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La bienveillance dans les relations internationales

Peaceable Kingdom, by Edward Hicks. Gift of Edgar William and Bernice Chrysler Garbisch, 1970, MET

Analyser les relations internationales via le prisme de la bienveillance, s’interroger sur cette notion, ses origines et son sens, telle est l’entreprise de Frédéric Ramel, chercheur au Centre des recherches internationales (CERI), dans son ouvrage La bienveillance dans les relations internationales. Un essai politique  (CNRS, janvier 2022). Venant contrecarrer les observateurs les plus cyniques qui taxent la bienveillance de naïveté en la matière, il porte un regard différent, plus sensible, sur les relations internationales d’hier et d’aujourd’hui, qui pourrait inspirer celles de demain. Entretien.

Vous écrivez, « La bienveillance comme sensibilité ou comme conduite mettent toutes deux l’accent sur un mode de relation solidaire dont la particularité est d’exprimer la sociabilité humaine ». De quoi s’agit-il précisément ?

Frédéric Ramel : Il convient de bien faire la distinction entre la bienveillance comme disposition et la bienveillance comme action. Tout être humain a la possibilité d’adopter des conduites bienveillantes : ne pas causer de préjudice à autrui (bienveillance négative), porter secours aux personnes vulnérables et/ou promouvoir raisonnablement le bien (bienveillance positive). En tant que spectateur, nous pouvons toutes et tous évaluer et admirer les actions d’un Denis Mukwege, gynécologue qui « répare » les femmes victimes de viols dans les conflits armés en Afrique, ou d’une Leymah Gbowee, leader chrétienne non violente en faveur d’une inclusion des femmes dans les processus de paix au Libéria. Néanmoins, le passage à l’acte (spontané ou réfléchi) n’est pas automatique.

Qui dans les relations internationales peut faire preuve de bienveillance ? Les diplomates ? Les fonctionnaires des organisations internationales ? Les membres de la société civile ?

F.R. : La bienveillance n’est pas l’apanage de quelques-uns. Les premiers acteurs auxquels on pense sont les diplomates qui prennent en compte cette sensibilité, voire la déclenchent immédiatement face aux souffrances endurées par leurs homologues après des attentats ou des catastrophes naturelles. Je fais également référence à la résonance que les diplomates peuvent expérimenter dans leurs pratiques en cultivant le calme et le silence (ce que l’on pourrait qualifier d’exercice acoustique de leur métier (1)Par lecture acoustique, on entend la place de l’écoute, du silence, de la résonance dans le travail quotidien des diplomates lesquels produisent des sons, modulent leurs voix, organisent des concerts comme instruments de représentation et de médiation. Voir Damien Mahiet, Rebekah Ahrendt, Frédéric Ramel. « Diplomacy: Audible and Resonant ». Diplomatica. A Journal of Diplomacy and Society, 2021. contribuant ainsi à rendre plus robuste la relation diplomatique, que ce soit en situation de négociations ou lors de commémorations.
Mais j’élargis à d’autres acteurs cette exploration : les organisations intergouvernementales qui contribuent à cultiver un multilatéralisme social dans l’esprit du solidarisme (améliorer les conditions d’existence des individus à l’instar de l’Organisation internationale du travail par exemple) ; la paradiplomatie des villes fondée sur la coopération en matière d’aménagement, de transports, de gestion des déchets et qui favorise l’amélioration du bien-être dans la vie locale(2)« Interview with Rodrigo Tavares over Paradiplomatic Trend », IR Insider, 17 septembre 2018. ; les ONG qui organisent et promeuvent le secours aux plus vulnérables. Les individus ordinaires constituent un autre maillon de cette chaine, qui peuvent aussi déployer des actions bienveillantes pour secourir des migrants (hospitalité), pour repenser leurs modes de consommation via la gestion d’espaces communs ou le recours aux circuits courts (sobriété).
Cet examen invite à reconnaitre la bienveillance non pas comme un substitut de la puissance et encore moins comme un fondement de la politique internationale. Ce serait utopique. La bienveillance apparait plutôt comme un liant ou un ciment dont la principale vertu est de favoriser la civilité. Car comme le soulignait avec justesse Pierre Hassner dans La revanche des passions : « Si nous n’avons pas à des degrés divers le sens de la fraternité, un monde purement d’intérêts comme un monde purement d’identités ne peut pas fonctionner ». Cette reconnaissance oblige à affermir notre compréhension des conditions favorables à la libération de la bienveillance. En cela, les représentants de l’École anglaise, comme Andrew Linklater dans le prolongement de Norbert Elias, ont déjà contribué à mettre en évidence les liens entre conduites de retenue et effets des interdépendances(3)Andrew Linklater, The Problem of Harm in World Politics, Cambridge University Press, 2011. Andrew Linklater, Violence and Civilization in the Western States-Systems, Cambridge University Press, 2016..

