par Guillaume Levrier, Centre de recherches politiques
Lulu et Nana viennent d’avoir trois ans. L’annonce de leur naissance lors du deuxième sommet de l’édition du génome humain, en novembre 2018, avait fait le tour du monde. Les images du chercheur He Jiankui expliquant comment son laboratoire avait utilisé des protéines de type CRISPR pour que les deux jumelles soient génétiquement résistantes au VIH restent dans les mémoires de millions de personnes. L’intervention n’était pas parfaite. Même si elle avait été conçue et exécutée du mieux possible, elle n’aurait conféré une résistance qu’à un des variants du virus. De plus, les données présentées au congrès montrent qu’elle n’a pas fonctionné de la même façon pour les deux jumelles. L’une est présentée comme probablement partiellement résistante, l’autre comme « mosaïque » : c’est-à-dire possédant certaines cellules bloquant le virus et d’autres pas.
Bien que les circonstances qui ont mené à leur naissance restent floues, le chercheur He Jiankui a été condamné à trois ans de prison ferme et à 3 millions de yuans au motif d’une pratique illégale de la médecine(1)Guillaume Levrier – La Chine, CRISPR et les post-humains, The Conversation, février 2019.. Le nouveau code civil chinois, entré en vigueur au 1er janvier 2021, prévoit que des dispositions particulières soient prises pour empêcher que ce type d’expériences soit reproduit. En France, la loi de bioéthique promulguée le 2 août 2021 confirme le statuquo des dispositions relatives à l’édition du génome germinal, c’est-à-dire des cellules reproductives. Aux États-Unis, un cavalier budgétaire renouvelé chaque année, dispose qu’aucun des fonds alloués à la Food and Drugs Administrations (FDA) ne peut être utilisé pour ne serait-ce que considérer toute proposition d’ouvrir des essais cliniques impliquant la réimplantation d’embryons humains génétiquement modifiés.
Ces dispositions sont à chaque fois une façon d’étendre un cadre préexistant plutôt que de formuler le problème spécifique qu’apporterait ce type de techniques. En un sens, c’est comme si le politique collait des Post-its sur les bords de son parapluie pour en élargir la surface alors que la tempête menace. Les procédés d’ingénierie génétique qui permettent de concevoir et d’utiliser des nucléases programmables ne sont pourtant pas si récents. Certes, c’est en 2020 que les travaux d’Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna sur CRISPR-Cas9 ont été récompensés par le prix Nobel de chimie. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, c’est depuis les années 1980, que des équipes de chercheurs comme celles de Bernard Dujon ou Maria Jasin travaillent sur ce qu’on appelle maintenant « édition du génome ». Les imaginaires autour d’un eugénisme biotechnologique qui agirait sur le support moléculaire de l’hérédité datent quant à eux de bien avant la découverte de l’ADN.
Parmi les monuments littéraires qui contribuent à ces imaginaires collectifs, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley occupe une place de choix. Il était déjà possible en 1932 d’évoquer les tabous politiques autour de la technologisation de la procréation et de la culture de son dépassement. Ces questions de fond demeurent. Comment une communauté politique doit-elle définir le vivant à l’heure où des techniques permettent de cibler des endroits précis du génome et d’induire des mutations qui modifieront des traits ? Au niveau du corps, des cellules, du génome, peut-on dessiner le territoire de ce qui appartient à l’humain et de ce qui ne lui appartient pas ? Si oui, comment ?
Ces questions sont posées depuis près d’un demi-siècle par des philosophes et des bioéthiciens. Mais chaque courant de pensée a sa propre façon d’articuler ses principes et ses concepts. C’est par exemple le cas avec la question de la « dignité » du génome humain : là où certains théologiens posent la question de l’emprise humaine sur la création, des philosophes marxistes peuvent trouver un nouveau terrain d’aliénation et d’ancrage des inégalités. Ces concepts sont souvent des principes fondamentaux ou « existentiels » aux yeux de leurs défenseurs, des « unités » qui sont données et sur lesquelles on ne peut pas agir, même à la marge. C’est ce type de décalages qui empêche de trouver des réponses politiques. La biotechnologisation du vivant est un terrain sur lequel les compromis se sont jusqu’ici révélés quasi inatteignables.
