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Le contre-terrorisme : comment réussir à échouer systématiquement

Premiere operation-de lutte contre le terrorisme INTERPOL-AFRIPOL. Source INTERPOL

Premiere operation-de lutte contre le terrorisme INTERPOL-AFRIPOL. Source INTERPOL

par Didier Bigo

Quel bilan faire des politiques de contreterrorisme se projetant hors des frontières dans l’optique de prévenir les attentats contre le territoire français ? Cette politique qui fut mise en avant lors de la « war on terror » de George W. Bush Junior après le 11 septembre 2001, et fut reprise par la France après les attentats de 2015 — avec des moyens bien plus limités et sans les tortures — doit être questionnée.

Au moment où les Américains ont abandonné l’Afghanistan, les Français le Mali, et a revu à la baisse ses ambitions de contrôler la région sahélienne, le temps des bilans semble venu, mais plutôt que de le faire et d’en tirer les conséquences, les adeptes de la géopolitique passent sous silence leurs erreurs et tentent de nous convaincre que la guerre provoquée par la Russie en Ukraine et a radicalement changé le « paysage stratégique » et que nous revenons aux « vrais conflits ».

Sans insister sur les inconsistances de ce dernier revirement, il faut analyser la question de l’efficacité du contreterrorisme sur le fond  : les opérations de contreterrorisme avec interventions sur les terrains extérieurs et actions des services secrets dans des opérations d’exécution extrajudiciaire ont-elles éradiqué le terrorisme ou l’ont-ils ancré durablement dans le paysage mondial ? Conduire une guerre préventive contre des ennemis mal identifiés est-ce une stratégie cohérente sur le long terme ou une manière revancharde de se venger en croyant dissuader définitivement les adversaires de s’attaquer à plus fort qu’eux ? À moins que cela ne soit, de manière plus subtile, un effet de la méconnaissance par tous les acteurs de la rivalité mimétique telle que définie par l’anthropologue René Girard, qui avance l’hypothèse selon laquelle ce type de conflits conduirait au rapprochement des comportements violents des deux adversaires. Il entretiendrait ainsi l’illusion de leurs discours de distinction sur leurs valeurs morales, débouchant sur la focalisation d’un tous contre un et la fabrication d’un bouc émissaire(1)Collective, Pariss. « The Art of Writing Social Sciences: Disrupting the Current Politics of Style ». in Political Anthropological Research on International Social Sciences , 2020. Traduction en Français:  » L’art d’écrire les sciences sociales : Bousculer les politiques du style actuelles », in Cultures et Conflits 2022..

Cette hypothèse a l’avantage de comprendre l’aveuglement des adversaires et de certains observateurs qui se focalisent sur les différences identitaires et montre que les légitimations initiales des adversaires s’épuisent avec le temps dans les échanges de coups. Plus important encore : le résultat paradoxal du contreterrorisme n’est pas de réussir à délégitimer l’autre en le transformant en être inférieur,, il est au contraire d’enclencher un cercle vicieux de vengeance non régulée, qui, loin de régler la violence par une violence supérieure décourageant l’intention agressive, génère au contraire une spirale qui fait monter en intensité cette violence. Cette dernière, loin de résoudre immédiatement le conflit, peut le faire disparaitre momentanément, mais elle l’ancre dans les mémoires sur plusieurs générations, et le prolonge de facto.

D’autre part, le cycle du contreterrorisme, contrairement à l’enquête policière, a tendance à élargir le nombre d’acteurs impliqués, à s’en prendre aux populations considérées comme proches des acteurs et reproduire l’arbitraire des cibles, disséminant la violence au sein d’une myriade de réseaux qui ne se réduise jamais à un duel et un affrontement final. Aux attentats des uns répondent alors, au fur et à mesure de l’enlisement du conflit, des exécutions extrajudiciaires, ou la détention de leurs femmes et enfants dits radicalisés, ces derniers étant considérés comme des « bombes » à retardement, et non plus des enfants à (re) socialiser au plus vite. L’imaginaire du pire des futurs devenant de part et d’autre la justification des logiques d’actions violentes réciproques.

