par Benoît Pelopidas
Le 12 octobre 2022, le Président de la République française semblait s’inquiéter de la multiplication des références aux armes nucléaires dans l’espace public suite aux menaces russes, et déclarait sur France 2 : « l’arme nucléaire, moins on en parle, plus elle est crédible ». Ce qui est sûr c’est que, d’ordinaire on n’en parle pas, sauf à l’occasion de paniques ponctuelles chaque fois qu’une crise ou une menace rappelle brusquement la capacité de destruction de ces armes et l’incapacité des États à protéger leurs populations face à des explosions nucléaires.
En 2023, on compte sur la planète plus de 12 000 armes nucléaires, aux mains de 9 États (dans l’ordre chronologique d’acquisition de systèmes d’armes nucléaires : États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Israël, Pakistan, Corée du Nord) auxquels s’ajoutent 5 États membres de l’OTAN (Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Turquie) qui hébergent des armes nucléaires américaines. Ces quatorze États se trouvent dans l’hémisphère Nord.
La grande majorité de ces armes ont une capacité de destruction supérieure à celle de la bombe qui a rasé la ville de Hiroshima le 6 aout 1945. Les États-Unis et la Russie possèdent à eux seuls plus de 90 % des armes nucléaires sur la planète, mais ce chiffre est trompeur dans la mesure où les arsenaux nucléaires de taille moindre des autres États dotés sont eux aussi capables de mettre un terme à la civilisation telle que nous la connaissons. Si 1 % de ces armes explosait sur des villes, les modélisations climatiques dont nous disposons suggèrent en effet que cela donnerait lieu à un « hiver nucléaire » qui produirait une famine à l’échelle planétaire, susceptible de tuer plus d’un milliard de personnes. Enfin, en 2021, il restait sur la planète 1 800 tonnes de plutonium et d’uranium hautement enrichis, soit de quoi fabriquer plus de 195 000 bombes similaires à celle qui a détruit Hiroshima.
À cet état de fait, il faut ajouter au moins deux constats. D’une part, le désir des États non dotés de s’équiper d’armes nucléaires a été largement surestimé par les analystes et les services de renseignement. En réalité, la demande de bombes a été encouragée par le discours des États dotés, dont les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui les présentent comme une garantie indispensable de sécurité nationale, strictement défensive et sans risque, et par les transferts de technologie auxquels ces derniers se sont livrés. D’autre part, il est essentiel de garder en mémoire que les effets de la nucléarisation du monde ne sont pas tous connus.
De plus, du fait de l’extrême difficulté à localiser les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins combinée à l’accélération de la capacité à déployer de la violence nucléaire — les missiles balistiques se déplacent environ vingt fois plus vite que les bombardiers qui transportaient les explosifs jusqu’alors — il est devenu quasi impossible de détruire l’explosif avant qu’il ne soit lancé ou de l’intercepter avant qu’il n’atteigne sa cible. C’est pourquoi, au moins depuis le début des années 1960, il n’est plus possible de protéger les populations contre ces explosions. Face à cet état des lieux, on aurait tort de se rassurer du fait de l’absence d’explosion nucléaire non désirée jusqu’à présent(1)Il est également faux d’affirmer que les armes nucléaires n’ont explosé que deux fois, à Hiroshima et Nagasaki. Les États dotés ont procédé à plus de 2.000 essais nucléaires aux conséquences massives sur la santé et l’environnement..
Des explosions nucléaires contre lesquelles il n’existe pas de protection demeurent possibles pour cinq raisons.
D’abord, la pratique de la dissuasion nucléaire l’exige. Contrairement à l’idée selon laquelle la dissuasion nucléaire constitue une protection « strictement défensive », souvenons-nous qu’elle exige de convaincre l’ennemi potentiel que nous avons les capacités et la détermination de lui causer des dommages inacceptables. C’est donc une stratégie fondée sur la menace et le développement de capacités de frappe, de routines, de plans d’emploi et de communication publique dans l’espoir qu’ils auront un effet sur l’ennemi.
Ensuite, les doctrines nucléaires des États dotés signalent également cette possibilité d’explosions nucléaires. En effet, à l’exception de l’Inde et de la Chine, aucun État doté d’armes nucléaires — les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, Israël, le Pakistan et la Corée du Nord — ne présente une doctrine de non-emploi en premier de leurs armes nucléaires. En dépit des promesses de campagne du candidat Biden, ce principe du « non-emploi en premier » ne se retrouve pas dans la posture nucléaire américaine dont la version non classifiée a été publiée fin octobre 2022. À la lecture de ce document (page 9), il apparait clairement que ce changement de politique déclaratoire, bien que considéré, a été finalement rejeté dans le long processus de revue de la posture nucléaire des États-Unis.