La difficulté à traduire les avancées biotechnologiques en questions politiques qui peuvent être traitées par des institutions démocratiques législatives, exécutives et judiciaires, s’est aggravée avec CRISPR. Les parlementaires, ministres et juges qui s’en saisissent le font avec beaucoup de précautions. Ils présentent leurs décisions comme motivées par le passif de controverses antérieures, telles que les OGM ou le diagnostic préimplantatoire. Ce faisant, ils produisent des discours qui d’emblée bornent leur légitimité à la catégorisation de mutations connues et déjà atteintes par d’autres moyens. Il est question de classer des variétés de soja dont tel ou tel gène aurait été édité, de décider quelle maladie génétique héréditaire pourrait bénéficier d’un traitement par rapport à telle autre. Le fait de poser ces questions sans y trouver de réponses qui puissent faire consensus bloque le processus de mise en politique des nucléases. En conséquence de quoi formuler ce que le pouvoir de modifier l’ADN d’organismes vivants mettrait en jeu s’avère impossible. C’est pourtant dans cette capacité de « faire vivre » que réside une partie de l’essence de pouvoir souverain.
C’est ce paradoxe que nous désignons par l’idée de « présomption d’ingouvernabilité ». En multipliant les questions d’usages de techniques de génie génétique sur lesquelles les compromis sont inatteignables, les dépositaires du pouvoir politique placent de fait ces questions en dehors de leur légitimité et de ce qu’ils considèrent comme « gouvernable ». Le parlementaire comme le ministre rechignent à catégoriser le vivant, et laissent parfois en dernier recours le soin au juge de statuer.
C’est par exemple ce qui s’est produit lorsque le Conseil d’État a renvoyé une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne relative à la catégorisation des plantes modifiées par nucléases. Contrairement aux avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments et de l’avocat général, les juges ont considéré que ces plantes ne bénéficiaient pas du régime d’exemption octroyé aux plantes modifiées par mutagenèse « aléatoire », qui ne sont pas classées comme génétiquement modifiées (OGM) au sens de la directive 2001/18 (comme celles issues de transgénèse). Plus généralement, le juge se retrouve dans une position inconfortable, celle de devoir prolonger lui aussi un régime juridique qui n’a pas été pensé pour l’objet au centre des débats jusqu’à ce que le législateur s’en saisisse. En se positionnant vis-à-vis d’un statuquo antérieur, tous ces acteurs ne formulent pas les problèmes de ce qu’impliquerait l’usage de ce pouvoir sur le vivant par la puissance publique. Il n’est jamais question de ce que l’État, instrument par lequel s’exerce le pouvoir souverain, pourrait faire de cette capacité à faire vivre ou faire éteindre telle ou telle population possédant tel ou tel gène.
Cette présomption d’ingouvernabilité se matérialise donc par un discours des gouvernants selon lequel leur légitimité ne s’étend pas jusqu’à définir où commence et où s’arrête le vivant humain. Elle dresse en conséquence une sorte d’écran qui les sépare de l’objet qu’ils excluent de leurs préoccupations publiques. Nul n’a pris à sa charge de répondre à la question que la chercheuse américaine Sheila Jasanoff formule dans son livre Designs on Nature publié en 2005 : « Est-ce que les progrès continus en biologie produiront une nouvelle sous-classe génétique, et est-ce qu’ils augmenteront simultanément le pouvoir déjà immense de l’État de définir, classifier et réguler la vie elle-même ? » [traduction de l’auteur]. En somme, comment les parlementaires, ministres et juges qui conçoivent, exécutent et interprètent la loi peuvent-ils définir la place de ce type de technique de génie génétique dans la palette des outils qui sont à leur disposition ? Après le test PCR et le vaccin à ARN messager, comment ne pas traiter la question de ce que l’État peut ou ne peut pas faire avec CRISPR ?
