Dénigré lorsqu’il est utilisé pour sélectionner les étudiants dans certaines filières universitaires ou apprécié comme un moyen de donner un nouveau souffle à la démocratie, le tirage au sort fait débat. Dans son ouvrage “Le Tirage au sort : Comment l’utiliser”, Gil Delannoi, directeur de recherche au CEVIPOF, en expose les caractéristiques et les multiples façons de le mettre en œuvre. Après avoir dessiné les déterminants de la qualité d’un tirage au sort, il appelle à l’introduire dans nos institutions, de façon raisonnée. Gil Delannoi en est convaincu : bien conçu, le tirage au sort ne peut qu’enrichir la démocratie.
Gil Delannoi : Le tirage au sort est l’une des procédures utilisée pour élire, sélectionner, des personnes, distribuer des biens ou choisir entre plusieurs alternatives. Cinq autres procédures permettent ces opérations : le vote, l’hérédité (ou legs), le test, l’offre et la demande (marché ou troc), l’adhésion volontaire (à une association). Ce qui fait l’unité d’une procédure c’est son mode opératoire. Par exemple, alors que le vote est fondé sur l’addition de voix, le tirage au sort s’effectue par soustraction à partir d’un ensemble déterminé. En dehors de ces caractéristiques “opératoires”, chaque procédure vise des objectifs, connaît des formes et a des effets infiniment variables.
Par ailleurs, aucune procédure n’est exempte de “défauts” et elles peuvent toutes aboutir à un résultat contestable ou inopérant. Le tirage au sort n’échappe pas à cette règle : il n’est pas nécessairement démocratique. On peut même l’utiliser à des fins anti-démocratiques, soit en tombant dans l’égalitarisme démagogique, la préférence arbitraire, voire la terreur quand des victimes sont désignées par le sort. Ces usages extrêmes ne condamnent évidemment pas l’emploi du tirage en tant que tel car toutes les procédures, vote compris, peuvent aussi être employées à des fins non démocratiques ou immorales.
G.D. : Quelques soient les formes du tirage au sort, il me semble que la formule « égalité, impartialité, sérénité », résume ses effets tendanciels qui ne sont ni constants, ni unilatéraux. L’impartialité et la sérénité peuvent être un principe, une pratique, une finalité dans des régimes peu démocratiques. En démocratie, ce sont d’avantage les principes d’égalité ou d’impartialité qui entrent en ligne de compte. Or chacun sait que ces principes ont plus ou moins d’importance en fonction des pays, des constitutions, des cultures.
Il y a donc une multiplicité de formes, de principes et de finalités possibles.
G.D. : Une dimension importante est la liberté ou non de faire partie de l’ensemble d’individus qui sont susceptibles d’être tirés au sort. Dans certains cas, cela peut être imposé, dans d’autres, vous pouvez refuser d’en faire partie. Il y a aussi la liberté ou non d’exécuter la tâche attribuée par le tirage. Dans certains systèmes, on peut en effet se désister après avoir été tiré au sort. C’est une des options capitales à considérer et à adapter à chaque procédure selon la finalité recherchée.
L’autre point crucial concerne les critères de choix des personnes qualifiées pour former le “creuset” du tirage – ce que j’appelle la base. Selon les cas, elle sera la plus large possible (l’équivalent du suffrage universel) ou restreinte afin de correspondre à la qualification précise requise par la situation. Il faut avoir prouvé que l’on sait nager pour participer au tirage au sort d’un nageur. Le même raisonnement s’applique à tous les tirages, quelle que soit la tâche à exécuter.
G.D. : L’ajustement du tirage à une base adéquate est nécessaire et décisif. Sur ce point le tirage est aussi flexible que le vote, qui se fait sur les bases les plus diverses. Voilà pourquoi il est absurde d’être globalement pour ou contre une procédure. C’est toujours au prix d’une simplification
Dans un tirage la taille de la base peut aller de deux individus à un grand nombre. Le grand nombre, c’est une nation ou une confédération. Il semble pour l’instant techniquement difficile de tirer au sort parmi tous les êtres humains vivants. Toutefois, si la technique rend l’opération possible, la surface de la base peut être élargie à de très grands nombres. Mais plus la base est large, plus la possibilité de fraude s’accroît. Il est plus facile de faire contrôler par quelques témoins un tirage restreint dans une urne ou un chapeau que de contrôler d’immenses dispositifs statistiques et électroniques. Quoi qu’il en soit, l’important est de trouver la taille optimale de la base, compte tenu de la fonction à accomplir par les élus du tirage.
Puisque le tirage au sort contribue, en général, à l’égalité, l’impartialité, la sérénité dans tout groupe, à tout niveau, depuis une petite association jusqu’à une grande nation, il est utilisable mais, selon moi, il doit être complété par l’élection par vote. Le substituer aux élections est dangereux. Dans une démocratie, il faut des représentants actifs et pas uniquement représentatifs.
En matière de participation et de délibération, d’autres options sont valables, notamment celle du référendum qui invite à une délibération populaire inclusive.
G.D. : Le tirage au sort n’est pas suffisamment pratiqué pour tirer des conclusions dès maintenant. La multiplication de ses usages les plus divers offrirait un champ expérimental très intéressant. Son utilisation lors du Grand débat de 2019 apportera quelques éléments de réflexion.
G.D. : Compétence ou incompétence ? La discussion prend souvent ce tour quand on évoque le tirage au sort d’une personne pour une fonction. Partisans et adversaires du tirage s’affrontent régulièrement sur la question. Pour les premiers, recourir au tirage serait la reconnaissance d’une compétence démocratique intrinsèque à tout groupe humain. Pour les seconds, ce serait la démagogie suprême, aveugle, insensible à toute différence de connaissance, de compétence, d’expérience dans la conduite des affaires, politiques ou autres.
Il existe évidemment des différences de compétences requises selon les situations et pour diverses fonctions. C’est la définition de la base par sa qualification qui résout le problème. Là se trouve la clef qui fait l’ajustement. Notons au passage que la définition de la base est nécessaire dans toutes les procédures : il faut une base légale qualifiée pour un vote.
Si la fonction à laquelle on peut être élu par tirage requiert une compétence très spécialisée, celle-ci aura été testée auparavant lors de l’enregistrement de la base. Dans les cas de moindre spécialisation, utiliser des critères de classement sans test pourra suffire. Cet ajustement ne se heurte à aucun obstacle insurmontable tant les formes de qualification sont diverses.
Un peu de bon sens suffit à clarifier les enjeux. Par exemple, je ne voudrais certainement pas me faire arracher une dent par un dentiste tiré au sort dans la population. L’absurdité de cette suggestion se trouve confirmée par sa double dimension, car je ne voudrais pas davantage avoir été désigné pour arracher une dent à quiconque alors que je ne maîtrise pas cette technique. Bien d’autres exemples mènent à la même conclusion.
Le tirage au sort favorise l’incompétence quand son usage est mal conçu. Il faudrait l’essayer et le pratiquer plus souvent et, sur ce point, les choses semblent heureusement évoluer.
Propos recueillis par Marcelle Bourbier, CEVIPOF
Gil Delannoi, directeur de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) est spécialiste de l'histoire des idées et de la pensée politique. Les recherches en théorie politique qu'il consacre depuis plusieurs années aux procédures démocratiques font de lui un pionnier des études sur le tirage au sort en politique qu’il propose comme une amélioration potentielle des systèmes démocratiques et d'autres institutions non politiques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur cette thématique.