Soutenue par la Fondation pour les Sciences Sociales, créée sous l’égide de la Fondation de France, Gwenaële Rot, Professeur des universités et chercheuse au Centre de sociologie des organisations, a entrepris une étude sur l’évolution du métier de chef décorateur qui tient un rôle clé dans la fabrication d’un film. Pour cette sociologue du travail, il est nécessaire d’étudier les bouleversements qu’engendre l’arrivée du numérique sur l’exercice de ce métier, sa position et ses évolutions.
Comme le soulignaient les sociologues Georges Friedmann et Edgar Morin en 1952 : « La force du film réside dans le mélange d’imagination et de réalité, dans le caractère réel de cet imaginaire, dans le caractère imaginaire de ce réel ». Un décor de cinéma, participant de ce “mélange” est donc bien plus qu’un agencement.
Du « décor naturel » quand l’espace urbain ou rural est approprié, au studio sur fond bleu où joueront les comédiens avant que ne soient incrustées des images de synthèse, en passant par le décor construit « à l’ancienne » : la manière de fabriquer et de faire exister un décor de cinéma varie en fonction des histoires à raconter, des techniques employées et de l’économie du film.
Qu’il soit réaliste et/ou imaginaire le décor qualifie ceux qui vont l’habiter et le traverser le temps du récit filmique. Fabriquer un décor, c’est donc caractériser des lieux dans leurs dimensions historique, esthétique et sociologique.
Concevoir un décor implique que toute une chaîne de coopération artistique se met en place pour identifier et transformer un lieu en décor de cinéma : chercheurs de décors (repéreurs), ouvriers et techniciens de la décoration (constructeurs, peintres, staffeurs, sculpteurs, plâtriers, serruriers, ensembliers, accessoiristes, etc.). Le chef décorateur, véritable chef d’orchestre, occupe une place centrale au cœur de cette organisation, même si au cours du tournage le chef opérateur, responsable de la lumière, contribue aussi, à façonner le décor.
Or, le recours aux moyens numériques bouleverse de plus en plus cette chaîne de coopération artistique. Interviennent au cours du tournage et surtout en phase de postproduction d’autres professionnels – notamment des superviseurs d’effets spéciaux – dont l’action complète et transforme le travail de conception et de fabrication des décors. Le développement des technologies numériques, leur perfectionnement et l’abaissement de leurs coûts conduit à repenser les modalités de fabrication des décors puisque une grande partie du travail de décoration peut désormais être réalisée après le tournage. Ainsi, l’ensemble des activités liées à la décoration s’en trouvent modifiées en profondeur et c’est la totalité de la chaîne de fabrication des images qui a vocation à être ré-agencée.
L’enquête sociologique placée au coeur de cette recherche vise en particulier à étudier la manière dont les chefs décorateurs de cinéma repositionnent leur activité dans le temps, de la phase de préparation à celle de la postproduction. Comment redéfinissent-ils leur manière de travailler ? Quelles formes prend la coopération entre les différents professionnels impliqués dans la réalisation d’un décor de cinéma ? Dans quelle mesure le traitement numérique de l’image en phase de postproduction a-t-il des incidences non seulement sur la phase de choix des lieux de tournage, la conception des décors mais aussi sur les modalités de la mise en scène cinématographique ?
Pour répondre à ces questions, de nombreux entretiens qualitatifs seront conduits auprès de différents professionnels : chefs décorateurs, repéreurs, chefs opérateurs, superviseurs d’effets spéciaux et réalisateurs. Cette enquête conduira aussi à observer différents espaces de travail : des bureaux de préparation de film aux salles informatiques de traitement numérique de l’image en passant par les plateaux de tournages situés en décors naturels ou en studio.
Se pose enfin la question de savoir si ces évolutions sont assimilables à une opération où un corps de métier se substituerait à un autre. S’agit-il d’un tournant où la phase de postproduction l’emporterait sur la préparation du film et du tournage ? Ne peut-on pas penser que, de la même manière que des chef opérateurs sont parfois appelés pour réaliser la lumière d’un film d’animation, les chefs décorateurs auront toujours un rôle à jouer pour déterminer les orientations artistiques liées au décor ? L’importance prise par le numérique peut-elle permettre de se détacher de l’emprise matérielle sur de « vrais » lieux qu’implique la plupart des tournages ?
Pour finir, dans un contexte de recomposition majeure des techniques et des frontières professionnelles, nous nous interrogeons sur l’essentialité de la matière et de l’espace concret qui, nous le croyons, demeureront des ressources essentielles pour la création cinématographique.
* Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche plus large sur les métiers du cinéma et les espaces de tournage.
Gwenaële Rot, Professeur des Universités et chercheure au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po, s’intéresse à la sociologie du travail, des entreprises et des organisations à travers les formes concrètes de la production ainsi qu’aux modalités et aux effets sur le travail de la rationalisation de l’activité économique.