en mesure de remplir sa fonction première : celle de répondre aux besoins fondamentaux des citoyens, en leur garantissant la forme de sécurité élargie, à commencer par la sécurité sociale, qui qualifie les démocraties contemporaines avancées.
Cette dimension nous amène au dernier mot-clé crucial : la globalisation.
Les États-Unis ont été au centre des dynamiques de l’intégration mondiale au cours du dernier demi-siècle. Ils les ont largement pilotés, définis et exploités. Leur société de services à forte valeur ajoutée a su en tirer profit comme aucune autre. Nombreuses de leurs réalités urbaines ont été placées au centre de ces processus. Les grands intérêts entrepreneuriaux ont pu multiplier leurs profits en délocalisant leur production là où le coût de la main-d’œuvre était plus faible et la protection syndicale plus faible, sinon absente. Les consommateurs américains en ont bénéficié comme nul autre, ayant accès à un nombre croissant de biens à des prix constants (dans un contexte de faible inflation) et grâce à des formes de crédit facile alimentées par l’intégration et la dérèglementation financières mondiales.
Pourtant, longtemps dissimulés ou partiellement maitrisés , deux problèmes ont émergé de façon spectaculaire, notamment à la suite de la crise de 2008 et de ce qu’elle a révélé (une crise à l’ombre de laquelle nous nous trouvons encore et qui explique en grande partie l’ascension de Trump). La première question est qu’une partie de ces États-Unis globalisés et mondialisés s’est retrouvée de plus en plus en marge. En effet, comme toutes les grandes transitions, celle de la globalisation contemporaine a produit des vainqueurs et des perdants. Parmi ces derniers, aux États-Unis, il existe une classe moyenne de travailleurs des secteurs industriels touchés par les délocalisations, de travailleurs indépendants, de petits entrepreneurs et de commerçants de moins en moins capables de résister à l’impact de la concurrence mondiale. Il s’agit d’une classe moyenne à revenus stagnants, bénéficiant d’une protection de moins en moins effective et souvent pénalisée par un régime fiscal peu progressif (qui serait à l’avantage des revenus les plus faibles), mais au contraire très régressifs (en faveur des revenus les plus élevés et du capital). C’est aussi une classe moyenne qui, suite à la crise de 2008, a vu disparaître la possibilité d’accéder à des hauts niveaux de consommation basés sur l’endettement , et s’est retrouvée soumise à une consommation basée sur l’endettement.
La deuxième question touche à la souveraineté, attribut essentiel de tout État-nation démocratique, et que les États-Unis peuvent défendre et réaffirmer comme aucun autre acteur aujourd’hui, notamment grâce à la puissance du dollar, celle de leur armée etc.. Pour autant, même la souveraineté étasunienne est en partie contrainte par la globalisation : par le réseau d’interdépendances au centre duquel la puissance américaine se place, mais dont elle ne peut pas non plus se libérer complètement. L’interdépendance, c’est exactement cela : la dépendance à l’égard d’autres acteurs (notamment étrangers, ce qui redouble la perte d’autonomie ) qui limite leur souveraineté et peut toucher certains attributs, de la sphère sécuritaire (dissuasion nucléaire) à la sphère productive (chaines de production transnationales) en passant par la sphère financière.
Mais si cette interdépendance limite les marges de manœuvre des États-nation démocratiques, elle ne les rend pas impuissants, notamment pour ce qui est des États-Unis. Mais en les affaiblissant et en les rendant moins efficaces (et, par conséquent, moins crédibles), la globalisation contribue à la délégitimation des décideurs et des institutions. Ce n’est pas un hasard si l’attaque contre les élites est souvent déclinée dans une tonalité nationaliste et antimondialiste, comme une invocation, encore une fois très populiste, à récupérer la souveraineté perdue comme condition pour redonner force à la vraie démocratie.
Polarisation, inefficacité, délégitimation et globalisation apparaissent donc comme des mots-clés pertinents pour lire la fatigue évidente de la démocratie américaine aujourd’hui : en tant que variables interdépendantes dans une équation complexe, ils nous aident à comprendre les raisons de la victoire de Trump en 2016 et la popularité de ses recettes populistes et souverainistes.
Professeur des universités, Mario Del Pero, consacre ses recherches à l'histoire des États-Unis, notamment celle de leur politique étrangère. Il étudie également l' histoire diplomatique et positionne ses travaux à travers l'histoire transnationale.