Vous évoquez la bienveillance négative. Que signifie cette notion ?

F.R. : La bienveillance négative consiste à ne pas causer de dommages à autrui. Elle rime avec non-nuisance. En droit international, l’essor du principe de due diligence, qui vise à s’abstenir de nuire avant même qu’une action ne soit engagée, s’enracine dans l’esprit même de la bienveillance, car elle active une attention renforcée à l’altérité. Cette forme de bienveillance ne doit pas être confondue avec les faces obscures de la bienveillance que j’explore également dans mon ouvrage. En effet, je n’exclus pas les dérives potentielles d’une action au nom de la bienveillance, mais dont la portée se heurte au fondement même de ce qui en fait la texture (ou la pulpe affective du respect, pour reprendre l’expression de Ricoeur(4)Paul Ricœur, « Sympathie et respect : phénoménologie et éthique de la seconde personne », Revue de métaphysique et de morale, 1954. : son instrumentalisation à des fins de réputation, l’arrogance qu’elle peut entrainer en accordant des aides que leurs bénéficiaires ne pourront pas rendre. Autrement dit, la présence parfois de tentations paternalistes dont la principale conséquence est de nier l’autre, ce qu’il est comme ses besoins. Il faut aussi comprendre l’absence de reconnaissance par les acteurs visés qui peuvent la refuser de manière catégorique, ce qui nécessite d’être prêts à accepter ce refus.
Ce qui se passe au Rwanda est l’exemple même de ce phénomène. Les visées réconciliatrices quant à la mémoire du génocide que portent les discours et les politiques publiques établissent un lien entre cohésion nationale — l’attachement au même pays meurtri dans le passé — et résilience personnelle — la guérison par le dépassement de soi. Cette dynamique est soutenue par des ONG impliquées dans ce travail cathartique d’émancipation par rapport aux haines. Mais les acteurs de la bienveillance se fourvoient lorsqu’ils imposent un devoir de pardon aux victimes qui ne sont pas encore prêtes à l’accepter, ni encore engagées dans ce cheminement délicat ou ouvertes aux excuses. Ici, la bienveillance « étouffe l’indignation(5)Valérie Rosoux, « Rwanda : la réconciliation idéalisée », Déviance et société, 2016 » de certaines victimes et manque de subtilité en les considérant toutes selon un même profil. En d’autres termes, les entrepreneurs du pardon se méprennent parfois sur la justesse de leurs propres vues. Une conception éclairée de la bienveillance doit accepter ce type de rejet. Elle ne peut pas effacer de telles réactions ni imposer la bienveillance qui, sans mesure, peut basculer dans le monde décrit par l’écrivain Stanislav Lem dans son ouvrage Le congrès de futurologie où un gouvernement à tentations totalitaires modifie la conduite de ses citoyens en libérant des bombes de mutuelle bienveillance…

« La bienveillance signifie accueillir l’altérité comme un autre soi-même dans un rapport d’égalité et non de domination », écrivez-vous. Une politique étrangère bienveillante est-elle possible ? Qu’impliquerait-elle ?