Nous savons aussi que la taille des arsenaux russe et américain dépasse très largement ce qu’exigerait le seul objectif de dissuasion nucléaire tel que défini par leurs États-majors respectifs. La taille de ces arsenaux ne s’explique que si l’on prend en compte des objectifs secondaires qui maintiennent la possibilité de frappes nucléaires : limiter les dégâts en détruisant les forces nucléaires de l’ennemi potentiel si la dissuasion devait échouer, mais aussi, au moins dans les premières années de l’âge nucléaire, être capable d’exécuter des frappes préventives ou encore de mener et gagner une guerre nucléaire limitée.
Quatrième indice que des frappes nucléaires restent possibles, les jeux de guerre et simulations de crises nucléaires, y compris ceux qui mobilisent des responsables en exercice, aboutissent fréquemment à l’emploi de ces armes.
Cinquième et dernier indice, nous avons, par le passé, évité des explosions nucléaires accidentelles grâce à des défaillances des pratiques de contrôle ou indépendamment des pratiques de contrôle, ce qui montre que ces dernières n’ont pas éliminé la possibilité d’explosions nucléaires.
Enfin, il faut avoir en tête que nous sous-estimons très probablement le nombre des cas passés puisque la plupart des États dotés d’armes nucléaires demeurent opaques quant à ces cas et que le secret de la défense nationale et le secret nucléaire rendent impossible de savoir si de tels cas ont eu lieu au cours des dernières décennies.
Pour ces cinq raisons, il est essentiel de réaliser que des explosions nucléaires demeurent possibles. C’est crucial non seulement du fait des conséquences dévastatrices d’une explosion nucléaire, mais aussi de la difficulté à contenir l’escalade une fois la première explosion survenue.
Ces sombres réalités sont difficiles à croire et à accepter, ce qui fait de nous des « paresseux de l’apocalypse » pour reprendre le mot du philosophe allemand Günther Anders(2)Günther Anders, « L’homme sur le pont », Journal d’Hiroshima et de Nagasaki, 1958, repris dans Günther Anders, “Hiroshima est partout”, Seuil, 2008, p. 194.. Au-delà du problème psychologique de notre insensibilité relative aux très grands nombres, nous nous sommes persuadés à tort que des explosions nucléaires ne sont plus possibles pour trois raisons.
D’abord, ces explosions sont sorties du champ de l’expérience humaine directe en 1980 quand tous les essais nucléaires sont devenus souterrains.
Ensuite, on ne peut pas se fier au discours des experts paraofficiels des États dotés d’armes nucléaires pour obtenir un panorama complet des vulnérabilités nucléaires, parce que leur rôle ne consiste pas seulement à décrire la situation, mais aussi à convaincre de la crédibilité de la politique nationale de dissuasion nucléaire. Par conséquent, s’ils étaient au courant de limites de cette politique et de vulnérabilités particulières de l’arsenal de leur pays, ils ne pourraient pas les révéler.
Enfin, que nous soyons familiers ou pas de la chose nucléaire, nous avons du mal à croire en la possibilité de telles explosions et la culture populaire visuelle qui, des années 1950 à la fin des années 1980, déployait des gestes esthétiques qui nous plaçaient dans un monde fictionnel dans lequel elles étaient possibles, ne nous aide plus à dépasser notre incrédulité.
Alors que les États dotés d’armes nucléaires ont lancé des programmes qui étendent la durée de vie de ces armements pour plusieurs décennies, voire jusqu’à la fin du siècle, et que se structure un mouvement demandant l’abolition des armes nucléaires autour du Traité d’interdiction des armes nucléaires (2021), il nous faut être en mesure de décider en connaissance de cause et sans nous voiler la face sur nos vulnérabilités nucléaires.
Ce « nous » est inclusif dans la mesure où nous ne pouvons pas choisir de ne pas être affectés par les politiques nucléaires des États dotés. Résidents et/ou citoyens d’un État doté d’armes nucléaires, nous sommes d’ores et déjà affectés : en tant que contribuables, l’État attend de nous que nous consentions à financer l’arsenal nucléaire national ; en tant que citoyens, l’État attend de nous que nous déléguions au chef de l’État l’autorité de mettre en œuvre la doctrine nucléaire nationale puisqu’en cas d’attaque, une consultation ne serait pas possible faute de temps ; enfin, en tant que résidents d’un État doté, nous sommes des cibles prioritaires. Rappelons-nous en effet que le dimensionnement de l’arsenal de l’ennemi potentiel vise à limiter les dégâts qui peuvent lui être causés en détruisant préventivement les armes de l’ennemi — dont celles situées sur le sol national. Les citoyens que nous sommes n’ont donc pas la liberté de choisir d’être affectés ou pas par les politiques nucléaires ; ils peuvent seulement choisir d’être actifs ou passifs face à ces politiques.
