Somme d’une richesse inégalée, “Europa notre histoire. L’héritage européen depuis Homère”, parue récemment aux éditions Les Arènes, est un véritable pari éditorial auquel Jakob Vogel, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, qui en a co-dirigé la réalisation, a consacré trois années. Il en fallait au moins autant pour orchestrer les travaux de 109 auteurs qui nous éclairent sur 25 siècles d’histoire de l’Europe telle qu’elle a été vécue par les peuples, européens ou non. Interview.
Comment a été conçue une telle somme ?
Elle est structurée en trois parties distinctes – chacune devant être au départ un tome à part entière – et peut être abordée de différentes façons. Sa première partie « Présences du passé » vise à tracer un fil rouge des éléments marquants et fondateurs des mémoires en Europe, des Guerres mondiales et la Shoah aux Droits de l’homme mais aussi des émotions de l’Antiquité à nos jours. La seconde partie « Les Europes » souligne sa dimension plurielle en abordant de grandes figures, des lieux ainsi que des imaginaires aussi bien partagés que divisant parfois le continent. La dernière partie, celle que j’ai dirigée, intitulée « Mémoires-monde » sonde les vestiges européens de par le monde tout comme les multiples échanges avec toutes leurs complexités.
Une autre porte d’entrée consiste à naviguer d’article en article, qui sont tous de tailles très différentes : le but est de solliciter l’imagination du lecteur. Certains articles sont très courts, un peu comme des études de style. Un de mes préférés porte sur l’arme qu’est la kalachnikov. Est-elle une icône soviétique, russe ou internationale, européenne (pendant la Guerre froide en Europe de l’Est) ? Cela montre bien comment ces différents articles sont conçus : il ne s’agit pas de composants constituant une encyclopédie qui donnerait tous les éléments de l’histoire européenne mais plutôt comme des outils de réflexion pour continuer ou avancer sur d’autres sujets qui ne sont pas traités et qui le mériteraient. Même avec 1400 pages, on ne peut pas tout aborder ! Nous voudrions bien qu’il y ait une suite sous forme de blog… mais il faudrait qu’un éditeur ou une institution se lance et là encore, c’est un gros travail…
Une des intentions majeures de l’ouvrage est de montrer que L’Europe n’appartient pas qu’aux Européens…
Cet ouvrage présente la façon dont nous abordons l’histoire de l’Europe et ses héritages. Ce “Nous” dont je parle ce ne sont pas seulement des historiens qui travaillent directement sur l’Europe, souvent des européens, mais finalement tous ceux qui réfléchissent à l’histoire de l’Europe. En un mot, ce sont aussi tous ces chercheurs en dehors de l’Europe pour qui les rapports avec ce continent ont joué un rôle fondamental.
On le voit, par exemple, à travers l’article de notre collègue Akiyoshi Nishiyama, qui montre à quel point la rencontre avec l’Europe a été fondamentale pour les Japonais et à quel point cette rencontre avec l’Europe reste toujours « l’obsession » de leur récit national.
L’histoire européenne s’écrit-elle différemment quand on la regarde de Lisbonne, d’Helsinki, de Paris ou de Berlin?
Absolument. Le livre veut, tel un kaléidoscope, montrer les différentes manières par lesquelles les gens se sont appropriés l’histoire européenne, pas simplement à travers le prisme national, mais avec une perspective plus large, transnationale, européenne. On verra qu’il y a d’importants débats de fond sur les frontières de ce qu’on appelle l’Europe. Un de nos objectifs étant d’engager une réflexion sur les différents périmètres de cette histoire européenne et non de nous limiter à un seule définition, qu’elle soit géographique ou politique. On le voit facilement dans le débat sur le Brexit, où nous avons une entité Europe « Union européenne » et où les Britanniques disent toujours « on ne va pas quitter l’Europe mais on quitte l’Union européenne ». Pour eux c’est très important. Nous voulions développer une histoire qui reste, malgré la décision des Britanniques de sortir de l’Union européenne, un livre qui montre ses multiplicités et les manières de se définir européen… C’est une dimension fondamentale de cette entreprise.
Même chose pour la question de l’Islam en Europe qui a toujours fait débat : est-ce-que l’Europe musulmane est considérée comme européenne ou non européenne au sein même de l’Europe, sachant qu’une partie des Balkans et le Sud de l’Espagne ont été fortement imprégnées par cette cohabitation avec l’Islam ? On montre comment, à travers l’histoire, la question de définition de l’Europe chrétienne a toujours joué un rôle très important dans les discussions sur l’essence même de l’histoire européenne. C’est ce que montre bien, par exemple, l’article de John Tolan sur “L’islam comme miroir de l’Europe”.
C’est pour cela que les auteurs ont plébiscité « Europa » pour le titre, et non Europe. Nous voulions nous distinguer de la terminologie habituelle. Le terme latin permet de dessiner les sujets et de montrer que l’on ne parle ni de l’Union européenne ni du continent géographique mais de « notre histoire ». Cette sorte d’appropriation, de perspective pour montrer que l’histoire européenne s’écrit différemment quand on la regarde de Lisbonne ou d’Helsinki, comme de Paris ou de Berlin. En somme la question fondamentale qui nous a guidés c’était de montrer que les mémoires européennes sont davantage que la somme des mémoires nationales.
Beaucoup de contributeurs ne sont pas européens…
Oui, cette histoire est vivante, ouverte et toujours en débat et ce qui a été très important pour nous, a été de réunir une multiplicité d’auteurs et de regards sur l’histoire européenne. Il y a environ un quart d’auteurs français, un quart d’allemands mais sur le plan historiographique, ces deux nationalités ne sont pas dominantes et tous les auteur transcendent, chacun à sa manière, leurs cadres nationaux. Il y a beaucoup d’autres européens et d’extra-européens. C’est d’ailleurs avec un article magnifique de Sanjay Subrahanyam et sa vision extra-européenne sur l’Europe que se clôt la dernière partie “Mémoires-monde”. L’idée était de sortir des débats habituels français sur l’Europe et sur l’histoire européenne et l’historiographie française en général. Cette multiplicité d’auteurs apporte des voix et des perspectives que l’on a très peu l’occasion de lire en français. Du point de vue éditorial, la politique de traduction a été fondamentale. L’éditeur a eu l’audace de laisser écrire chacun dans sa langue avec une traduction a posteriori. Ce ne sont donc pas les trois ou quatre auteurs habituels – historiens ou non – que l’on lit partout.
Cet ouvrage a d’ailleurs été très bien reçu par le public et la presse. Si nous multiplions les présentations prévues dans les écoles et aussi devant des professeurs, c’est parce que c’est un livre ouvert au grand public avec des textes intelligibles et compréhensibles. Nous espérons qu’il soit traduit. Un éditeur anglais serait intéressé…
Jakob Vogel est professeur et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. Il travaille sur l’histoire culturelle, économique et sociale de l’Europe, l’histoire des savoirs et des sciences, celle de la nation et du nationalisme, l’histoire militaire et celle du colonialisme européen.