Charlie Hebdo, Hyper Cacher de la porte de Vincennes, Stade de France, le Bataclan et ses environs : autant de lieux qui évoquent désormais les séries d’attentats terroristes qui ont marqué la France en janvier et novembre 2015. Ces « événements », qui ont choqué tant la France que le reste du monde, ont été présentés par de nombreux acteurs et observateurs comme des moments critiques venant mettre fin à un contexte pacifique que l’on pensait acquis.
Mais comment s’est construite la perception de ces tragédies par l’opinion publique ? Pour répondre à cette question, Florence Faucher et Laurie Boussaguet, se sont penchées sur une dimension souvent négligée de l’action publique : celle de la symbolique. Présentation de leurs résultats, exposés dans leur article “The Politics of Symbols: Reflections on the French Government’s Framing of the 2015 Terrorist Attacks” (Parliamentary Affairs, juin 2017).
Comme cela a été montré à maintes reprises, une bonne communication est essentielle à toute stratégie gouvernementale réussie. Par ailleurs, il est courant qu’un gouvernement utilise des symboles verbaux et non verbaux – tels que les déplacements – pour accorder plus d’autorité à ses déclarations. Solennité et rituels présidentiels font, selon un de ses conseillers, partie de la magie de la République. La communication sert notamment à souligner l’importance que le gouvernement accorde aux événements. En temps de crise, un gouvernement fournit aussi des interprétations visant à construire une compréhension de la réalité. Une production d’autant plus importante lorsque le consensus quotidien sur ce que signifie “vivre ensemble” est suspendu ou contesté.
Il était donc naturel pour nos chercheuses d’étudier dans ses détails la communication du gouvernement en place en 2015 pour comprendre comment s’est élaborée la réaction de l’opinion publique face aux attentats. Dans cet objectif, elles ont réalisé de nombreux entretiens auprès d’acteurs majeurs de l’exécutif français : Premier ministre et ses collaborateurs, collaborateurs du Président de la République et du ministre de l’intérieur, membres du Service d’Information du Gouvernement, etc. Elles ont aussi étudié les emplois de temps et analysé les discours officiels des premières semaines après les attaques.
Premier constat : comme l’ont signalé les hauts fonctionnaires et conseillers interrogés, il a fallu non seulement communiquer mais aussi s’adapter aux nouvelles attentes de la société : appétit pour la transparence et nécessité implacable de « nourrir la bête » médiatique sans relâche. D’où le choix, fait par le gouvernement, de fournir un accès à des images pour remplir l’espace médiatique plutôt que de risquer qu’il soit occupé par les adversaires politiques et les critiques. Ainsi, le Président, le premier ministre et le ministre de l’intérieur interviennent dans les médias à travers de nombreuses vidéos “officielles” et d’interviews. Les actions et les décisions du président sont mises en scène afin d’insister sur sa réactivé et l’importance accordée aux “événements”: visites des victimes à l’hôpital en signe d’empathie, modification de l’agenda présidentiel en vue de rassurer l’opinion publique, annulation des engagements non urgents, convocation du conseil de Défense et de Sécurité nationale, mise en avant des mesures de protection des populations, etc.
La rhétorique et la performance symbolique de l’exécutif jouent un rôle décisif dans la construction d’un phénomène rassembleur combinant soutien de l’opinion publique aux actions gouvernementales et suspension relative de la critique formulée par les médias et l’opposition. Elles servent aussi à renforcer la légitimité du gouvernement et la crédibilité de ses actions.
Malgré l’accélération du cycle de l’information et les réactions des autres acteurs politiques, un gouvernement conserve encore aujourd’hui une petite longueur d’avance et peut communiquer à un moment où les autres sont parfois silencieux ou prudents. Pendant une courte période, il reste la seule source d’information fiable : il parle avec autorité et une meilleure connaissance que quiconque, opposition ou médias. Pendant ce laps de temps, dont la durée varie, « l’élasticité de la réalité » joue en sa faveur. Ces dernières années, cette période s’est réduite avec la rapidité de diffusion des nouvelles via internet et les réseaux sociaux, l’émergence de vidéos d’amateurs et la capacité des médias de s’en saisir etc. Le gouvernement doit donc travailler sans relâche pour dominer les médias de masse et sociaux.
Ainsi, en janvier et novembre 2015, le gouvernement maximise sa visibilité médiatique pour diffuser son cadre d’interprétation, décrire et expliquer les événements : il propose un diagnostic des événements (leurs symptômes et causes) et un plan d’action pour y remédier.
