L’exigence de déontologie va croissant, touchant un nombre toujours plus grand de professions et de missions : personnel politique, fonctionnaires, professions médicales, journalistes, scientifiques… A cet enjeu, les réponses se multiplient : déclarations d’intérêts, transparence des processus de décision, référents au sein des organismes, institutions spécialisées. Pour autant, la question n’est pas close. Jusqu’où aller, à quels principes se rattacher, comment les mettre œuvre ? Guillaume Tusseau, professeur des universités à l’École de droit, nous propose des réponses s’appuyant sur un ouvrage qu’il a récemment dirigé : “La déontologie publique, trajectoire et présence d’une notion ambiguë”. Entretien.
Guillaume Tusseau : C’est un sujet sur lequel je travaille depuis longtemps avec les membres d’un centre de recherches pluridisciplinaire consacré à l’œuvre de Jeremy Bentham. C’est en effet ce dernier – philosophe et juriste anglais des XVIIIe et XIXe siècles – qui a inventé le terme et – ce qui n’est pas la même chose – le concept de déontologie. Depuis une dizaine d’années, nous avions vu la question émerger dans les démocraties occidentales. Pour ce qui est de la France, il y a d’abord eu une commission créé en 2010 sur “la réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique”. Son rapport – “Pour une nouvelle déontologie de la vie publique” – a donné lieu à un projet de loi, mais qui n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour du Parlement. Malgré tout, son travail a abouti à la première charte de déontologie de la juridiction administrative. En 2012 – l’année du scandale Cahuzac – a été créée une nouvelle commission “sur la rénovation et la déontologie de la vie publique” qui a débouché sur la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. C’est un moment majeur pour la vie publique mais aussi pour nous, chercheurs, car cela nous a permis de présenter nos réflexions théoriques, philosophiques, historiques et juridiques sur la déontologie en les liant directement à une pratique en train de se faire.
G.T. : Bentham définit la déontologie (déon en grec ancien signifie « ce qui convient, ce qui est convenable») comme étant la science des devoirs. Il y consacre certains de ses derniers écrits, publiés de façon posthume sous le titre de “Déontologie ou Science de la morale”. Dans son esprit, le premier des devoirs est celui de ne pas faire de mal à quiconque (y compris aux animaux) et il s’applique à toutes les échelles. Cela commence par les devoirs que l’on a envers soi, envers ses proches, pour aller – par cercles concentriques – jusqu’aux devoirs dans la sphère publique.
G.T. : Oui. Il s’est effectivement positionné dans ce que l’on appelle la science de l’ingénierie des institutions. Pour faire en sorte que la déontologie soit effective, il en a appelé aux principes de l’injonction, de l’intérêt et du devoir. Il a réfléchi à un ensemble de dispositifs incitatifs. Sur le plan de la déontologie publique, il propose notamment des concours de la fonction publique. Mais surtout, il reprend aussi son idée de panoptique – qu’il avait élaboré pour les prisons – afin d’organiser les bureaux des ministères. Les délinquants potentiels (les ministres et les fonctionnaires) seraient placés au centre d’un bâtiment autour duquel le public pourrait circuler et les observer. L’idée est de faire coïncider l’intérêt et le devoir des agents publics, en les motivant par un système d’incitations matérielles et symboliques, à s’acquitter correctement de leur fonction au bénéfice de la population. Sur le plan privé, Bentham a réfléchi à ce qu’il appelle une législation “indirecte” qui recouvre des dispositifs assez semblables à des nudges. Une technique très en vogue aujourd’hui et qui propose d’influencer en douceur nos comportements dans notre propre intérêt. Notre projet French Nudges s’intéresse entre autres aux manuscrits qu’il a consacrés à ce sujet.
