par Richard Balme, Professeur des universités
chercheur au Centre d’études européennes et de politique comparée
L’une des images les plus négatives associées à la République Populaire de Chine concerne certainement les questions d’environnement. Il y a à cela de bonnes raisons si l’on considère l’intensité de la croissance chinoise et l’ampleur des dommages qu’elle inflige à l’environnement. La politique d’ouverture lancée en 1978 y a en effet enclenché un processus d’industrialisation et d’urbanisation sans précédent. S’y sont concentrés en quatre décennies les mêmes impacts environnementaux que ceux qui se sont déployés sur près de deux siècles en Europe, en Amérique du nord ou au Japon. Si la Chine s’enorgueillit légitimement de sa croissance, grâce à laquelle des centaines de millions de personnes sont sorties de la pauvreté la plus extrême, l’accès au développement se traduit par des usages intensifs de l’ensemble des ressources naturelles (le sol, l’eau, les matières premières) et des consommations d’énergie très élevées. L’environnement est fortement mis à l’épreuve par la modernisation chinoise.
En amont, c’est une expansion urbaine accélérée, une agriculture beaucoup plus intensive avec la généralisation des pesticides et des engrais, des besoins en eau sans cesse croissants, et des activités extractives (minerais, bois, combustibles fossiles) toujours plus importantes. La construction du barrage des trois gorges sur le Yangtze est une bonne illustration de cette mobilisation de ressources à très grande échelle.
En aval, la pollution industrielle et celle générée par l’urbanisation et les transports affectent à leur tour gravement les sols, l’air et l’eau. Les villes chinoises sont ainsi réputées pour figurer parmi les plus polluées au monde, alors que les bassins versants souffrent de situations souvent critiques. Les accidents industriels sont fréquents, et leurs victimes exposées à de graves conséquences sur le long terme. Comme d’autres pays en développement, la Chine a aujourd’hui à faire face à l’existence de « villes-cancer », où les dommages sanitaires de l’activité industrielle et leurs conséquences sociales sont particulièrement dramatiques.
La responsabilité de cette situation est souvent imputée à l’autoritarisme du régime post-communiste, ou au capitalisme globalisé, ou encore à l’étrange cocktail les associant. Mais la question environnementale repose d’abord en Chine sur une donnée écologique de base : le pays nourrit 1,321 milliard d’habitants, soit 22% de la population mondiale, sur 9% de la surface arable du globe. Malgré sa politique de contrôle des naissances, la population a jusqu’ici continué d’augmenter grâce au développement économique, alors que la surface des terres cultivables a fortement diminué sous la pression conjuguée de facteurs naturels et humains. C’est cette équation qui est au cœur des défis adressés à la politique environnementale en Chine. La pression croissante exercée sur un environnement fragile (les régions côtières, les zones humides des grands deltas, les massifs forestiers, les parties arides du nord et de l’ouest du pays, les grands cours d’eau) est d’abord d’origine démographique.
Elle est ensuite considérablement amplifiée par l’urbanisation, l’industrialisation et le développement de la productivité agricole. Finalement, la Chine est depuis 2008 le premier pays émetteur de CO2 en valeur absolue, et a depuis le début de la décennie rejoint le niveau d’émission par habitant des pays européens, sans atteindre les records toujours détenus par les États-Unis.
La Chine contribue donc fortement au changement climatique, dont elle subit aussi sévèrement les conséquences, particulièrement en terme de sécurité alimentaire, de sècheresse et d’exposition aux évènements extrêmes, cyclones et inondations en particulier. Le climat est donc devenu un enjeu majeur pour la trajectoire de développement du pays et pour son positionnement dans les relations internationales.
Implacablement, ce sont les populations les plus pauvres et les plus démunies qui souffrent le plus des dégradations environnementales, parce qu’elles sont à la fois les plus exposées (dans les régions arides, au bord des cours d’eau contaminés, ou dans les industries dangereuses) et les moins susceptibles de pouvoir se protéger. La pollution est aussi, avec les problèmes d’expropriation et les affaires de corruption les plus criantes, un motif important des protestations souvent explosives qui agitent les campagnes et les villes.
L’environnement constitue donc une série de défis qui mettent à l’épreuve l’ensemble de la gouvernance du régime, c’est-à-dire sa capacité à agir pour répondre aux attentes de la population, à transformer ses modes opératoires et à demeurer légitime. Dans les exercices de prospective on évoque souvent l’idée que la fragilité du régime réside précisément dans son exposition aux conséquences potentielles d’une crise de grande ampleur, qui pourrait soulever la population contre lui. Dans la période récente, le PCC a cependant résisté au tremblement de terre de Wenchuan de 2008 et à ses 69,000 victimes, où la responsabilité des autorités fut mise en cause (ainsi qu’aux conséquences sociales de la crise financière déclenchée la même année). Dans le domaine environnemental, la crise n’est pas une hypothèse, mais une réalité quotidienne pour les chinois confrontés à la pollution de l’air, de l’eau et des sols, et à ses conséquences sur l’alimentation et la santé. Pourtant le régime perdure en évitant les transformations politiques majeures. Cette résilience du régime chinois face à la crise environnementale est au cœur des questions explorées par la recherche en politique de l’environnement.