En matière de cadrage, définir les attaques comme domestiques ou internationales joue alors un rôle important et contribue à façonner les actions gouvernementales ainsi que les réactions du public. Bien que les terroristes de Charlie Hebdo aient prétendu agir au nom d’une cause internationale, les qualifier de terroristes internationaux n’est pas simple et est rejeté par le Président. Dans son discours du 9 janvier, il nomme explicitement les cibles symboliques attaquées par les terroristes : « Aujourd’hui, la République a été attaquée. La République c’est la liberté d’expression. La République c’est la culture, c’est la création, le pluralisme et la démocratie. C’est ce que visaient les assassins. C’est l’idéal de justice et de paix que la France porte partout sur la scène internationale ».
Au contraire, pour les attentats de novembre planifiés à l’étranger, la qualification de terrorisme international devient possible et est retenue. Ce caractère international a permis d’introduire la notion de “guerre” et justifier des mesures exceptionnelles, en tension parfois avec l’état de droit.
On voit aussi dans ce discours l’importance de la répétition, dispositif rhétorique conçu pour donner un cadre et transformer l’interprétation de l’événement en un « fait ». Le cadre proposé par le gouvernement fait écho aux politiques qui sont simultanément annoncées et leur sert de justification implicite. L’objectif est d’influencer la compréhension des événements afin de modifier les rapports de pouvoir et y préparer l’opinion publique.
Le gouvernement est particulièrement sensible à la nécessité de prévenir les fractures sociales et la désunion politique. En janvier, sa stratégie d’unité est soutenue par les dirigeants politiques des autres partis et les représentants des différentes communautés religieuses. Reçus par le Président, les leaders politiques ou religieux sont interviewés sur les marches de l’Élysée, entourés de symboles de la République. Tous appellent une « réponse républicaine » ou invoquent l’importance de l’unité nationale.
Les événements sont présentés comme uniques et exigeant l’unité nationale, l’innovation sur le plan symbolique semble logique face à un événement dont l’impact symbolique est inédit. Minutes de silence, drapeaux en berne et élévation du niveau d’alerte ne suffisent plus. En janvier, la marche silencieuse est apparue comme le meilleur moyen de montrer du respect envers les morts et marquer un soutien symbolique à la République tout en évitant les discours publics semant la discorde. En l’espace d’une semaine, le gouvernement coordonne la plus grande manifestation de Paris depuis 1944, un sommet international et une cérémonie émouvante à la Préfecture. Pendant plusieurs jours, les médias ne se montrent pas critiques et le Front National se trouve dans une situation délicate. Le gouvernement réussit ainsi à créer une impression de consensus dans la mesure où « l’esprit du 11 janvier » reste l’une des principales interprétations de ce qui s’est passé en janvier 2015. En novembre en revanche, l’état d’urgence interdit les manifestations et la participation populaire est réduite. A l’appel du Président, le rassemblement se fait autour du drapeau qui fait son apparition sur les fenêtres des résidences, Facebook et les autres médias sociaux.
Ce processus de gestion de la crise contribue à une prise de conscience de l’importance mais aussi des limites de la politique symbolique. Pour montrer que la réponse n’est pas “que symbolique” (c’est-à-dire sans effet), l’accent est mis sur l’efficacité dans le langage utilisé. Si en janvier, l’identification de la France comme “victime” s’était accompagnée de messages de “unité”, “solidarité” et “fraternité”, l’exécutif y ajoute, en novembre, les notions de “guerre”, “acte de guerre”, “armée terroriste”. La symbolique de l’unité ne suffit plus, il faut des actes (réforme de la Constitution, police dans les rues, perquisitions, investissement militaire) et un discours d’action.
L’utilisation de symboles politiques n’est jamais simple car chaque crise se déroule dans un contexte particulier et mouvant. De plus, les symboles condensent une variété de significations qui affectent différemment la diversité des catégories de la population. Ainsi, le contexte apporte des contraintes spécifiques à la capacité de mobiliser des symboles de manière efficace et à l’adéquation de certains symboles selon les circonstances et les réactions de l’opinion publique.
Cet article est issu du projet de recherche « Symbolitique » – Comment évaluer les politiques symboliques ? réalisé dans le cadre de l’axe dédié à l’évaluation de la démocratie du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP).
Laurie Boussaguet est Professeure des Universités à l'Université de Rouen et au chercheuse Centre d’études européennes et de politique comparée et associée au LIEPP. Ses recherches portent sur l'analyse de l'action publique en Europe. Florence Faucher est Professeure au Centre d’études européennes et de politique comparée et associée au LIEPP. Ses recherches portent sur les partis politiques et les mouvements sociaux.