À ceux qui dénoncent les dérives du contreterrorisme, « les tenants de l’efficacité de ces opérations préventives répliquent que. face au terrorisme, il n’a d’autre solution que son éradication qui ne fait que répondre à la violence des terroristes. Ils renchérissent, argüant que l’origine des violences est à imputer aux terroristes et que le contreterrorisme ne vise qu’à anticiper les prochaines agressions et qu’il est impossible de prendre le risque de les laisser faire. Ils avancent enfin que les terroristes n’attaquent pas pour répondre au contreterrorisme, mais parce que ce sont des ennemis radicaux des valeurs de démocratie, de tolérance, de laïcité ».

L’hebdomadaire L’Obs s’est fait l’écho de ces postures opposées et dans une série d’articles, démontrant -statistiques à l’appui – que les États qui pratiquent des opérations contreterroristes à l’étranger sont objectivement plus touchés que ceux qui, évitant ces méthodes, usent d’autres moyens de coercition(2)« Guerres et terrorisme : sortir du déni », Nouvelobs.com, publié le 14/11/2020. « Guerres et terrorisme : ne pas se tromper de cible », Nouvelobs.com, 20/11/2020 « Le lien entre guerre et terrorisme : ce qu’en disent les études », Nouvelobs.com, publié le 26/11/2020..

Face à ce désaccord sur l’efficacité d’une politique dite préventive, fondée sur des logiques de suspicion, et pour mieux saisir la variété des situations, il a semblé nécessaire à un ensemble de chercheuses et chercheurs(3)Didier Bigo, Laurent Bonnefoy, Bruno Charbonneau, Marielle Debos, Mathias Delori, Clara Egger, Emmanuel-Pierre Guittet, Jean-Paul Hanon, Raul Magni-Berton, Antoine Mégie, Christian Olsson, Anastassia Tsoukala, Simon Varaine, Christophe Wasinski et Sharon Weill., dont je fais partie, d’affiner les statistiques, les mettre en contexte, et montrer les différentes facettes et étapes dans chaque cas précis. De fait, la question de la justification de la violence par l’argument de prévenir le pire à l’avenir en présentant sa violence comme une défense légitime dépasse de loin le seul cadre des opérations de contreterrorisme des gouvernements occidentaux.

C’est dans un numéro récent de la revue Cultures et Conflits sur le contreterrorisme (« Guerre et contreterrorisme » Cultures et conflits n° 123/124 — automne/hiver 2021) que nous avons exploré l’approche relationnelle et antagoniste du contreterrorisme, en particulier quand il se présente comme une prévention nécessaire pour la protection des populations qu’il dit défendre, en s’appuyant sur des savoirs et des technologies prétendues prédictives.

Le numéro s’ouvre sur un dossier consacré aux relations entre les interventions militaires extérieures et les formes de violence politique qui peuvent frapper les États sur leur propre territoire. Suite à une introduction collective où se s’entrecroisent une diversité de disciplines — sociologie politique, études comparées, spécialistes de terrains, études militaires, relations internationales —, sont présentées un ensemble d’approches quantitatives et qualitatives (Les interventions militaires sont-elles une cause du « terrorisme » ? De l’utilité des analyses quantitatives pour les études critiques de la sécurité, Mathias Delori, Clara Egger, Raul Magni-Berton et Simon Varaine). Leurs objectifs sont d’expliquer le rôle du contreterrorisme guerrier et ses effets sur la persistance des attentats en interne, sur la politique étrangère, et les politiques de vente d’armes. Ces études se penchent aussi sur les effets du contreterrorisme sur les populations civiles des pays qui sont touchés tant en interne qu’à l’étranger, sur la conception et les pratiques de la justice et le rapport à l’État de droit.

La convergence des résultats de ces approches est frappante et montre, qu’à l’exception de quelques chercheurs engagés directement dans les études stratégiques et géopolitiques et dans « l’aide à la décision », les autres chercheurs, les acteurs de terrain, les journalistes d’investigation se retrouvent sur le fait que le contreterrorisme, lorsqu’il est déployé, n’est en rien une protection effective des populations civiles et qu’il est douteux qu’il soit efficace en termes de politique étrangère et de défense.

