par Julie Saada
Depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, de nombreux abus ont été commis, comme l’atteste le rapport récent d’une commission indépendante mandatée par les Nations Unies(1)La Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine présente ses conclusions sur les faits survenus à la fin de février et en mars 2022 dans les régions de Kyïv, de Tchernihiv, de Kharkiv et de Soumy, 18 octobre 2022. : meurtres, détentions arbitraires et disparitions forcées, tortures et mauvais traitements, violences sexuelles. Engagées dès le début du conflit sur ses différents terrains, les recherches d’éléments de preuve visent à établir la vérité sur les faits commis en vue d’ouvrir des poursuites pénales. Ces recherches procèdent d’une demande de vérité et de justice formulée tant par certains gouvernements que par les sociétés civiles, incluant des ONG et des acteurs du droit. Elles donnent aussi l’occasion de réaffirmer l’interdiction du recours à la force ainsi que la responsabilité pénale au plan international des auteurs de crimes de guerre, du crime d’agression, de crimes contre l’humanité et de génocide — lesquels relèvent notamment de la compétence de la Cour pénale internationale créée par le Statut de Rome en 1998 et entrée en vigueur en 2002.
La demande de vérité dans les contextes de graves violations des droits humains et son articulation à une demande de justice constitue un enjeu majeur pendant et après les conflits. Le droit international définit même un « droit à la vérité » codifié à l’article 24 (2) de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, entrée en vigueur en 2010. Celle-ci définit « le droit de savoir la vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et les résultats de l’enquête et le sort de la personne disparue » et oblige les États à prendre des mesures pour le mettre en œuvre. S’il est déjà établi que des disparitions forcées ont eu lieu en Ukraine, les demandes de vérité vont bien au-delà de celles-ci pour s’étendre à l’ensemble des crimes commis, en même temps qu’elles visent à satisfaire des demandes de justice dans une procédure pénale qui pourrait s’ouvrir durant ou après le conflit.
Dans les formes de justice adoptées au sortir des conflits, les recours à la justice pénale sont pourtant loin d’être les plus fréquents et on a parfois séparé, voire opposé, la recherche de la vérité et celle de la justice. Ainsi, certains promoteurs du droit à la vérité l’ont initialement défini comme une composante du droit de savoir qui peut obliger un État à ouvrir des procédures d’enquête, en le distinguant du droit à la justice, lequel implique que soient établies des responsabilités dans le cadre d’un procès pénal et non par les seuls résultats des enquêtes. On a aussi opposé la recherche de la vérité à celle de la justice pénale parce que cette dernière ne permettrait pas d’atteindre les objectifs visés dans les contextes de post-conflit. Les procès seraient tournés vers le passé alors qu’une transition doit viser l’avenir, ils entraveraient les processus de pacification (certaines parties au conflit auraient intérêt à poursuivre ce dernier pour échapper aux poursuites), polariseraient les populations en catégorisant de façon simplificatrice les criminels et les victimes, ou appliqueraient une justice de vainqueurs qui empêcherait certains groupes d’être inclus dans la société post-conflit.
On reproche aussi aux procès d’entraver la connaissance de la vérité. Les auteurs des crimes auraient intérêt à la cacher au regard des sanctions encourues, tandis que la place limitée accordée aux victimes empêcherait l’examen d’éléments significatifs. De façon plus générale, la vérité produite serait une vérité judiciaire et non historique. Judiciarisée, la vérité serait déterminée par les catégories pénales et par la procédure. Elle n’éclairerait qu’un aspect limité des crimes : le principe de l’individualisation de la responsabilité pénale empêcherait de saisir les chaines de commandement militaire, administratif et politique, la participation indirecte d’autres agents comme les structures sociales plus larges ayant favorisé les crimes. Or, la spécificité des crimes de masse est qu’ils sont intimement corrélés à ces structures plus vastes, ainsi que l’a établi Raphaël Lemkin, qui a forgé le concept de génocide dès 1944.
Dans ses premiers travaux sur le génocide des Arméniens, Raphaël Lemkin démontre que l’extermination constitue le terme d’un processus débuté bien antérieurement, de sorte qu’un génocide ne peut être pleinement saisi qu’en analysant les contextes sociaux à grande échelle, bien au-delà des catégories pénales qui individualisent la culpabilité et exigent des preuves directes. Par conséquent, même si les enquêtes criminelles produisent de très nombreuses informations contextuelles et si certains procès ont mobilisé des historiens à titre d’experts ou de témoins, les formes pénales limiteraient paradoxalement l’accès à la connaissance de processus sociaux déterminants pour la connaissance de la vérité historique et la production du récit collectif élaboré dans l’après-conflit.
