Dans son ouvrage, Les bûchers de la liberté, (Stock, 2016), Anastasia Colosimo, doctorante à Sciences Po, analyse la notion de blasphème – d’une actualité brûlante – et ses évolutions. Elle révèle à quel point son usage reste ancré, alors même qu’il aurait dû disparaître dans des sociétés laïques et combien ses nouvelles acceptions peuvent s’avérer dangereuses. Explications.
Je vous cite : « Cet essai est né de la certitude que sous les barricades d’hier, couvent les bûchers de demain ». Que voulez-vous dire ?
Anastasia Colosimo : Cette affirmation renvoie au fait qu’un excès en entraîne toujours un autre. Alors qu’historiquement nous nous sommes souvent rendus coupables de ne pas suffisamment protéger nos minorités, aujourd’hui nous sommes dans la sacralisation des appartenances communautaires, ce qui ne fait que précipiter la désunion nationale. Dans cet ouvrage, l’idée est pour moi de montrer comment l’intention louable de protéger des personnes du point de vue de la liberté d’expression l’a au contraire largement limitée.
Vous dites que le blasphème est un instrument politique et non une question religieuse ?
A. C. : Disons plutôt que c’est une question fondamentalement théologico-politique. Jusqu’à l’entrée dans la modernité, en Occident, la communauté politique et la communauté religieuse recouvrent une seule et même réalité. La monarchie de droit divin en est un bon exemple. Celui qui blasphème s’exclut de facto des communautés – religieuses et politiques- puisqu’en s’attaquant à Dieu, il menace la vérité sur laquelle repose l’autorité politique. On trouve aussi d’autres exemples en dehors des monothéismes : dans la Grèce antique, par exemple, Socrate a été condamné pour impiété.
Ainsi, quelle que soit la religion, le blasphème remet en cause un ordre établi liant pouvoir temporel et spirituel. C’est en cela qu’il est tout autant politique que religieux et que son interdiction est un enjeu politique. C’est aussi pourquoi toute séparation de l’Église et de l’État aurait dû emporter son abolition.
Comment définir le blasphème aujourd’hui ? Concerne-t-il toutes les religions ?
A. C. : La notion de blasphème a évolué dans l’histoire. Aujourd’hui, comme hier, il concerne toutes les religions, mais pas de la même manière. Par exemple, dans bon nombre de pays musulmans, qui sont des théocraties ou présentent des systèmes politiques où pouvoir temporel et spirituel sont très proches, l’interdiction du blasphème est devenu un moyen de répression des minorités.
En revanche, en Occident, malgré la laïcisation et la sécularisation des sociétés, blasphémer est encore considéré comme un délit..
Pourquoi ?
A. C. : Comme il n’est plus possible de parler d’interdiction du blasphème dans les sociétés sécularisées, les groupes confessionnels ont adopté le langage de la modernité et se réfèrent à « l’offense aux croyants ». D’un débat impossible entre un argument religieux (l’interdiction du blasphème) et un argument séculier (la liberté d’expression), le débat devient un débat systémique entre deux droits de l’homme, à savoir la protection d’autrui ou protection des sentiments d’autrui et la liberté d’expression.
Et c’est ainsi que les humanistes vont s’emparer de la protection des sentiments des croyants en le brandissant comme un droit fondamental, alors même qu’il recouvre une réalité purement religieuse.
Comment la législation française a -t-elle accompagné cette transformation ?
A. C. : La législation française en matière de liberté d’expression repose sur la loi sur la liberté de la presse de 1881. Elle suit celle sur la liberté de réunion de 1880 et précède celle sur la liberté syndicale de 1884, celle sur la liberté d’association de 1901 et enfin celle sur la séparation de l’Église et de l’État de 1905. Ces lois constituent l’armature à laquelle s’adosse encore aujourd’hui le régime français des libertés.
La loi sur la presse de 1881 a montré une robustesse suffisante pour traverser les affres de la collaboration puis les méandres de la décolonisation sans jamais subir de modification substantielle. Il faudra attendre 1972 pour que, dans un contexte international de mise en cause du racisme et un contexte national de redécouverte du passé vichyste, le Parlement vote à l’unanimité la loi Pleven et introduise dans la loi de 1881 l’interdiction de la provocation à la haine, à la violence, à la discrimination, ainsi que la diffamation et l’insulte envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.
Selon vous, c’est surtout la création de groupes de victimes qui est la plus dangereuse ?
A. C. : Oui, la formulation de cette loi laisse songeur en plaçant l’appartenance ethnique, nationale, raciale et religieuse sur le même plan, montrant bien qu’à l’époque le fait religieux n’était pas un sujet. Le grand retour de la question religieuse ne s’opère qu’à la fin des années 1970. Mais le plus étonnant réside dans le fait que les plaintes peuvent être déposées non seulement par des particuliers, mais aussi par « toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de combattre le racisme ». Cette loi est une rupture fondamentale dans l’appréhension des limites de la liberté d’expression en ce qu’elle va permettre à des associations de porter plainte au nom de communautés, reconduisant par là le modèle américain de la class action, autrement dit de l’action de groupe.
Comment cela s’est-il manifesté en France ?
A. C. : L’exemple le plus édifiant est celui du procès intenté à Charlie Hebdo en 2007 par l’Union des Organisations Islamiques de France et la Mosquée de Paris suite à la publication des caricatures de Mahomet. Certains ont cru alors que tous les musulmans de France portaient plainte contre Charlie Hebdo, alors que la majorité d’entre eux ne le connaissaient pas. Cela a contribué à introduire dans le débat public la notion de « communauté musulmane » sans que l’on sache trop à quoi elle renvoie. La réalité musulmane en France est complexe, tout comme les réalités chrétiennes et juives.
Cette loi représente donc un véritable « péché originel » : elle a renforcé les sentiments communautaires et introduit une concurrence entre eux. Les lois mémorielles s’inscrivent dans cette logique.
La défense de la liberté d’expression semble moins évidente que les manifestations du 11 janvier laissaient penser ? Pourquoi selon vous ?
A. C. : La judiciarisation systématique est un mal français. En matière d’expression, les conséquences sont désastreuses ! Il y a une inflation de lois qui redéfinissent la liberté d’expression et sous couvert de l’élargir ne cessent de la limiter. Si nous voulions inverser la tendance, quel député oserait porter un projet de loi visant à les abolir ? Quel serait le message envoyé à la société civile : que l’on peut impunément offenser les personnes ou nier des vérités historiques ? Cela paraît impossible. Toutes ces lois sont donc parfaitement « indétricotables ».
Elles répondent par ailleurs à l’hystérisation croissante des appartenances communautaires et la conviction qu’il faut protéger chaque identité de toute insulte. Or la protection systématique des sentiments des uns et des autres est l’assurance de la guerre de tous contre tous.
La liberté d’expression est une liberté fondamentale, car c’est seulement en se donnant la liberté de dire le monde que l’on peut se donner la liberté de le comprendre. Mais la liberté d’expression ne peut être totale et doit rencontrer des limites, qui, selon moi, doivent protéger des individus et non des groupes.
Propos recueillis par Marcelle Bourbier, responsable de la communication du CEVIPOF