Le consommateur est-il devenu un nouvel arbitre des rapports économiques ? Peut-il faire pression sur les entreprises ? Si oui, comment ? Ces questions se posent à l’heure où les consommateurs sont de plus en plus mobilisés pour soutenir, par leurs achats ou leurs modes de vie, des causes plurielles telles la lutte contre le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité, le bien-être animal, le développement économique des producteurs agricoles ou la protection des travailleurs. La consommation engagée renvoie à l’idée que nos choix peuvent aller au-delà de nos désirs, nos envies, pour prendre en compte des objectifs collectifs. La consommation devient alors raisonnée par des principes éthiques, sociaux ou politiques et non plus seulement en vertu des intérêts individuels.
Mais en réalité, cet engagement est le produit d’un travail déployé par des associations de la société civile, et dans une moindre mesure par les pouvoirs publics, afin de construire la réflexivité des consommateurs, de les rendre conscients des dangers qui menacent la collectivité mais aussi de leur propre responsabilité dans l’évolution des fonctionnements économiques qui en sont à l’origine. Pour forger cette position qui dessine aujourd’hui les contours de la consommation engagée, trois types de moyens sont déployés.
Un premier moyen consiste à mettre en cause des responsabilités, celles des entreprises mais aussi celles des consommateurs. Appeler au boycott d’un produit ou d’une marque, développer des campagnes de dénonciation par le name and shame, sont des moyens qu’utilisent des ONG pour mettre en évidence les externalités ou les coûts cachés liés aux activités de certaines entreprises. Il s’agit par exemple de montrer que le renouvellement fréquent de certains produits, comme les vêtements, n’est pas sans effet sur l’environnement, en raison des traitements chimiques, de la consommation d’énergie et de ressources liée à leur fabrication et à leur transport. Certaines ONG vont aussi mettre en avant les coûts sociaux importants de cette sur-consommation qui se fait au prix de conditions de travail particulièrement difficiles pour les ouvriers des pays où ces productions sont délocalisées.
Enfin, il existe une troisième catégorie de moyens, moins visibles dans l’espace public, souvent plus ancrés dans les territoires et en prise avec le secteur de l’économie sociale et solidaire. Ce sont par exemple les systèmes d’échanges locaux, les banques du temps, les monnaies sociales, les contrats locaux producteurs-consommateurs, les coopératives de consommation, les ateliers de réparation collectifs, les cafés ou épiceries solidaires, les jardins de comestibles urbains, les bibliothèques d’outils, les repairs cafés, les chantiers participatifs, les coopératives de production d’énergie, les éco-villages.
Ces initiatives dessinent un dense tissu associatif qui partage et diffuse les modalités d’une consommation alternative à celle qui est véhiculée par le monde marchand. Il s’agit notamment d’opposer la sobriété à l’abondance, la réparabilité et le recyclage au renouvellement et à la mise au rebut, le partage ou la mutualisation à la propriété, la responsabilité et l’engagement dans la gouvernance des systèmes économiques à la souveraineté du choix du consommateur. Ces expérimentations constituent un vaste laboratoire d’innovations sociales qui produit une réflexion très articulée avec les enjeux environnementaux, sociaux et économiques des sociétés contemporaines, en France comme dans de très nombreux pays.
Parce que la consommation engagée est surtout investie par une catégorie sociale de consommateurs particulière, elle ne modifie qu’à la marge les pratiques de la très grande majorité. Les consommateurs engagés représentent une toute petite fraction de la population*, celle de ceux qui souhaitent fortement investir cette position réflexive, soit par engagement militant, soit dans une démarche de construction identitaire, souvent dans un mélange des deux.
Cependant, la consommation engagée ne saurait être sans effet, parce que ses ressorts sont avant tout collectifs, bien plus qu’individuels. Comme toute action militante, elle produit des effets pluriels, plus ou moins escomptés par les activistes. Elle joue un rôle considérable dans la visibilité, à la fois des causes défendues, et des solutions qu’elle promeut. Cette visibilité facilite à son tour les reprises, tant par les décideurs publics que privés, qui projettent dans ce qu’ils perçoivent comme étant d’importantes sources de rétribution électorale ou marchande.
C’est d’autant plus vrai que les consommateurs les plus engagés, loin d’être désaffiliés politiquement sont, au contraire, fortement mobilisés dans les formes les plus traditionnelles de la participation politique et qu’ils disposent d’un certain pouvoir d’achat. Si les consommateurs n’ont pas massivement et radicalement changé leurs façons de faire, circulent cependant des représentations alternatives du consommateur et de ses responsabilités, des cadres moraux de la consommation. La consommation engagée incarne une autre représentation de ce que doit être la consommation qui repose sur d’autres impératifs moraux que ceux des sociétés consuméristes, elle encourage à petits pas la volonté des pouvoirs publics à réorienter les pratiques des entreprises vers une meilleure prise en compte des enjeux collectifs. La consommation engagée est bien par conséquent l’un des moteurs du changement de nos sociétés. Elle a joué un rôle important dans la façon dont plusieurs problématiques environnementales sont aujourd’hui devenues plus visibles dans l’espace public : qu’il s’agisse de la longueur des circuits de l’alimentation, de la question des pesticides, du gaspillage alimentaire ou plus récemment de l’obsolescence programmée.
Sophie Dubuisson-Quellier directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations
*Selon l’Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique (dite Agence Bio), en 2015, 69% des français déclarent consommer du bio mais ce chiffre recouvre aussi bien des achats réguliers qu’occasionnels. Selon le ministère de l’agriculture, 6 à 7% des achats seulement se font en circuits courts. Voir baromètre consommation 2017 Agence BIO / CSA.
Sophie Dubuisson-Quellier, directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations, conduit des travaux en sociologie économique portant sur la fabrique sociale du consommateur. Elle analyse la façon dont les conduites économiques des consommateurs sont façonnées à la fois par les démarches des entreprises, de l’État et des mouvements sociaux.