F.R. : La prise en compte de la bienveillance dans les politiques étrangères n’est pas nouvelle. Jacqueline de Romilly la décrit dans son bel ouvrage consacré à la douceur dans la pensée grecque(6)Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 1978., comme le fait le politiste Robert Axelrod dans sa célèbre théorie du comportement coopératif : il s’agit d’éviter les conflits inutiles quand l’autre coopère, ne pas se fâcher si le partenaire privilégie la sortie de la coopération, être indulgent après avoir été l’objet d’une provocation, être précis et transparent sur les positions diplomatiques adoptées afin de favoriser une adaptation des partenaires. Au-delà de ces exemples, une politique étrangère bienveillante implique une certaine tempérance ou retenue stratégique. Elle suppose d’adhérer aux principes de la non-nuisance à travers un appel à l’exemplarité en vue de rendre plus robuste le principe de due diligence fondée sur l’adage « qui ne peut et n’empêche, pèche ».
Une politique étrangère bienveillante peut se manifester dans le domaine des conflits armés, de la protection de l’environnement ou encore des droits humains. Elle suppose la prise en compte de vulnérabilités partagées face aux enjeux transnationaux qui exposent l’ensemble des sociétés aux mêmes risques (pandémies, changements climatiques). Néanmoins, la mise en œuvre réussie de politiques bienveillantes nécessite de répondre à deux conditions : ne pas succomber à la démesure stratégique et bénéficier en tant qu’État d’une reconnaissance pleine et entière, au-delà de la dimension juridique.
Les grandes puissances adoptent des postures susceptibles de succomber aux affres du premier et aux fragilités du second. Pierre Hassner comparait la politique étrangère de retenue de la Suisse à celle d’une Russie investie d’une mission civilisatrice face à l’Europe considérée comme décadente. La ligne de crête est étroite entre « respect des différences et affirmation d’une supériorité », soulignait-il. Si cet équilibre n’est pas atteint, on peut faire face à du ressentiment, à l’instar du cas russe depuis la sortie de la guerre froide. Une marginalisation diplomatique de Moscou associée à une influence occidentale de plus en plus saillante dans l’espace postsoviétique et un souffle en faveur des valeurs démocratiques qui ont entrainé Poutine dans une politique visant à revigorer une identité vacillante : annexion de la Crimée, offensives militaires russes en Ukraine…) Une politique étrangère bienveillante s’apparente à une entreprise délicate, mais en aucun cas elle ne saurait se confondre avec une intervention militaire à des fins de transformation des régimes politiques, — comme l’illustre le cas libyen — et ce alors que les détracteurs de la bienveillance utilisent bien souvent cet exemple afin d’en nier l’existence dans l’espace mondial.

Dans votre ouvrage, vous écrivez « Observer et promouvoir la bienveillance dans l’espace mondial, c’est aussi se distinguer par rapport à deux types d’approches actuelles très attractives. La première correspond aux théories critiques, rassemblées sous le terme de sociologie politique de l’international (…). La deuxième approche est celle des théories du, care. » Pourriez-vous nous en dire plus ?

F.R. : Ces deux approches sont particulièrement stimulantes. La première dévoile les mécanismes de domination, la seconde souligne l’existence de conduites altruistes en faveur des plus vulnérables. Je n’ai pas voulu m’inscrire dans ces deux approches pour deux raisons. La première tient à mon attachement à la sociologie des relations internationales. Si, par exemple, je cite Michel Foucault afin de mettre en relief la bienveillance comme potentiel qui fait écho au perfectionnisme moral, je privilégie Qu’est-ce que les Lumières et non Surveiller et punir. En d’autres termes, je n’exclus pas les côtés obscurs de la bienveillance comme instrument de domination, mais je n’en fais pas la ligne directrice de ma démonstration.
Quant à la deuxième approche, des critiques féroces, comme celles du philosophe Yves Michaud, réduisent la philosophie de la bienveillance à la théorie du, care. Or la première déborde la seconde bien que toutes deux reposent sur un même socle : la sollicitude. La philosophie de la bienveillance repose sur une conception de l’humain qui dépasse la vulnérabilité et ne se restreint pas à une politique de compassion.

Une approche bienveillante de l’international implique-t-elle d’adhérer à une histoire universelle qui prend l’humanité comme un tout indissociable ? Quelle place peut avoir la singularité ?

F.R. : Le philosophe et sociologue Georg Simmel avait déjà souligné l’étroite corrélation entre le développement de l’individualité et l’élargissement du lien social. Pour lui, « cette individualité de l’être et de l’action croît proportionnellement à l’extension du milieu social de l’individu »(7)Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de socialisation, PUF, 1999.. Il y a une quête d’universalité qui passe par la reconnaissance de la singularité tant des individus que des collectifs. Paul Ricœur, grand philosophe de la sollicitude et de l’hospitalité, a élaboré une conception de l’universalisme plus en phase avec cette quête toujours renouvelée de reconnaissance. Une difficulté apparait toutefois lorsque l’on cherche à étendre la bienveillance au-delà des cercles proches, car plus l’action s’oriente vers des individus distants, plus la bienveillance perd en intensité. Par ailleurs, on ne peut pas être bienveillant en permanence et envers tout un chacun. D’ailleurs, comme le souligne le philosophe Robert Spaermann : « les destinataires de la bienveillance sont si nombreux qu’il nous est impossible de venir en aide à chacun de la même façon »(8)Robert Spaemann, Bonheur et bienveillance. Essai sur l’éthique, PUF, 1997..

Vous avez conçu votre ouvrage comme un projet hybride, mêlant références aux sciences humaines et sociales, mais aussi aux différents arts, une hybridation qui était déjà présente dans vos travaux notamment sur la musique et la diplomatie. Comment le travail du politiste s’enrichit-il de ces apports ?

