par Gilles Ivaldi
La défaite de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine de novembre dernier et la relative incapacité des populistes à faire entendre leur voix dans le contexte sanitaire semblent témoigner d’un nouveau cycle politique moins porteur pour des partis tels que le Rassemblement National (RN) en France, l’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne ou la Lega en Italie. Pour autant, il serait imprudent de conclure trop vite à un recul durable de ces acteurs. Les enjeux et anxiétés qui président au vote en leur faveur continuent de structurer en profondeur les opinions publiques en Europe ou aux États-Unis, et constituent un réservoir potentiel pouvant encore servir le jeu des entrepreneurs populistes.
De part et d’autre de l’Atlantique, la crise du coronavirus représente un défi majeur pour les formations populistes. Aux États-Unis, les inquiétudes face à la pandémie de Covid-19 ont constitué le talon d’Achille du national-populisme trumpiste au pouvoir, notamment au sein de l’électorat modéré qui paraît avoir été le plus sensible à l’échec de la gestion par le président sortant de la crise sanitaire (1)Gilles Ivaldi, Oscar Mazzolen – Inquiétudes économiques face à la Covid-19 : un terreau pour le vote national-
Au Royaume-Uni, Boris Johnson a lui aussi payé le prix politique de sa gestion pour le moins erratique dans les premiers mois de la pandémie. Son retour — très limité — en popularité depuis décembre 2020(2)voir : Boris Johnson approval rating, YouGov.tient pour partie à une campagne de vaccination réussie qui traduit aussi l’abandon par le Premier ministre britannique de la démagogie populiste et l’adoption d’un style tout churchillien face à l’aggravation de la situation sanitaire. En Italie, les forces populistes de la Lega et du Mouvement cinq étoiles (M5S) ont fait un pas supplémentaire vers la normalisation en rejoignant le gouvernement technique de Mario Draghi en février dernier, renonçant de facto à ouvrir une nouvelle crise politique.
D’une manière plus générale, lorsqu’elles se trouvent dans l’opposition, les forces populistes de droite peinent à occuper l’espace, à l’image de l’AfD allemande, du Parti de la Liberté autrichien (FPÖ) ou des populistes bataves. En France, le RN ne semble pas tirer véritablement bénéfice de la crise sanitaire. Si les sondages d’intentions de votes prédisent de nouveaux records pour Marine Le Pen, ceux-ci doivent être lus avec la plus extrême prudence tant l’échéance présidentielle de 2022 reste relativement lointaine et l’offre électorale très incertaine(3)Bruno Cautrès – Présidentielle 2022 : comment lire les sondages avec attention ?, Institut Montaigne, février 2021.. La popularité de Marine Le Pen est demeurée assez stable — autour de 30 % d’opinions positives — depuis le début de la pandémie(4)voir : Tableau de bord des personnalités Paris Match/Sud Radio – Ifop/Fiducial Mars 2021. Par ailleurs, le pourcentage de Français voyant le RN en tant que principale force d’opposition au président Macron a quant à lui chuté depuis un an, de 43 % en septembre 2019 à 33 % en janvier dernier(5)voir : Tableau de bord politique, Paris Match/Sud Radio –Ifop/Fiducial, Janvier2021.
Outre-Rhin, l’AfD a reculé lors des élections régionales récentes dans le Bade-Wurtemberg et en Rhénanie-Palatinat, perdant respectivement 5,4 et 4,3 points. Aux Pays-Bas, les deux partis de droite populiste — le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders et le Forum de Thierry Baudet — se sont maintenus à un niveau comparable à celui de 2017 à l’occasion des législatives de mars 2021 marquées par le succès du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) du Premier ministre Mark Rutte et des libéraux-démocrates de D66.
Cet état de relative léthargie contraste fortement avec le cycle populiste précédent, qui s’était ouvert dans le sillage des crises financière de 2008 puis migratoire en 2015(6)Voir Gilles Ivaldi, De Le Pen à Trump : le défi populiste, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2019.. Les élections européennes de 2014 avaient vu l’émergence ou la consolidation de forces populistes sur l’ensemble du spectre politique. En 2015, dans un contexte dominé par l’afflux de réfugiés syriens, les formations populistes de droite avaient enregistré des résultats à la hausse dans un grand nombre d’États membres de l’Union européenne. En 2016, le référendum britannique sur le Brexit puis la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine témoignaient de la vitalité d’un national-populisme global dont on trouve encore trace dans de nombreux États membres de l’UE à l’occasion des élections européennes de 2019(7)Gilles Ivaldi – Les populismes aux élections européennes de 2019 : diversité idéologique et performances électorales, Fondation Jean Jaurès, 2020..
Les raisons de la torpeur populiste actuelle sont multiples mais tiennent pour l’essentiel à deux grands ordres de facteurs.
