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Le clivage droite-gauche est bien vivant

Official campaign posters for the 2017 french presidential election. Source : Guillaume Destombes / Shutterstock.com

Il a beaucoup été fait mention de la disparition du clivage droite-gauche depuis la victoire d’Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017. Une vision erronée selon Janine Mossuz-Lavau qui, dans son dernier ouvrage — Le clivage droite gauche. Toute une histoire (Presses de Sciences Po, septembre 2020), revient sur l’histoire de ce clivage. Elle constate qu’il est loin d’être dépassé, car les électeurs, qui constituent la « demande », s’appréhendent toujours en fonction des ces deux groupes politiques, tandis que ceux qui représentent « l’offre », le rejettent. Ce serait donc à « l’offre » et non à la « demande » de modifier son expression puisque les citoyens n’abandonnent pas les valeurs fondamentales et historiques de chacune des tendances politiques. Interview.

Quand et comment sont nées les notions de droite et de gauche ?

En France, on situe généralement ce premier partage en 1789 lors des États généraux. Ceux qui étaient pour la religion et le Roi siégeaient (déjà) à droite, ceux qui étaient contre, à gauche. Mais il faut savoir qu’en Angleterre, dès 1672, les membres de la Chambre des Communes étaient aussi placés les uns à la droite, les autres à la gauche du roi (comme le soulignait Marcel Gauchet qui a magistralement étudié ce clivage).

Palais-Bourbon : plans de la salle des séances. 1849-1852. Public Domain

Dans notre pays, cette disposition s’installe véritablement sous la Restauration, les années 1815-1820 en consacrant l’usage. Les camps en présence porteront d’ailleurs, au fil du temps, des noms différents : que ce soient les rouges et les blancs, les républicains et les conservateurs, les cosmopolites et les nationalistes ou, plus près de nous, les dirigistes et les libéraux. Mais, comme l’écrivait Frédéric Bon(1)Frédéric  Bon – Les élections en France : histoire et sociologie, Éditions du Seuil, 1978. « tous ces clivages ont été tour à tour ou simultanément rabattus sur l’axe droite-gauche ». 

Quels sujets les ont opposés ?

À l’origine, on est pour ou contre la Révolution, l’Église, la République, puis l’affaire Dreyfus, la Résistance, le capitalisme, la liberté des mœurs, la famille, le patrimoine. Au centre de ces dissensions, la notion d’égalité, « l’étoile polaire » de la gauche selon le philosophe Norberto Bobbio, alors que la droite la juge inaccessible, utopiste, sinon néfaste, car elle croit en l’existence immuable et souhaitable, d’une « hiérarchie ». Pour schématiser, à gauche, on pencherait pour une société de l’horizontalité, à droite pour une société de la verticalité. Cela étant, ces convictions ont évolué.

Justement, quelles sont ces convictions aujourd’hui et quelles évolutions peut-on souligner ?

Grève du Joint français, 6 avril 1972. Crédits : Jacques Gourmelin Ouest-France

J’ai pu mesurer cette évolution à l’aide des enquêtes qualitatives que j’ai menées de dix ans en dix ans depuis 1970, avec diverses méthodologies : entretiens non directifs et semi-directifs, récits de vies. En 1970, à gauche – on avait encore un langage « lutte des classes » – on opposait l’ouvrier et le bourgeois, on croyait sinon au grand soir, du moins à une transformation profonde de la société si la gauche arrivait enfin au pouvoir. À droite, on s’en remettait à cet homme providentiel qu’était le général de Gaulle, puis on a fait confiance à ses successeurs après qu’il ait quitté le pouvoir en 1969.
Aujourd’hui, d’après ma toute dernière enquête inédite (2018-2019), à gauche, on a toujours l’égalité en ligne de mire mais souvent sous la forme d’égalité des chances (et non plus d’égalité des conditions), de réduction des inégalités, et même d’équité qui vise plus à compenser les inégalités qu’à les supprimer. En priorité, la gauche demande plus de justice sociale. Pour autant, ce qui prédomine c’est une certaine résignation ou un constat d’impuissance : à gauche, on se sent dépendant du reste du monde. Que l’on s’y oppose ou non, la mondialisation est passée par là. À droite, on met en avant le travail (contre ce qu’on appelle « l’assistanat »), la liberté (assortie d’un peu sinon de beaucoup d’ordre), le libéralisme économique, l’identité nationale, l’exigence de respect (« il n’y a plus de respect » est un leitmotiv), mais on a lâché du lest sur les mœurs. Et on conçoit un peu plus aisément d’aider les populations défavorisées. Par charité chrétienne chez les catholiques et, chez d’autres, pour éviter que les « damnés de la terre » menacent l’équilibre instable de notre société.
De fait un double mouvement, de « démarxisation » à gauche et de « déchristianisation » à droite, esquissé plus qu’advenu, explique pour une part ces atténuations des projets et de la violence qui les faisait s’affronter autrefois. Mais ils sont loin d’être compatibles et susceptibles d’être confondus. 

