En janvier 2024, les établissements scolaires catholiques surgissent au centre de l’attention médiatique suite aux déclarations controversées de la nouvelle ministre de l’Éducation nationale, Amélie Oudéa-Castéra. Bien qu’un établissement parisien attire particulièrement les regards, c’est le fonctionnement interne de l’ensemble de l’enseignement catholique qui est scruté et mis en question par les médias : respecte-t-il les programmes scolaires, la laïcité, les droits des élèves ? Comment le fonctionnement et le financement des établissements est-il contrôlé ?
Si répondre à ces questions nécessiterait plus d’un ouvrage, le travail effectué par Emilie Grisez, doctorante au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) et à l’Ined, apporte un éclairage sur la socialisation des enfants dans les écoles catholiques françaises et les attentes de leurs familles. En immersion dans des établissements primaires depuis plusieurs années, Émilie observe et analyse comment se joue cette période d’éducation enfantine, pour des familles souvent privilégiées qui s’impliquent fortement dans la scolarité. Des observations débutées dans une école parisienne lors de son master et qu’elle poursuit à plus grande échelle dans le cadre de sa thèse. La richesse des matériaux recueillis lui a d’ores et déjà permis d’y consacrer un ouvrage remarqué : A l’école primaire catholique : Une éducation bien ordonnée (PUF, 2023).
Depuis les grandes manifestations pour l’école libre de 1984, puis de celles en défense de la laïcité en 1994, l’existence d’un double système d’enseignement a peu été débattue. L’enseignement privé sous contrat est toujours régi par la loi sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés, dite loi Debré, de 1959. Ce cadre juridique offre la possibilité aux établissements de se lier à l’État par une relation contractuelle dès lors qu’ils répondent à un « besoin scolaire » reconnu par le recteur. En contrepartie d’un contrôle régulier et du respect des programmes scolaires, l’État rémunère les enseignants et les collectivités territoriales financent les dépenses de fonctionnement liées à la scolarisation des élèves.
À ce jour, l’enseignement privé sous contrat accueille, en France, un peu plus de 17 %(1)Ces chiffres sont issus du rapport public thématique L’enseignement privé sous contrat publié par la Cour des comptes en juin 2023. des élèves du primaire et du secondaire, soit la quasi-totalité des élèves du privé (98 %). Parmi ces établissements, l’écrasante majorité (96 %) est catholique. Ils scolarisent plus de deux millions d’élèves, et accueillent deux enfants sur cinq au cours de leur scolarité. À Paris, l’enseignement catholique compte plus de 80 000 élèves à la rentrée 2021, soit 23 %(2)D’après les chiffres publiés par l’Enseignement catholique de Paris..
Ce système d’enseignement porte un projet éducatif propre : celui de la formation intégrale de la personne, fondé sur une philosophie éducative chrétienne héritée de plusieurs siècles. Cette « proposition éducative spécifique de l’Église » est formalisée dans le Statut de l’enseignement catholique adopté en 2013 par la Conférence des évêques de France. Ce texte précise notamment que « l’Évangile est la référence constante des projets éducatifs [des écoles] » (Article 23) et que « les principes évangéliques font de l’école catholique une école de l’amour de la vérité » (Article 24). Cette dernière est « ordonnée à l’homme, considéré dans son unité et sa totalité, […] corps et âme, cœur et conscience, pensée et volonté » (Article 24). Autant d’éléments qui témoignent de l’intention holistique des écoles catholiques, qui visent à former toutes les dimensions de la personne.
Malgré ses effectifs substantiels et son projet éducatif spécifique, la recherche sociologique sur l’éducation privée catholique est relativement rare, si bien que l’on pourrait dire de la sociologie de l’école qu’elle est avant tout une sociologie de l’école publique. Les quelques études existantes s’intéressent aux choix scolaires ou aux effets de la fréquentation des écoles privées, mais on sait peu de choses sur le processus de socialisation des élèves au sein de ces institutions. Pourtant, cette perspective permettrait d’éclairer la manière dont les écoles catholiques forment et transforment les individus, dans un système qui dit aspirer à un modèle éducatif global.