L’essor des Commissions de vérité et réconciliation depuis les années 80 a prétendu résoudre une partie de ces difficultés en facilitant la connaissance de la vérité sur les crimes commis (pensons à la Commission sud-africaine où une amnistie pouvait être octroyée en échange d’aveux complets), des complicités, des circonstances des crimes ou encore des lieux où se trouvent les corps — comme ce fût le cas en Argentine avec les « procès pour la vérité » (sans poursuites pénales). Ces commissions favoriseraient aussi le droit de savoir comme le deuil des victimes. En outre, elles répondraient mieux à la demande publique de vérité après une période de violence extrême, de répression et de secret — en particulier dans le cas de dictatures — tout en permettant une pluralité de récits qui, faits en public, auraient des effets de pacification et d’inclusion sociale. Somme toute, une vérité narrative favoriserait la reconstruction du lien social en reconnaissant la diversité des récits dans l’espace public ainsi que la production d’une mémoire collective.
Tels seraient les bénéfices de ces solutions pensées, tantôt comme alternatives, tantôt comme complémentaires aux poursuites pénales, ce qui reviendrait à séparer le droit à la vérité et le droit à la justice au nom d’une transition favorisant l’État de droit et la démocratie.
Une telle vision du droit à la vérité, pris au sens juridique restreint ou comme un droit moral plus large, repose néanmoins sur des hypothèses discutables. Les procès n’ont pas pour objectif de produire un récit public consensuel dont l’inclusivité reposerait sur l’égale considération des agents, qu’ils soient victime, coupable ou complice. Et un tel récit ne restaure pas nécessairement la confiance sociale voulue au-delà de la cessation des violences, tant les crimes commis ont profondément fracturé les sociétés. Enfin, comment concilier la promotion d’un récit unique et consensuel si les démocraties postmodernes — pour reprendre la formule de Mark Osiel(2)Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory, and the Law, New Jersey:Transaction Book, 1997. — se caractérisent par le pluralisme et par une économie du désaccord moral ?
Certes, séparer le droit à la vérité et le droit à la justice reste parfois la seule solution politiquement réalisable. Dans certains contextes, la satisfaction du droit à la vérité favorise l’ouverture de poursuites pénales ultérieures en documentant les crimes, comme ce fût le cas notamment en Argentine. Mais il reste difficile de séparer ces deux droits si l’on considère leurs objectifs. Le droit à la vérité conditionne en effet la réalisation d’autres droits humains en obligeant les États à enquêter sur les crimes, soulignant ainsi l’interdépendance de ces droits. En outre, il est difficile de justifier l’impunité, c’est-à-dire le déni des droits, en vue d’instituer un État de droit qui confère aux individus des droits égaux et refuse de hiérarchiser les droits fondamentaux. Aucun récit ne pourrait être inclusif et partant, démocratique, s’il se construit sur le déni des droits des victimes tant le principe de l’égalité devant la loi implique aussi la protection des individus par cette dernière. Instituer un processus inégal (en niant les droits des victimes au nom de la construction d’un récit consensuel et inclusif) ne peut favoriser l’égalité des droits. Au contraire, reconnaitre la dignité des personnes implique le droit de ne pas disparaitre dans le secret (dans le cas des disparitions forcées) et doit obliger à punir pénalement la violation des droits fondamentaux.
C’est d’ailleurs dans les années 2000 que le droit à la vérité est devenu un outil d’invalidation des lois d’amnisties dès lors qu’il était avéré que ces dernières entravaient le déroulement des enquêtes, l’identification des responsables de violations de droits humains, leur sanction et l’adoption de mesures de réparations. Le droit à la vérité est alors devenu une composante du droit à la justice et sa portée a dépassé le cas des disparitions forcées pour inclure toutes les violations massives des droits humains, y compris les exécutions extrajudiciaires et la torture.
Ajoutons deux arguments issus de familles éthiques différentes. D’un point de vue déontologique, l’idée que « justice doit être faite » implique que l’auteur d’un crime doit être puni, quels qu’en soient les effets sociaux, du seul fait que l’action criminelle est intrinsèquement mauvaise. Et le respect des droits fondamentaux, comme le droit à un procès équitable et la sanction des auteurs des crimes les plus graves sont d’autant plus nécessaires que nos valeurs morales les plus profondes ont été attaquées, comme le rappelle Michael Walzer(3)Michael Walzer, Just and Unjust Wars: A Moral Argument with Historical Illustrations, New York: Basic Books, 2000, p. 289..