F.R. : Une partie de mes objets de recherche depuis une dizaine d’années sortent des sentiers battus ; ils abordent la sensibilité dans l’espace mondial à partir des images ou, comme vous l’avez indiqué, de la musique, qu’elle soit populaire ou savante, mais il y a une dimension supplémentaire dans cet ouvrage dont il ne faut pas oublier le sous-titre : il s’agit d’un essai politique. Autrement dit, je propose une exploration. J’invite à soulever des voiles, voire à engager une aventure. Cela se traduit par une liberté de ton que je n’avais pas encore expérimentée, une forme et un style qui diffèrent de mes écrits antérieurs. Par ailleurs, les supports artistiques sont des matériaux qui permettent d’éclairer la réalité politique et sociale de manière moins abrupte. En mobilisant les œuvres d’Emeric Lhuisset sur le réchauffement climatique ou le confinement (« Le bruit du silence »), de Saype sur la coopération entre les villes (« Beyond Walls »), ou plus largement des tableaux de peintres allant d’Holbein à Lévy-Dhurmer, je cherche à décrire la bienveillance comme attention à l’autre, à partir de représentations artistiques. Je ne suis pas le premier à emprunter ce chemin à Sciences Po. Bruno Latour avec l’École des arts politiques et bien sûr Laurence Bertrand-Dorléac, l’actuelle présidente de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), sont des aiguillons. J’essaye modestement de suivre leur chemin.

Pour finir, pouvez-vous nous dire quelques mots de la très belle carte retenue pour illustrer la couverture de votre ouvrage ?

F.R. : C’est une amie, chargée de recherche CNRS en histoire médiévale qui m’a fait découvrir cette magnifique carte. Oronce Fine (1494-1555), premier titulaire de la Chaire de mathématiques au Collège de France et cartographe de François Ier, en est l’auteur. Elle s’inspire de la méthode de projection cordiforme (en forme de cœur) inventée par l’allemand Johannes Werner au début du XVIe siècle. Bien qu’elle présente des approximations dues aux connaissances partielles de l’époque, elle prend en compte des terres australes non encore explorées. Elle possède une incontestable charge symbolique qui fait écho à l’esprit de mon ouvrage qui invite à ne pas écarter l’imagination en tant que faculté humaine qui, selon Gaston Bachelard, « hausse le réel d’un ton ». Je voulais aussi suggérer un attachement à la Terre, car, pour reprendre l’expression du sociologue Zigmunt Bauman à la fin de son Retrotopia (2017) : « nous — habitants de la Terre — nous retrouvons aujourd’hui, et comme jamais, dans une situation parfaitement claire, où il s’agit de choisir entre deux choses : la coopération à l’échelle de la planète ou les fosses communes ».

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI

Frédéric Ramel est professeur des universités membre du Centre de recherches internationales (CERI) et directeur du département de science politique. Ses travaux portent sur les enjeux de sécurité, la diplomatie et les organisations internationales. Il décentre également le regard en explorant des objets peu traités tels que le rôle de la musique et plus largement l’acoustique dans l’espace mondial.

Pour aller plus loin

Présentation de l’ouvrage dans les médias

Bibliographie complémentaire

— Hutcheson F., Système de philosophie morale, Vrin, 2016. Nouvelle traduction de l’ouvrage, originellement publié au 18ème siècle.

— Jullien F., Fonder la morale. Dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières, Grasset, 1995.

— Singer P., L’altérité efficace, Les Arènes, 2018.

— Van Cauwelaert D., La bienveillance est une arme absolue, Paris, Editions de l’Observatoire, 2019.

Notes

Notes
1 Par lecture acoustique, on entend la place de l’écoute, du silence, de la résonance dans le travail quotidien des diplomates lesquels produisent des sons, modulent leurs voix, organisent des concerts comme instruments de représentation et de médiation. Voir Damien Mahiet, Rebekah Ahrendt, Frédéric Ramel. « Diplomacy: Audible and Resonant ». Diplomatica. A Journal of Diplomacy and Society, 2021.
2 « Interview with Rodrigo Tavares over Paradiplomatic Trend », IR Insider, 17 septembre 2018.
3 Andrew Linklater, The Problem of Harm in World Politics, Cambridge University Press, 2011. Andrew Linklater, Violence and Civilization in the Western States-Systems, Cambridge University Press, 2016.
4 Paul Ricœur, « Sympathie et respect : phénoménologie et éthique de la seconde personne », Revue de métaphysique et de morale, 1954.
5 Valérie Rosoux, « Rwanda : la réconciliation idéalisée », Déviance et société, 2016
6 Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 1978.
7 Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de socialisation, PUF, 1999.
8 Robert Spaemann, Bonheur et bienveillance. Essai sur l’éthique, PUF, 1997.