Comment a évolué le camp de la paix en Israël ? Quel est l’état d’esprit de la population israélienne à l’égard du conflit israélo-palestinien ? Dans son dernier ouvrage, Israël et ses colombes. Enquête sur le camp de la paix, Samy Cohen, chercheur émérite au CERI, nous offre des réponses en retraçant l’histoire de la mobilisation des citoyens israéliens en faveur de la paix.Interview.
J’ai été frappé par le fait que la mobilisation des citoyens israéliens en faveur de la paix paraissait subir un retrait considérable. De fait, en septembre 1982, le massacre de Sabra et Chatila – qui a fait environ 800 morts – a été immédiatement suivi par une manifestation de protestation en Israël rassemblant 400.000 personnes. Un quart de siècle plus tard, l’opération « Plomb durci » menée par Tsahal dans la bande de Gaza – et qui a fait 750 civils tués – n’a pas été suivie de réactions importantes de la société israélienne. Pour comprendre ce phénomène, je me suis plongé dans l’évolution des mouvements pacifistes, de leurs origines à nos jours. Ce que j’ai découvert, entre autres, c’est que ces mouvements n’ont pas disparu mais se sont profondément transformés.
Même s’il en existait avant 1967, c’est à partir de cette date que ce courant a vraiment émergé car c’est le début de l’occupation des territoires, résultant de la victoire d’Israël dans la guerre des six jours. C’est face à ceux qui considèrent que cette victoire est un signe « divin » et qu’Israël doit saisir cette occasion pour revenir sur la terre des ancêtres que se manifestent les premiers militants de la paix. Selon eux, les territoires occupés doivent servir de monnaie d’échange dans un accord de paix, ni plus ni moins. Parmi eux, on compte d’importants responsables politiques et militaires. L’un d’entre eux – Arié Lova Eliav, ancien vice-ministre de l’Industrie, est allé enquêter dans les camps de réfugiés et en est revenu avec un rapport dans lequel il affirme qu’une nation palestinienne est en formation et qu’Israël doit aider à faire émerger un Etat palestinien. David Kimche, directeur-adjoint du Mossad, dans une note secrète, le rejoint dans ce sens. En réalité, ils ne sont pas isolées, c’est un véritable courant qui commence à s’étendre au sein des travaillistes, dans les universités, les milieux culturels, etc.
Après la guerre du Kippour (1973), émerge un groupe d’étudiants de gauche opposés à la colonisation, dont beaucoup sont des rescapés de la guerre. Un peu plus tard la proposition de paix qu’avance Anouar el-Sadate, le président égyptien, renforce ce mouvement. En 1978, 378 officiers adressent une lettre ouverte au nouveau Premier ministre, Menahem Begin dans laquelle ils affirment qu’ils auraient du mal « à accepter un gouvernement qui préférerait exister dans les frontières du Grand Israël plutôt que vivre en paix avec ses voisins..». A la veille de la rencontre entre Begin et Sadate à Washington, en vue du premier accord “Camp David”, ils appellent à manifester. A leur surprise, la mobilisation rassemble 100 000 personnes. C’est l’acte de naissance de “La Paix maintenant”.
Oui, en 1982, le mouvement rebondit en réaction à la guerre du Liban lancée par Ariel Sharon, officiellement pour lutter contre le terrorisme palestinien mais en fait pour détruire les infrastructures palestiniennes au Liban et empêcher les Palestiniens de revendiquer un Etat en Cisjordanie. En Israël, 400 000 personnes descendent dans la rue, après les massacres perpétrés par les phalanges libanaises dans les camps de Sabra et Chatila au motif que les forces israéliennes n’ont rien fait pour empêcher ces dernières d’entrer dans les camps. Ce moment est également celui où émerge dans la société israélienne un vrai désir de changement et de paix. Dès lors, on voit apparaître des organisations comme « Les mères contre le silence » ou « Il y a une frontière ». La première intifada (1987-1993) donne ensuite naissance aux premières organisations de défense des droits de l’homme. Plus on progresse dans le temps, plus le conflit israélo-palestinien se durcit et plus le nombre de gens qui se mobilisent contre ce climat de haine et de peur et qui souhaitent la paix augmente.