D’un point de vue conséquentialiste, il est non seulement utile que les crimes internationaux soient punis par le droit international (qui, dépourvu de sanction, ne serait que de la morale, comme le soutenaient John Austin ou Max Weber(4)John Austin, The Province of Jurisprudence Determined (1832), ed. W. E. Rumble, Cambridge: Cambridge University Press, 1995, p. 18-29 ; Max Weber, Économie et société, t. II : L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie (1922), trad. J. Freund, P. Kamnitzer, P. Bertrand, J. Chavy, E. de Dampierre et J. Maillard, Paris, Pocket, 1995, p. 19.), mais il est aussi requis d’un nouveau régime politique qu’il condamne les abus commis par l’ancien pour s’en distinguer, s’il entend promouvoir l’État de droit. Car les procès ne concernent pas seulement l’examen d’actes passés. Ils promeuvent, tant pour le présent que pour l’avenir, des règles de droit, ou un régime fondé sur la protection des droits sinon démocratique, du moins décent — tel que défini par John Rawls(5)John Rawls, The Law of People, Cambridge , Cambridge University Press, 1999, pp. 62-78.. Dès lors que des responsabilités individuelles sont assignées, comme l’établissait le jugement de Nuremberg, les procès permettent aussi de canaliser le désir de vengeance qui naitrait de l’idée de la responsabilité d’un groupe entier.
L’objectif de paix dans des contextes où ont eu lieu des crimes de masse ne saurait donc disjoindre le droit à la vérité pris au sens restreint comme au sens large, et le droit à la justice. Ces droits expriment ce que la juriste Ruti Teitel nomme un « right to accountibility »(6)Ruti Teitel, “Transitional Justice and Judicial Activism. A Right to Accountability?”, Cornell International Law Journal, 2015, 385-422. en réponse à des contextes où la responsabilité a été niée par les gouvernements et renvoie à l’obligation pour l’État d’enquêter et de poursuivre les responsables des crimes, de les juger et d’octroyer des réparations. Ce droit de demander des comptes n’est pas défini comme tel dans le droit international, mais il permet de penser l’articulation nécessaire entre le droit à la vérité et le droit à la justice, ainsi que les obligations à l’égard des victimes et plus largement des sociétés(7)Melanie Klinkner, Howard Davis, The Right to truth in International Law. Victim’s Rights in Human Rights and International Criminal Law, New York: Routledge, 2020, 49-52. affectées par les crimes. C’est tout le moins ce que nous pouvons exiger pour l’Ukraine.
Julie Saada est professeure des universités en philosophie, rattachée à l’École de droit. Ses travaux de recherche portent sur les normes juridiques et éthiques de la guerre et de l’après-guerre, la justice pénale internationale et la justice transitionnelle. Elle mène également des travaux en philosophie politique et sur les théories critiques du droit, dans la perspective d’une philosophie politique du droit.
Notes[+]
↑1 | La Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine présente ses conclusions sur les faits survenus à la fin de février et en mars 2022 dans les régions de Kyïv, de Tchernihiv, de Kharkiv et de Soumy, 18 octobre 2022. |
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↑2 | Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory, and the Law, New Jersey:Transaction Book, 1997. |
↑3 | Michael Walzer, Just and Unjust Wars: A Moral Argument with Historical Illustrations, New York: Basic Books, 2000, p. 289. |
↑4 | John Austin, The Province of Jurisprudence Determined (1832), ed. W. E. Rumble, Cambridge: Cambridge University Press, 1995, p. 18-29 ; Max Weber, Économie et société, t. II : L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie (1922), trad. J. Freund, P. Kamnitzer, P. Bertrand, J. Chavy, E. de Dampierre et J. Maillard, Paris, Pocket, 1995, p. 19. |
↑5 | John Rawls, The Law of People, Cambridge , Cambridge University Press, 1999, pp. 62-78. |
↑6 | Ruti Teitel, “Transitional Justice and Judicial Activism. A Right to Accountability?”, Cornell International Law Journal, 2015, 385-422. |
↑7 | Melanie Klinkner, Howard Davis, The Right to truth in International Law. Victim’s Rights in Human Rights and International Criminal Law, New York: Routledge, 2020, 49-52. |