Le premier est l’effet connu de « rally round the flag », tel que défini dans les années 1970 par la sociologie politique américaine, et qui postule qu’en temps de crise grave, les citoyens se tournent plus volontiers vers les partis au pouvoir. Face aux enjeux de la crise sanitaire, les citoyens privilégient la recherche de solutions crédibles et rassurantes, et se détournent de la démagogie, voire du « soft » complotisme des populistes de droite. En Allemagne, la sanction de la CDU aux récentes élections régionales, sur fond de scandales liés à des accusations de possibles commissions perçues par des élus conservateurs dans l’achat de masques, a pour l’essentiel profité aux Verts et au SPD au pouvoir en Rhénanie-Palatinat et dans le Bade-Wurtemberg, renforçant la position des ministres-présidents sortants
Le second facteur tient au retour en force du volontarisme politique et de l’État social, au travers des nombreux plans de sauvetage des économies nationales, pour répondre aux inquiétudes liées aux conséquences économiques et sociales de la pandémie. Les inégalités et les insécurités économiques sont au cœur de la vague populiste contemporaine, le plus souvent « médiatisées » par les attitudes négatives à l’égard de l’immigration ou des élites politiques(8)Italo Colantone et Piero Stanig, « The Trade Origins of Economic Nationalism: Import Competition and Voting Behavior in Western Europe », American Journal of Political Science, vol. 62, n°4, octobre 2018, pp. 936-953.. Ainsi, le pari du « quoi qu’il en coûte », au niveau des États-nations mais également de l’Union européenne, apporte, à court terme, une réponse à ces inquiétudes et agit comme un rempart à leur instrumentalisation par les populistes.
Il serait cependant imprudent de conclure à un recul durable du populisme. Dans certains pays européens, ces formations semblent d’ores et déjà en mesure de capitaliser sur les inquiétudes liées au contexte sanitaire, à l’image de l’émergence récente de Chega au Portugal ou de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR) en Roumanie. La droite populiste a par ailleurs le vent en poupe en Belgique ou en Finlande, et, dans une moindre mesure, aux Pays-Bas ou en Espagne.
Plus significatif encore, les attitudes structurantes du populisme demeurent importantes au sein des opinions publiques européennes. La vague 12 du Baromètre de la Confiance politique du CEVIPOF réalisée en février dernier en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni atteste de la présence d’attitudes populistes largement partagées par les citoyens dans les quatre pays couverts par l’enquête. La critique des élites politiques reste forte dans tous les contextes : plus de 60 % des enquêtés pensent que les hommes politiques n’agissent pas assez ou qu’ils sont déconnectés de la réalité ; l’appel à la souveraineté populaire réunit près d’un répondant sur deux dans les quatre pays ; le sentiment d’un fossé entre les citoyens et leurs représentants est partagé par près des deux tiers des Français, des Allemands, des Italiens et des Britanniques, et pas loin de la moitié disent préférer être représentés par un citoyen ordinaire plutôt qu’un politicien professionnel.
Tableau. Attitudes populistes en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni
L’existence d’une profonde défiance politico-institutionnelle associée à ce populisme « d’en-bas » offre un terreau particulièrement fertile à la critique des élites et à l’instrumentalisation des effets économiques et politiques de la pandémie par les entrepreneurs populistes. De par ses répercussions économiques et sociales à venir, l’épidémie de coronavirus a le potentiel d’une déstabilisation profonde de sociétés occidentales déjà fragilisées depuis la crise de 2008, qui pourrait ouvrir la voie à de nouveaux succès populistes une fois l’urgence sanitaire passée. Reste la question de l’activation de ce potentiel. L’histoire récente du populisme nous rappelle que le succès des acteurs populistes repose généralement sur leur capacité « d’interpréter » les crises pour orienter les perceptions des citoyens(9)Benjamin Moffitt, How to Perform Crisis: A Model for Understanding the Key Role of Crisis in Contemporary Populism. Government and Opposition, 50(2), 2015, p.189-217.
De par leur stratégie anti-establishment et leur discours nationaliste, les mouvements de droite populiste sont en mesure de capitaliser sur les inquiétudes économiques, sociales et culturelles qui alimentent traditionnellement le vote en leur faveur, et qui ne manqueront pas de surgir dans l’après-Covid. Et ce d’autant plus que la crise sanitaire touche principalement les groupes sociaux les plus vulnérables, dans les couches populaires et les classes moyennes inférieures, qui constituent le gros des troupes des droites populistes(10) Cf. Daniel Oesch et Lise Rennwald, Electoral competition in Europe’s new tripolar political space: Class voting for the left, centre‐right and radical right. European Journal of Political Research, 57(4), 2018, p.783-807..
À plus longue échéance, l’impact de la crise sanitaire pourrait aussi se faire sentir dans la légitimation de certains des thèmes fétiches des populistes de droite. Si les inquiétudes relatives à la pandémie ont attisé la demande de protection, de sécurité et de leadership fort, les enjeux de la pandémie de coronavirus Covid-19 résonnent aussi avec la question fondamentale des frontières, de la souveraineté et de la protection des intérêts nationaux, et plus généralement avec les multiples insécurités économiques et culturelles produites par la globalisation.
Enfin, associée aux conséquences du changement climatique, l’explosion de l’extrême pauvreté dans les pays les plus fragiles face à la pandémie sera de nature à intensifier les flux migratoires, remettant l’immigration au cœur de l’agenda politique, au profit des droites populistes.
Les données de la dernière vague du Baromètre de la Confiance politique illustrent la présence d’un set d’attitudes autoritaires, nativistes et redistributives en phase avec l’idéologie national-protectionniste des populistes de droite : autour de 60 % des citoyens interrogés en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni pensent qu’il y a trop d’immigrés ; plus de 70 % qu’il faut réduire les inégalités de revenus ; entre 30 et 40 % estiment que leur pays doit se protéger davantage du monde ; autour de 45 % adhèrent à l’idée d’avoir « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections ». À l’aune de ces données, un nouveau « cycle » politique marqué par le déclin durable des acteurs populistes paraît encore très hypothétique.
Gilles Ivaldi, chargé de recherche CNRS au CEVIPOF, consacre ses recherches à l’analyse des partis de droite radicale et au phénomène populiste en Europe occidentale et aux États-Unis dans une perspective de sociologie politique comparée.
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