Afin que vous puissiez être actifs si vous le souhaitez, la recherche indépendante et les arts apparaissent comme deux piliers décisifs. Par recherche indépendante, nous entendons une production de connaissance qui ne s’appuie pas sur des financements porteurs de conflits d’intérêts et évite de reproduire les éléments de langage des militants pros ou antinucléaires. Cet effort rend possible un débat clair sur les paris sur l’avenir, les choix de valeur et les mémoires du passé sur lesquels se fondent les politiques proposées. C’est d’autant plus important que seul le travail de la recherche indépendante a permis de mettre en lumière le rôle de la chance dans l’évitement des explosions nucléaires non désirées, les effets sanitaires des essais nucléaires ainsi que leur sous-estimation durable et l’absence de consensus au sein de l’opinion publique française quant à la dissuasion nucléaire.
Mais cela ne suffit pas. Étant donné notre incrédulité face à la possibilité, pourtant établie, d’explosions nucléaires, les artistes ont un rôle essentiel à jouer pour nous aider à croire à ce que nous pouvons prouver au sujet des vulnérabilités nucléaires, en d’autres termes, à dépasser notre incrédulité. Ils ont joué ce rôle pendant la guerre froide, y compris auprès des élites. Ils le peuvent encore, sans doute à travers de nouveaux gestes. C’est seulement ainsi que nous serons en mesure de poser de manière lucide la question : quels systèmes d’armes pour quelles politiques de défense pour la communauté politique à laquelle nous appartenons d’ici à 2090 ? De manière lucide, veut dire sans céder aux facilités selon lesquelles l’ennemi de demain correspondrait nécessairement aux armes que notre État envisage de construire aujourd’hui, aucun tir, délibéré ou accidentel, n’adviendrait dans un scénario affectant ledit État, les silences produisent les effets désirés, comme l’espère le Président, et les vulnérabilités nucléaires n’existeraient pas parce que nous ne voulons ou ne pouvons pas y croire.
Associate Professor Benoît Pelopidas est fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges), anciennement chaire d’excellence en études de sécurité à Sciences Po (CERI) (2016-2019). Il est lauréat de financements du Conseil européen de la Recherche (ERC) et de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) sur les choix nucléaires. Il est également chercheur affilié au centre pour la sécurité internationale et la coopération (CISAC) à l’Université Stanford aux États-Unis et visiteur fréquent du groupe sur les risques systémiques de l’Université de Princeton. Ses recherches ont été récompensées par trois prix académiques internationaux.
Références
Benoît Pelopidas, Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible. Paris : Presses de Sciences Po, 2022, préface de David Holloway, 308p.
Benoît Pelopidas, « Imaginer la possibilité de la guerre nucléaire pour y faire face. Le rôle de la culture populaire visuelle de 1950 à nos jours », Cultures & Conflits 123-4, 2021. (et une présentation vidéo)
Kjolv Egeland et Benoît Pelopidas, « No such thing as a free donation. Research Funding and Conflicts of Interest in Nuclear Weapons Policy Analysis,” International Relations, early view
Sébastien Philippe et Tomas Statius, Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie. Paris : PUF, 2021.
Sébastien Philippe, Sonya Schoenberger et Nabil Ahmed, “Radiation Exposures and Compensation of Victims of French Atmospheric Nuclear Tests in Polynesia”, Science and Global Security 30(2), 2022.
Thomas Fraise, « La question du secret nucléaire : technologie, secrets d’État et enjeux démocratiques », Critique internationale 2022/2, n° 95, pp. 172-181.
Notes[+]
↑1 | Il est également faux d’affirmer que les armes nucléaires n’ont explosé que deux fois, à Hiroshima et Nagasaki. Les États dotés ont procédé à plus de 2.000 essais nucléaires aux conséquences massives sur la santé et l’environnement. |
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↑2 | Günther Anders, « L’homme sur le pont », Journal d’Hiroshima et de Nagasaki, 1958, repris dans Günther Anders, “Hiroshima est partout”, Seuil, 2008, p. 194. |