Le numéro se prolonge par une discussion détaillée sur la valeur et les limites des approches relationnelles de la violence dite terroriste et du contreterrorisme, en étudiant les similarités et différences des stratégies discursives des acteurs [La rivalité mimétique, une matrice de la guerre contre le terrorisme et de ses stratégies discursives ?, Didier Bigo, Laurent Bonnefoy, Mathias Delori, Anastassia Tsoukala et Christophe Wasinski]. Sont également analysées les logiques pratiques mises en œuvre sur le terrain, afin de montrer l’intérêt et les limites de l’hypothèse émise par René Girard ainsi que les articulations spécifiques qui se déploient dans les différents cas selon les différentiels de légitimité, les attitudes des forces armées et services secrets engagés, les formes prises par les organisations clandestines et les interdépendances à l’échelle transnationale.

S’il faut de méfier des généralisations abusives, il n’en reste pas moins que distinguer la scène interne et les actions externes pour des raisons qu’elles soient morales ou cyniques — conduit à des aveuglements coupables s’ils se reproduisent périodiquement et si l’on n’abandonne pas les politiques qui « réussissent à échouer avec persistance », selon une « logique » explicitée par le psychologue, psychothérapeute et sociologue, Paul Watzlawick dès les années 1980, dans son ouvrage « Ultra-Solutions : How to Fail Most Successfully » (WW Norton & Co., 1988).(4)Traduction en français : Comment réussir à échouer, Seuil, 2014.

Afin d’éviter l’autisme d’une certaine vision globaliste de la géopolitique, Afghanistan, Mali et Tchad sont plus particulièrement discutés par des spécialistes de chaque terrain [De la « guerre contre le terrorisme » aux guerres sans fin : la co-production de la violence en Afghanistan, au Mali et au Tchad, Bruno Charbonneau, Marielle Debos, Jean-Paul Hanon, Christian Olsson et Christophe Wasinski]. Il y s’agit de préciser les dynamiques d’interaction de chaque cas, chacun permettant à l’aune des désengagements plus tardifs de la France de discuter de leur pertinence. Il en va de même sur la politique française de vente d’armes et d’aide au gouvernement Sissi en Égypte, dont les enjeux de secret et de révélation, toujours d’actualité sont examinés [Le contreterrorisme comme prétexte. Retour sur l’opération Sirli et la politique française, Didier Bigo et Jean-Paul Hanon].

Enfin un dernier article [Ce que la « guerre au terrorisme » fait à la justice, par Emmanuel-Pierre Guittet, Antoine Mégie et Sharon Weill] s’interroge en détail sur ce que faire des procès antiterroristes sur le sol français provoque en termes de restauration possible de la justice, mais aussi aux formes que le droit prend. Cette dernière contribution permet de faire un retour sur la manière dont une certaine géopolitique qui découpe scène nationale et scène internationale s’interdit de comprendre le monde d’aujourd’hui.

Didier Bigo est professeur des universités, attaché au Centre de recherches internationales [CERI]. Ses recherches portent sur les conflits et leur règlement, les politiques de sécurité interne et internationale. Il s’attache aussi à renouveler et enrichir les théories des relations internationales.

 

Notes

Notes
1 Collective, Pariss. « The Art of Writing Social Sciences: Disrupting the Current Politics of Style ». in Political Anthropological Research on International Social Sciences , 2020. Traduction en Français:  » L’art d’écrire les sciences sociales : Bousculer les politiques du style actuelles », in Cultures et Conflits 2022.
2 « Guerres et terrorisme : sortir du déni », Nouvelobs.com, publié le 14/11/2020. « Guerres et terrorisme : ne pas se tromper de cible », Nouvelobs.com, 20/11/2020 « Le lien entre guerre et terrorisme : ce qu’en disent les études », Nouvelobs.com, publié le 26/11/2020.
3 Didier Bigo, Laurent Bonnefoy, Bruno Charbonneau, Marielle Debos, Mathias Delori, Clara Egger, Emmanuel-Pierre Guittet, Jean-Paul Hanon, Raul Magni-Berton, Antoine Mégie, Christian Olsson, Anastassia Tsoukala, Simon Varaine, Christophe Wasinski et Sharon Weill.
4 Traduction en français : Comment réussir à échouer, Seuil, 2014.