Ma recherche a pour but d’ouvrir la « boîte noire » des pratiques pédagogiques au sein de l’enseignement catholique. Dès mon mémoire de master, puis en thèse, j’ai mené une étude approfondie de l’éducation dispensée dans les écoles primaires catholiques en France. Mon objectif était d’examiner la vie ordinaire de ces établissements, d’observer s’ils fabriquent un « type » spécifique d’enfant et, le cas échéant, d’en identifier les principales caractéristiques.
Pour explorer la socialisation des enfants dans l’enseignement catholique, j’ai décidé de partir d’un cas : celui de l’école primaire « Sainte-Marie » (le nom a été changé, seuls quelques éléments de contexte sont mentionnés). Située dans un quartier très favorisé de Paris, cette école accueille environ 380 enfants de la maternelle au CM2. Les parents des élèves appartiennent aux classes supérieures : ils sont majoritairement cadres du secteur privé, chefs d’entreprise, ou encore membres des professions libérales. L’admission se fait sur dossier et entretien, dans un contexte de forte concurrence compte tenu du nombre de demandes. L’école suit le programme de l’Éducation nationale, auquel s’ajoute une heure de catéchèse animée par les prêtres de la paroisse locale, les enseignants et des parents bénévoles.
Afin d’observer la socialisation en train de se faire, j’ai adopté une démarche ethnographique. Pendant l’année scolaire 2019/2020, je me suis rendue à l’école un à deux jours par semaine pour suivre les élèves de CP et de CM2 tout au long de leur journée : en classe, dans la cour de récréation, à la cantine, lors des sorties scolaires et des célébrations religieuses. J’ai également réalisé des entretiens avec les enfants, les parents et le personnel de l’école — enseignants, directrice et prêtre. À la fin de l’année scolaire, j’ai distribué un questionnaire à tous les élèves des classes observées.
L’étude a révélé deux éléments spécifiques à l’enseignement catholique : le projet éducatif global et l’imbrication des instances de socialisation. Ce travail a permis de constater que l’école ne se contente pas d’instruire les élèves, mais qu’elle vise à élever des personnes complètes, en couvrant tous les plans de leur vie. Ce projet éducatif global caractéristique de l’enseignement catholique se décline de façon singulière à Sainte-Marie, du fait de son histoire et des demandes parentales : elle cherche à former de bons élèves, de bons professionnels et de bons chrétiens. Pour ce faire, elle axe son action éducative autour des apprentissages scolaires, de soft skills propres au monde de l’entreprise et, en parallèle, de savoirs, savoir-être et savoir-faire chrétiens.
Pour déployer ce projet d’éducation globale, le personnel éducatif s’appuie sur une articulation systématique des instances de socialisation. Les parents se coordonnent entre eux et avec le personnel de l’école pour former ce que l’on peut qualifier de grande « famille éducative ». Ils participent pleinement à la vie de l’école par le biais des associations et des activités pour lesquelles elle les mobilise. Ils échangent fréquemment avec les enseignants et se considèrent comme de véritables partenaires éducatifs. Bien qu’il existe des tensions à propos de la définition de l’école et du rôle de chacun, les conflits n’éclatent jamais au grand jour, ce qui peut s’expliquer par la robustesse des dispositifs de régulation et des normes d’harmonie, de bonne volonté et d’engagement qui règnent dans l’école. En outre, l’étude a permis de constater la coopération étroite entre personnel éducatif et prêtres de la paroisse locale, tous dévoués à faire grandir les enfants en chrétiens responsables.
Ce travail quotidien de mise en cohérence crée un dispositif éducatif multidimensionnel — s’adressant à tous les pans de la vie des enfants — et cohérent — du fait de la coordination des adultes —, en d’autres termes, un dispositif que l’on peut qualifier d’« englobant ».