Vous dites que si les commentateurs adoptent si facilement la thèse de la disparition de ce clivage, c’est parce qu’ils « mélangent l’offre et la demande ». Qu’entendez-vous par là ?

Emmanuel Macron en campagne électorale, 8 mars 2017 © Christophe Petit Tesson – EPA, CC BY-NC 2.0

Avec cette question, on arrive à une controverse qui est au cœur de mon livre. En effet, dans les médias, des commentateurs, experts ou autres, affirment que le clivage droite/gauche est « dépassé » sans toujours réaliser qu’ils ne font pas la distinction entre l’offre et la demande. Or ce sont des notions clés si l’on veut comprendre l’état politique d’une société, quelle qu’elle soit. L’offre est ce que proposent les partis et personnalités politiques qui préconisent des mesures, nouent des alliances et se perdent souvent en querelles internes. Et là, on peut s’interroger sur les différences susceptibles d’exister entre telle et telle formation. En revanche, la demande politique — ce que croient et souhaitent les électeurs — est bien différenciée et stable. Nos concitoyens savent très bien s’ils sont de droite, de gauche ou sans affinités précises. Moins de 9 % d’entre eux ne se situent pas sur un axe droite/gauche et ce positionnement idéologique est un marqueur profond de l’identité sociale d’un individu. Selon qu’ils se disent de droite ou de gauche, ils n’ont ni les mêmes opinions, ni les mêmes comportements. Or (faute de connaitre le terrain peut-être ?), les commentateurs s’en tiennent généralement à l’offre et en tirent des conclusions qu’ils projettent sur l’ensemble de la société, comme si la demande ne faisait que refléter l’offre. Or aussi bien les grandes enquêtes quantitatives du CEVIPOF que mes enquêtes qualitatives montrent leur erreur.

Que nous dit ce clivage dans la perspective de l’échéance électorale de 2022 ?

Ce clivage irrigue la vie de l’immense majorité des Français et Françaises. Loin de disparaitre, il sera déterminant lors des prochaines consultations. Quelques chiffres récents (voir la tribune, « Ni gauche ni droite… Bien au contraire », que j’ai publié avec Pierre Henri Bono le 23 septembre 2020 dans Libération). D’après les enquêtes du CEVIPOF les personnes qui se sentent proches des partis de gauche (tels La France Insoumise et le Parti socialiste) se placent à gauche (sur l’axe droite/gauche) à 80 %, celles qui ont une proximité avec les Républicains se classent à droite à 88 %.

Campagne présidentielle 2017. Crédits : Guillaume Destombes, Shutterstock

En revanche, dans la mouvance de LREM, on se décrit à 18 % comme étant à gauche, à 46 % à droite, 32 % au centre, 3 % ne répondant pas. Parmi les sympathisants du Rassemblement national, l’indécision est encore plus nette : 6 % à gauche, 65 % à droite (dont 25 % à l’extrême droite) mais 19 % au centre et 10 % qui ne se situent pas. Le tropisme vers le centre montre bien le déficit d’adhésion idéologique. Pour les deux forces qui visent aujourd’hui le second tour de 2022, on ne peut donc exclure un avis de tangage. Leurs soutiens sont, pour une part, baladeurs.
Ce qui devrait inciter les formations « classiques » de la droite et de la gauche à ne pas édulcorer ou brader leurs fondamentaux dans l’espoir de prendre des voix aux deux susdits concurrents. Car les « vraies gens » qui, eux, ne sont pas en passe d’abandonner leurs valeurs risquent de se détourner encore plus. À l’offre, aux partis de réfléchir, de ne pas jeter dans les poubelles de l’histoire les repères qui ont fait leurs preuves par le passé, de renoncer à une approche marketing, d’abandonner les « éléments de langage » si vite repérables qu’ils en deviennent ridicules. En résumé, de ne pas demeurer, comme le scandait Raymond Devos, « même pas bons à rien ».

Propos recueillis par Marcelle Bourbier, CEVIPOF

Politologue, sociologue et romancière, Janine Mossuz-Lavau est directrice de recherche émérite au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF/CNRS). Ses principaux thèmes de recherche portent sur Comportements politiques, littérature et politique, sociologie de l’argent, genre et évolution des mœurs en France sur lesquels elle a mené de nombreuses enquêtes qualitatives.

Notes

Notes
1 Frédéric  Bon – Les élections en France : histoire et sociologie, Éditions du Seuil, 1978.