G.T. : Bentham aurait certainement eu une réflexion conséquentialiste à ce sujet, à savoir que la faute doit être punie proportionnellement à ses conséquences. Mais même dans cette perspective, cela peut aller assez loin, selon l’adage “Qui vole un bœuf, vole un œuf”, qui a pu justifier des politiques pénales de “tolérance zéro”. La dimension de l’exemplarité est également importante. Par exemple, si un fonctionnaire détourne de l’argent sans être poursuivi, la tentation de l’imiter est potentiellement plus forte. En réalité, le cœur de la dynamique actuelle me semble reposer sur le développement de ce que l’on pourrait appeler un “réflexe déontologique”. C’est ce que j’ai expérimenté en tant que membre du Conseil de la magistrature, qui a pour mission de veiller à la déontologie des magistrats. Son approche, au lieu d’être coercitive, est plutôt celle d’inciter les magistrats à s’interroger, du point de vue des valeurs qu’exprime leur serment, sur leur propre pratique professionnelle et sur leur propre conduite. Les magistrats peuvent se poser toutes sortes de questions de la plus simple à la plus complexe : est-ce que je peux écrire un roman policier qui pourrait donner des idées à des criminels ? Puis-je avoir un engagement politique et associatif semblable à celui de tout citoyen? Puis-je témoigner d’un accident auquel j’assiste sachant que mon témoignage peut influencer plus qu’un autre le magistrat qui s’occupera éventuellement du dossier ? etc. Pour répondre à ce genre de questions, le CSM a mis en place un service d’aide et de veille déontologique, une sorte de “numéro vert” que les magistrats peuvent contacter par téléphone ou par courriel afin d’être guidés dans leur démarche pour répondre à ce genre d’interrogations.
C’est d’ailleurs sur la base des différents cas qui se sont présentés que le CSM a actualisé la dernière version du recueil des obligations déontologiques des magistrats avec des fiches pratiques : les questions familiales, les nouvelles technologies, etc.
G.T. : Chaque exercice professionnel peut nécessiter des adaptations. Mais il existe des exigences qui semblent transversales, notamment pour ce qui est des interférences entre les missions d’ordre public et la vie privée, qui soulèvent la problématique des conflits d’intérêts. De manière plus générale, en droit de la fonction publique, les comportements privés peuvent avoir des répercussions sur la situation professionnelle. Par exemple, si un policier est coupable de violences conjugales, il sera sanctionné au niveau pénal bien sûr, mais il encourt par ailleurs une répression disciplinaire à l’intérieur de son corps. Ce principe d’indépendance des répressions pénale et disciplinaire repose notamment sur la protection de la dignité des fonctions et de l’image des institutions. C’est un point fondamental.
G.T. : Absolument. Mais il existe encore une importante marge de progression pour que le réflexe déontologique ou la culture de la déontologie s’implantent durablement. Ce que constatent certains esprits sceptiques, c’est que la déontologie avance par à-coups, au gré des scandales. Mais il faut néanmoins souligner que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s’est “installée” dans le paysage institutionnel, et que ses missions s’élargissent, notamment via l’absorption toute récente de la Commission de déontologie de la fonction publique et la mise en place d’un répertoire des représentants d’intérêts. A la lisière de la théorie et de la pratique, s’est aussi créé un Observatoire de l’éthique publique, qui constitue un aiguillon important en la matière. Mais il est vrai qu’il y a des limites, des résistances. En France, par exemple, il a été très difficile de demander aux élus de déclarer ouvertement leurs revenus et leur patrimoine, alors que c’était une pratique acceptée depuis longtemps dans de nombreux d’autres pays. C’est un véritable changement culturel qui doit s’opérer.
G.T. : Ce n’est pas si simple. Ici le rôle des médias est important. Le journalisme d’investigation est souvent décisif pour mettre à jour des errements déontologiques. Mais l’effet de médiatisation peut décevoir lorsqu’il tend, par sensationnalisme, davantage à mettre en avant les scandales qu’à exposer ce qui va dans le bon sens. Le cas de François de Rugy est à cet égard exemplaire. Paradoxalement, lorsqu’il était président de l’Assemblée, François de Rugy s’est beaucoup investi dans les questions d’éthique publique. Lors de l’affaire des homards, quelques médias ont mentionné cet aspect, mais bien sûr de façon limitée, ironique et sans faire état, puisque la matière est relativement technique, des apports qu’il a permis en la matière et qui lui survivront. Pour autant, on peut penser que ce scandale permettra des avancées que l’on pourrait mettre – en partie – au crédit du “bruit” engendré par les médias. De ce point de vue, ainsi que le recommandait Bentham, c’est aux conséquences qui s’ensuivent du point de vue du plus grand nombre qu’il faut prêter attention.
Propos recueillis par Hélène Naudet, direction scientifique
Guillaume Tusseau est professeur de droit public à Sciences Po. Il possède une double spécialité de constitutionnaliste, notamment dans le domaine du contentieux constitutionnel comparé, et de théoricien du droit, en particulier dans le domaine de la théorie analytique du droit et de la pensée de Jeremy Bentham. En savoir plus
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