Le travail de terrain dans une école catholique fréquentée par un public particulièrement doté a également permis d’affiner la compréhension des modes de socialisation des enfants des classes supérieures. Les enfants grandissent non seulement dans un espace urbain et social homogène, mais aussi au sein de structures familiales stables, jouissant de conditions matérielles confortables. Les parents partagent des ambitions à long terme pour leurs enfants, combinées à un idéal d’épanouissement au temps présent. Toutefois, derrière cette homogénéité apparente, leur modèle éducatif se décline différemment selon la fraction de classe d’appartenance. Les entretiens et les observations ont permis de dégager trois idéaux types.
Les parents « traditionnels » se distinguent par une volonté de contrôle des influences extérieures potentiellement dissonantes avec leurs visées éducatives. Ces parents, souvent issus de la noblesse ou de la bourgeoisie et catholiques pratiquants, exercent une autorité statutaire et usent d’injonctions, parfois de punitions, pour se faire obéir. Ils souhaitent élever leurs enfants dans la foi et le respect des valeurs chrétiennes, en particulier celles relatives à l’importance de la famille et au respect des aînés.
Les parents « managers », davantage dotés en capital économique que culturel, moins anciennement établis dans les classes supérieures et dont l’appartenance religieuse occupe une place moins centrale dans leur vie, déploient une éducation plus ouverte et plus souple. Ils structurent l’emploi du temps de leurs enfants par de nombreuses activités extrascolaires tout en leur accordant une certaine autonomie pendant leur temps libre. Ces parents favorisent la négociation et la discussion et préfèrent passer du bon temps avec leurs enfants plutôt que de les stimuler continuellement. Ils souhaitent leur offrir une ouverture sur le monde propre à l’ethos cosmopolite, tout en restant attachés aux valeurs « familiales » et à celle du « travail ».
Enfin, les parents « intellectuels », fortement dotés en capital culturel, moins en capital économique, et plus distants du catholicisme, s’efforcent activement de stimuler leurs enfants, ce qui passe par une « pédagogisation » du quotidien. Ces familles ont des pratiques culturelles légitimes (musées, théâtre, lecture, etc.) beaucoup plus fréquentes que les précédentes et les enfants passent moins de temps avec leurs pairs. Les rapports intergénérationnels ne sont pas strictement statutaires ; le dialogue et l’explication sont centraux. Ces parents visent avant tout à élever de bons citoyens.
En plus de nous renseigner sur les projets éducatifs des adultes qui gravitent autour de l’école catholique, et de constater la relative cohérence des univers dans lesquels grandissent les enfants, cette recherche donne à voir le point de vue de ces derniers sur leur expérience de ce contexte scolaire. On mesure qu’ils adhèrent largement au projet et à la finalité de l’école. Ils développent un goût prononcé pour celle-ci, ainsi que des dispositions nécessaires à leur réussite future, notamment le goût de l’effort, l’autocontrôle et la persévérance. Ils semblent persuadés de leur supériorité intellectuelle, notamment en comparaison de leurs homologues du secteur public. La socialisation religieuse n’est pas aussi efficace, puisqu’elle dépend largement de la religiosité des familles. Elle contribue toutefois à l’incorporation de dispositions religieuses — notamment des savoirs, savoir-être et des savoir-faire, comme bien se tenir à l’église — connaissances et compétences encore très utiles aujourd’hui. De plus, elle participe à la formation morale de ces enfants favorisés : ils apprennent qu’ils ont une responsabilité à l’égard des pauvres. Finalement, les enfants acquièrent un ensemble de dispositions relativement cohérent — en lien avec l’environnement dans lequel ils évoluent, qui se caractérise par l’absence d’éléments dissonants. Cela ne signifie pas pour autant que la socialisation soit mécanique : les enfants jouent un rôle actif dans la réception et l’interprétation des messages adultes. Ainsi, tandis que certains se les approprient en les faisant explicitement leurs, d’autres s’en détournent ou les rejettent frontalement.
Émilie Grisez est doctorante en sociologie au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Sciences Po/CNRS) et à l’Ined. Ses recherches portent sur la sociologie de l’école, de la famille, de l’enfance, des religions et des inégalités. Elle poursuit ses observations dans les établissements catholiques en élargissant les terrains d’enquêtes à d’autres régions françaises.