« Manger, bouger », « J’éco-rénove, j’économise », « Les médicaments génériques, c’est génial », « Fumer tue » : Que fait l’État lorsqu’il s’immisce ainsi dans nos vies privées et cherche à orienter nos pratiques ? La sociologue Sophie Dubuisson-Quellier, auteur de l’ouvrage Gouverner les conduites (Presses de Sciences Po, mai 2016) revient sur ces politiques qui visent autant à façonner le citoyen-consommateur qu’à intervenir sur l’économie.
De nombreux messages publics nous incitent régulièrement à adopter certains comportements et à en éviter d’autres. Nous sommes invités à ne pas manger trop gras ou trop salé, à fermer l’eau du robinet lorsqu’on se brosse les dents, à préférer les médicaments génériques et à faire attention à notre consommation de médicaments.
L’État s’immisce dans les comportements individuels au nom de l’intérêt collectif
Quelle est la légitimité de l’État pour s’immiscer dans les conduites individuelles ? Comment cette intervention s’articule-t-elle avec la liberté des individus et la souveraineté des consommateurs ? Que cherche à faire l’État ? Et comment s’y prend-il pour gouverner les conduites individuelles ? Enfin, quels sont les effets de ces politiques ?
Ce sont ces questions qu’explore l’ouvrage Gouverner les conduites. Il analyse la façon dont l’État contemporain cherche à orienter les comportements des individus dans plusieurs domaines d’action publique comme la lutte contre l’obésité, la consommation durable, la lutte contre le surendettement, la lutte contre l’addiction face aux jeux d’argent, l’encouragement à l’auto-entreprenariat ou encore la maîtrise des dépenses de santé.
Cette immixtion dans les comportements individuels est légitimée au nom de l’intérêt collectif : c’est bien lorsque les choix des individus créent des externalités négatives* pour la société que l’État s’autorise à intervenir. Pour rester compatibles avec le principe des libertés individuelles et de la souveraineté des choix, ces interventions vont prendre des formes particulières. L’État va en effet favoriser l’usage d’instruments qui orientent les conduites par le recours à des outils d’évaluation, d’incitation ou de rationalisation des conduites : les taxes, les nudges**, les prix, l’étiquetage ou encore les campagnes d’information. La plupart de nos conduites peuvent ainsi être soumises à des principes de sanctions symboliques ou économiques même lorsqu’elles ne sont pas de nature purement économique comme l’alimentation, le jeu ou la santé par exemple.
Mais gouverner les conduites, c’est aussi intervenir sur l’économie
Peut-on réduire l’objectif de ce gouvernement des conduites à une pure entreprise de gouvernementalisation ? En réalité, le gouvernement des conduites apparaît moins comme une fin en soi qu’un moyen que déploie l’État pour réguler les pratiques des entreprises.
De fait, les instruments du gouvernement des conduites sont souvent combinés à des outils plus classiques de l’intervention publique comme la législation ou la contractualisation. Ils permettent alors une intervention « par » plutôt que « sur » la demande, susceptible de créer des références normatives sur les marchés. Comment ? En gratifiant les comportements du patient, du joueur ou du consommateur « responsable », en jouant sur les intérêts individuels et en créant de nouvelles opportunités de profits symboliques pour les acteurs économiques.
Le gouvernement des conduites est par conséquent l’une des formes de l’intervention de l’État sur les marchés. Il se déploie au sein d’une action publique élargie qui n’exclut pas de s’appuyer sur des acteurs privés, associatifs, professionnels ou militants auxquels est déléguée tout ou partie de ce gouvernement des conduites.
Des politiques à efficacité variable
Cela étant posé, il faut enfin examiner les effets de ces politiques tant sur les individus que sur les firmes.
Pour ce qui est des individus, il apparaît clairement que, selon leurs appartenances sociales, ils sont dotés de dispositions inégales face à ce gouvernement des conduites. Souvent très normé et prescriptif, il cherche à s’imposer, avec une certaine violence symbolique, dans les milieux où la faiblesse des capitaux scolaires et économiques rend plus difficile son articulation avec d’autres ressources. Une stratégie qui creuse parfois – et malgré elle – des inégalités sociales que ce gouvernement cherche à combattre. Par exemple, en matière de lutte contre le surendettement ou de prévention de l’obésité, les ménages des catégories populaires se voient souvent dépossédés de toute compétence légitime pour gérer leur argent ou choisir leur alimentation, ce qui renforce leur prise de distance vis-à-vis des normes du gouvernement des conduites.
De leur côté, les entreprises cherchent à renégocier le gouvernement des conduites déployé par l’État afin de mettre à distance la régulation qui pèse sur elles. Ainsi, les professionnels de la publicité ou encore les industriels de l’agro-alimentaire réfutent cette vision d’un consommateur rationnel, qu’il s’agirait de guider vers des choix responsables, meilleurs pour leur santé ou pour la planète. Ils font valoir un autre rapport des individus à leur consommation, privilégiant plaisir, réconfort et convivialité, autorisant la production de messages humoristiques et décalés à l’endroit de consommateurs envisagés comme profondément versatiles, schizophrènes et ingouvernables.
* En économie, une externalité désigne la conséquence positive ou négative que l’activité d’un acteur économique entraîne pour au moins un autre acteur sans contrepartie monétaire. La pollution sous toutes ses formes est un exemple typique d’externalité négative.
** Les « nudges » (en anglais : pousser, encourager) sont des incitations sans caractère obligatoire qui visent à rendre le comportement du consommateur plus vertueux.
Image de la page d’accueil : Histoire des jouets/Flickr/CC BY-SA 3.0