Oui, on considère généralement que ce déclin est lié à l’extrême violence de la seconde Intifada (2000). Mais en réalité, ce déclin a commencé dès 1983. Après les résultats qu’elle a obtenu après la guerre du Liban – constitution d’une commission d’enquête et la démission d’Ariel Sharon – elle s’est focalisée sur la colonisation et la cause palestinienne. Or celle-ci est très impopulaire. Les Palestiniens sont vu comme une menace pour la sécurité, l’immense majorité, y compris les leaders du Parti travailliste, restent convaincus qu’ils ne reconnaitront jamais l’Etat d’Israël ce qui le condamnait à assurer sa survie par l’épée.
On a souvent attribué le déclin du camp de la paix à des raisons d’ordre sociologique : arrivée massive de Juifs russes, élévation du niveau du sentiment religieux… Or, les principales raisons sont d’ordre psychologique. Elles tiennent principalement à cette peur, à cette méfiance à l’égard des Palestiniens. Pour la comprendre, il faut partir du processus d’Oslo (1993) qui a suscité un immense espoir. Plus de la moitié des Israéliens ont soutenu Rabin, malgré les attentats perpétrés par le Hamas et le Jihad islamique. Mais une majorité plus importante encore ne croit pas que les Palestiniens renonceront à leur volonté de destruction de l’Etat d’Israël s’ils en ont les moyens. Cette opinion est une donnée majeure de l’attitude des Israéliens face au conflit.
L’idée-phare du camp de la paix était que la sécurité ne peut venir que de la paix et que pour faire la paix, il faut rendre les territoires. Or la droite argumente que chacun des retraits d’Israël a accru l’insécurité à la lumière de plusieurs faits : à la suite du premier retrait de Cisjordanie (1994 ), le Hamas et le Jihad islamique ont perpétré des attentats massivement meurtriers en plein cœur des villes israéliennes et la situation ne s’est pas améliorée à la suite du retrait forces israéliennes du Sud-Liban ou du retrait de Tsahal de la bande de Gaza. Au total, la droite propose un récit selon lequel la gauche est « irresponsable » et « ment » en affirmant que les retraits peuvent apporter la paix. En réalité, l’argument selon lequel le désengagement aurait entraîné davantage d’insécurité reste à démontrer. Par ailleurs aucun de ces retraits n’a eu lieu dans le cadre d’un accord de paix. La paix n’a jamais été vraiment testée.
La notion de droitisation doit être relativisée. Tout dépend à quoi l’on se réfère : la dimension électorale ? L’auto-identification partisane ? Les affinités idéologiques ? Concernant le vote, on assiste plutôt à une « dé-gauchisation » des partis de gauche : entre 1995 et 2009, le Parti travailliste et le Meretz ont perdu 20 points dans les urnes. Ce recul a cependant bénéficié aux formations centristes et non à la droite (Likoud) qui n’a gagné que 3 points pendant la même période. Par ailleurs, seul un tiers des Israéliens se positionne à droite, 8 à 12% à gauche et 55% au centre, un grand marais qui peut basculer d’un côté comme de l’autre. Si beaucoup d’Israéliens ne croient plus aux promesses de la gauche, ils se sont néanmoins ralliés à l’idée d’un Etat palestinien à côté d’Israël. Cette perspective des deux Etats, impensable il y a deux décennies, vient de Rabin, Peres et du camp de la paix. En outre, certains anciens faucons issus du Likoud, comme Ehud Olmert et Tzipi Livni, ont adopté le langage de la gauche. Sharon lui-même affirmait, en mai 2003, devant les députés de son parti médusés, qu’Israël ne pouvait pas continuer à « occuper » la terre d’un autre peuple, une expression qui appartient au vocabulaire du camp de la paix et non de la droite. En revanche, la droitisation est manifeste sur le plan idéologique puisque les valeurs de droite – sécurité et colonisation – sont devenues prédominantes.