Cette question lancinante continue de se poser avec insistance trois ans après la naissance des premiers êtres humains volontairement édités par nucléases. Elle reste jusqu’ici sans réponse. Avant leur venue au monde, il était possible de ne pas la poser. Cette situation que des anthropologues ou des psychanalystes pourraient désigner comme résultant d’un tabou (il serait absolument interdit de modifier le génome germinal humain) ou d’un déni (le pouvoir de modifier le génome germinal existe, mais le faire à grande échelle poserait tant de problèmes difficiles à résoudre que c’est comme s’il n’existait pas), résultait d’un équilibre qui a été rompu. Ce qui était désigné comme un futur possible a brusquement fait irruption dans le réel. Les humains dont le génome a été édité dans le but de les améliorer habitent désormais dans le monde. Et il n’y a pas de raison pour que ce monde soit moins le leur que le nôtre.
Certes, de nombreux rapports, tribunes et propositions de moratoire ont été publiés par de prestigieuses institutions scientifiques et politiques internationales en réaction à ces naissances. On peut par exemple noter la proposition de moratoire portée par Éric Lander(2)Éric Lander est l’ancien directeur du Broad Institute, qui héberge notamment des équipes en pointe sur la transformation de CRISPR comme outil de génie génétique. Il a été nommé directeur du bureau pour la science de Joe Biden, lequel a élevé cette fonction au rang ministériel., le projet d’observatoire global de Benjamin Hurlbut(3)Benjamin Hurlbut, Sheila Jasanoff et Krishanu Saha portent ce projet comme une perspective de Science and Technology Studies (STS) sur l’édition du génome., le rapport des Académies des Sciences américaines et britanniques ainsi que le rapport de l’OMS publié en juillet 2021.
Chacune de ces propositions a ses forces et ses faiblesses. Les experts qui ont participé à leur rédaction ont dû eux-mêmes parvenir à un consensus entre eux sur des sujets à la fois très techniques et très incertains. Comment mesurer l’impact délétère qui se produit lorsque les nucléases s’accrochent à des séquences proches, mais différentes de leur cible ? Comment décider de la valeur de l’inactivation d’un gène considéré comme pathogène dans un contexte germinal là où certaines académies des sciences refusent d’étudier la question ? Et, question essentielle, comment s’assurer que les recommandations formulées soient suivies d’effets ?
Les réponses à ces questions restent elles aussi hors de portée. Aucun de ces documents ne propose de mécanisme qui ne dépende pas de la bonne volonté des acteurs concernés. Aucun ne pose clairement la question des contrepouvoirs à établir si, comme le séquençage de l’ADN, l’édition du génome était ajoutée à la panoplie des moyens dont l’État dispose pour organiser « l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie ». On ne peut pas reprocher au scientifique de refuser d’endosser le rôle laissé vide par le politique. Il n’en reste pas moins qu’il se retrouve à manier un pouvoir dont les implications ne sont pas suffisamment entrées dans la vie publique, à faire du hors-piste alors que l’avalanche menace de plus en plus de se déclencher.
Doctorant au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), Guillaume Levrier prépare une thèse intitulée « Les enjeux institutionnels de l’édition du génome » sous la direction de Virginie Tournay. Son objectif est d’analyser les mécanismes de prise de décision aboutissant à des politiques publiques en matière d’édition du génome.
Notes[+]
↑1 | Guillaume Levrier – La Chine, CRISPR et les post-humains, The Conversation, février 2019. |
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↑2 | Éric Lander est l’ancien directeur du Broad Institute, qui héberge notamment des équipes en pointe sur la transformation de CRISPR comme outil de génie génétique. Il a été nommé directeur du bureau pour la science de Joe Biden, lequel a élevé cette fonction au rang ministériel. |
↑3 | Benjamin Hurlbut, Sheila Jasanoff et Krishanu Saha portent ce projet comme une perspective de Science and Technology Studies (STS) sur l’édition du génome. |