Il existe en économie une régularité empirique étonnante exprimée par ce que l’on appelle l’équation de gravité : dans une année donnée, et ce depuis au moins un siècle pour lequel il existe des données précises, la valeur des exportations est approximativement proportionnelle à la taille des pays, et inversement proportionnelle à la distance géographique qui les sépare. En d’autres termes, deux pays éloignés de 500 km échangent deux fois plus que deux pays éloignés de 1.000km, toutes choses égales par ailleurs.
Le rôle que joue la distance géographique reste un mystère depuis que l’équation de gravité a été découverte par l’économiste néerlandais Jan Tinbergen, en 1962. Elle vient contrecarrer l’impression que nous avons lorsque l’on observe la puissance et la présence mondiale de marques de plus en plus globales comme Apple, Heineken, ou Toyota. Et pourtant, les données le confirment bien : la distance a le même impact sur les échanges commerciaux internationaux aujourd’hui qu’elle avait en 1880. Le monde n’est pas en train de devenir plat ! Cette régularité empirique est d’autant plus intrigante qu’elle est précise et stable. C’est, en économie, une des régularités empiriques qui s’approche le plus des régularités observées en physique.
Thomas Chaney, professeur au département d’économie de Sciences Po, propose une explication simple à cet apparent mystère. Dans son article “The Gravity Equation in International Trade: An Explanation” , publié dans la prestigieuse revue « The Journal of Political Economy », il observe que la distance géographique a un impact négligeable pour les firmes les plus grandes, qui sont aussi les plus visibles. Il constate au contraire que la distance compte considérablement pour les petites entreprises. La principale raison en est que, pour elles, les relations directes avec leurs clients et fournisseurs sont primordiales et qu’entretenir ces relations sur de longues distances représente à leur niveau un coût prohibitif.
De cette observation, Thomas Chaney déduit que l’effet de la distance géographique sur les flux de commerce entre pays dépend de l’importance relative – la distribution – des petites et des grandes firmes exportatrices dans un pays donné. Et il démontre mathématiquement qu’en fonction de la distribution de la taille des exportateurs, les exportations agrégées resteront inversement proportionnelles à la distance de leur destination. En d’autres termes, même si toutes les firmes finissent par échapper à la gravité au fur et à mesure qu’elles grandissent, tant que la distribution de la taille des firmes exportatrices dans un pays demeure stable, diviser par deux la distance de ses exportations continuera à en doubler la valeur. Il nous suggère donc que la clé qui permet de comprendre le mystère du rôle précis que joue la distance dans le commerce international réside dans la distribution de la taille des firmes.
Par ailleurs, dans une étude récente sur le commerce à l’âge de bronze (“Trade, Merchants, and the Lost Cities of the Bronze Age”),Thomas Chaney et ses co-auteurs montrent qu’il y a 4000 ans, la distance géographique avait un impact deux fois plus élevé sur le commerce qu’aujourd’hui : passer de 1.000 à 500 km multipliait les flux commerciaux par un facteur 4, au lieu d’un facteur 2 aujourd’hui. Une explication possible serait qu’à l’âge de bronze, il n’existait pas de coalitions de marchands aussi importantes que les grandes entreprises d’aujourd’hui. Tester cette hypothèse, voici un sacré défi à relever !
Thomas Chaney, chercheur au département d'économie de Sciences Po et membre du Centre for Economic Policy Research (CEPR). Ses travaux portent sur le commerce international, la finance et les réseaux qui les sous- tendent. Il est titulaire d’une ERC starting grant : Firm Networks Trade and Growth.