Tout d’abord, les autorités chinoises ont été particulièrement actives dans ce registre. Après une phase de retard qui a duré jusqu’au milieu des années 2000, et dans le contexte du chantier pharaonique de modernisation de l’administration, la Chine s’est progressivement dotée d’un appareil législatif et réglementaire tout à fait comparable à celui dont disposent les pays développés. Ces innovations sont largement intervenues sous l’effet de transferts de politiques publiques avec le développement des relations internationales de la Chine, par l’adoption et la ratification de tous les grands traités environnementaux, par les programmes de coopération bilatérale et multilatérale, et par des importations sélectives d’instruments d’action publique. La gouvernance de l’environnement connaît, en Chine comme ailleurs, une forte dimension transnationale.
Paradoxalement, si elle s’affranchit volontiers des frontières, elle reste aussi dans l’espace national relativement compartimentée dans le secteur structuré autour de l’Agence de Protection de l’Environnement qui impose difficilement ses vues aux autres administrations. Malgré la « guerre à la pollution » décrétée par Xi Jinping en 2014 et une politique climatique portée au sommet de l’État, la protection de l’environnement reste largement sectorielle. C’est le cas en Europe également, mais « l’autoritarisme fragmenté », pour reprendre l’expression qui s’est imposée pour caractériser le régime chinois, aggrave ici les choses. La politique environnementale est aussi principalement faite de régulation, et c’est là l’une de ses principales difficultés. Les observateurs et les acteurs de l’environnement en Chine ont depuis longtemps noté le déficit de mise en œuvre de la politique environnementale. Belle législation, mais qui reste souvent impuissante. Il y a, à cela, une série de raisons : d’abord la nature de la croissance chinoise, jusqu’ici largement basée sur l’activité manufacturière et la transformation physique de l’environnement ; ensuite les demandes asymétriques et les conflits d’objectifs entre la protection de l’environnement et la politique de croissance ; la décentralisation des décisions au niveau provincial et surtout local, où la collusion entre intérêts économiques et politiques opère directement par le PCC ; l’absence d’indépendance réelle de la justice et des médias ; enfin bien sûr en l’absence de compétition électorale, l’inexistence d’un parti écologiste qui pourrait peser sur l’agenda des politiques publiques.
On peut être tenté de caractériser cette situation comme une forme d’autoritarisme environnemental, par lequel le gouvernement (dans les faits le PCC) poursuit activement une politique dont les effets restent limités en raison de l’absence de démocratie et de séparation effective des pouvoirs. L’analyse doit cependant être poussée plus loin. En développant un agenda environnemental, les autorités chinoises sont certes soucieuses de limiter les motifs de mécontentement et de contestation et en recherche de légitimité pour le long terme. Mais en matière environnementale l’exercice du gouvernement s’effectue de manière relativement plus tempérée et plus participative qu’ailleurs. De nombreuses ONGs et mouvements sociaux, formels ou informels et le plus souvent locaux, ont éclos depuis les années 1980, et les journalistes jouent un rôle important pour couvrir les questions d’environnement. Il n’y a pas là une société civile et une presse entièrement libres de leurs expressions, mais certainement un espace où la construction des problèmes publics et la décision sont négociées. Des mobilisations sociales ont par exemple obtenu la relocalisation d’une usine de pyralène dans la province du Fujian, l’arrêt de la construction d’un grand barrage sur la rivière Nu dans le Yunan, ou encore plus récemment le rejet d’une usine de traitement de déchets nucléaires dans la ville de Lianyungang, dans la province du Jiangsu. Sur le plan légal, le contentieux environnemental s’est très significativement développé et certaines provinces ont même institué des juridictions spécialisées dans les litiges environnementaux. L’environnement est donc plutôt un domaine d’action publique où l’arbitraire recule au profit d’institutions et de procédures plus participatives et plus favorables aux droits des citoyens. Sans annoncer une quelconque démocratisation, l’autoritarisme du régime se trouve tempéré plutôt qu’exacerbé par la politique de l’environnement. Les limites de son efficacité tiennent d’abord à l’étendue des problèmes accumulés, et à l’absence de réelle séparation des pouvoirs dans la mise en œuvre, qui dessinent une forme de gouvernance de l’environnement essentiellement bureaucratique, peu efficiente pour répondre aux impératifs de l’État régulateur de l’environnement.
Aujourd’hui la Chine s’est résolument engagée dans le régime climatique défini lors de l’accord de Paris en 2015. Elle a aussi développé des filières industrielles puissantes en matière d’énergie solaire et éolienne et de véhicules électriques. Ses politiques et son offre industrielle pèsent favorablement sur l’agenda écologique mondial, et il est probable qu’elle deviendra rapidement la première puissance de l’économie verte. Mais, en raison de sa démographie, de sa croissance et de son mode de gouvernance bureaucratique, la durabilité de son développement restera pour longtemps encore un horizon plus qu’une réalité.
Professeur des universités et chercheur au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, Richard Balme consacre ses travaux à l’action publique dans une perspective comparatiste. Il s’intéresse notamment aux trajectoires européennes et chinoises dans la mondialisation. Ses travaux les plus récents portent sur la politique environnementale chinoise et sur la diplomatie du changement climatique. Par ailleurs, il dirige le master en International Public Management au sein de l’École des Affaires Internationales de Sciences Po (PSIA).
Richard Balme – « Mobilising for environmental justice in China. » Asia Pacific Journal of Public Administration, 2014 Richard Balme & Renwu Tang – « Environmental governance in the People’s Republic of China: the political economy of growth, collective action and policy developments – introductory perspectives. » Asia Pacific Journal of Public Administration, 2014 Richard Balme & Romano Giulia – « La politique énergétique au cœur de la modernisation chinoise. » Revue française d’administration publique, 2014