Oui, aujourd’hui plus d’une centaine d’ONG lutte pour la paix et les droits de l’homme sont répertoriées, ce qui forme une véritable nébuleuse que l’on peut structurer en quatre courants. Le premier est celui des organisations qui font du peace building par le haut, qui réfléchissent à une solution politique du conflit. C’est le cas de l’Initiative de Genève qui a débouché en 2003 sur un projet de paix détaillé, découlant d’un travail important conduit avec des Palestiniens. J’inclus aussi dans cette catégorie des organisations comme “le Conseil pour la paix et pour la sécurité” ou “les Commandants pour la sécurité d’Israël” qui réunissent des Hauts responsables de l’armée et de police défendant la sortie du statu quo actuel. “La Paix maintenant” peut être partiellement rattachée à ce courant car elle réfléchit aussi aux solutions politiques. Mais elle travaille aussi de façon plus concrète, notamment en suivant le développement de la colonisation et en organisant des visites en Cisjordanie afin que les Israéliens se rendent compte des réalités. Un deuxième courant regroupe ceux qui font de la réconciliation par le bas, qui créent un dialogue avec des Palestiniens pacifistes. En soi, ce type de coopération est une success story. Elle est incarnée par deux associations phares : le Forum des familles endeuillées et Les Combattants pour la paix. La première a été créée par un père de famille, religieux, plutôt de droite, dont le fils est mort au combat et qui milite pour que plus aucun soldat ne paie de sa vie un conflit qu’il juge absurde. Pour sa part, “Les Combattants pour la paix” rassemble des jeunes réservistes israéliens qui ont convaincus d’anciens membres du Tanzim (l’une des factions armées du Fatah) de créer ensemble une association pacifiste. En échangeant avec l’autre partie à propos de ce qui lui fait mal , ces organisations ont une démarche transgressive. Les Palestiniens parlent aux Israéliens de la guerre de 1948 et des réfugiés et les Israéliens conduisent Palestiniens sur les lieux de mémoire de la Shoah. Les “Combattants pour la paix” organise chaque année une commémoration commune à leurs disparus. Au début, seules quelques centaines de personnes y participaient, aujourd’hui elles sont plus de 4.000.
Le troisième est celui des ONG de défense des droits de l’homme. Elles rassemblent des juristes, médecins, rabbins etc. qui viennent en aide à des Palestiniens victimes de violations des droits de l’homme, notamment en les représentant auprès des tribunaux israéliens. Ce courant est le plus mal vu en Israël. On lui reproche de donner une image déplaisante d’Israël, ce que les Israéliens, même les plus modérés, pacifistes y compris, ne supportent pas. Enfin, le quatrième courant rassemble des électrons libres : écrivains, artistes, musiciens, universitaires, journalistes, simples citoyens qui s’investissent dans des actions touchant à la vie quotidienne. Certains, par exemple, vont conduire des Palestiniens autorisés à se faire soigner dans les hôpitaux israéliens mais qui ignorent comment se rendre du checkpoint à l’hôpital. Ces mouvances sont divisées, chacune cherchant à se distinguer. Ces divisions s’expliquent également par des facteurs idéologiques. Si toutes tendent vers le même objectif, la paix, chacune a son approche. Certaines pensent qu’il n’est pas souhaitable d’aborder des questions trop sensibles telles que la guerre de 1948 ; d’autres , au contraire, pensent que c’est indispensable. Certaines se veulent apolitiques, veillant à ne pas pouvoir être marquées à gauche ; d’autres n’hésitent pas à cibler le gouvernement, responsable à leurs yeux du maintien du statu quo.
Oui, il l’est, en Israël et à l’étranger. D’une part, il y a ceux à l’étranger qui n’aiment pas le visage humain et positif qu’il donne d’Israël parce qu’ils veulent continuer à se le représenter comme un va-t-en-guerre indéfectible. D’autre part, il y a ceux qui ont l’habitude de considérer les Palestiniens comme éternels ennemis et qui sont dérangés parce que cela montre qu’il existe des Palestiniens pacifistes. Le camp de la paix casse l’homogénéité des représentations. Il montre la complexité du conflit et interdit le manichéisme.
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