par Giacomo Parrinello, Centre d’histoire*
Les zones côtières hébergent aujourd’hui plus d’une moitié de la population mondiale(1)Christopher Small and Robert J. Nicholls, ‘A Global Analysis of Human Settlement in Coastal Zones’, Journal of Coastal Research, 2003., y sont aussi implantées des grandes villes portuaires, des régions touristiques majeures, des zones industrielles stratégiques. C’est le résultat d’une histoire que l’on croit bien bien connaître : celle de la modernisation, du progrès industriel, de l’urbanisation et de l l’émergence graduelle d’une société des loisirs et du tourisme de masse. Pourtant c’est une histoire incomplète dans laquelle un acteur majeur est toujours oublié : l’environnement littoral. Le projet Mediterranean Coasts(2)MEDCOAST mené par l’équipe multinationale de la Chaire IDEX en histoire environnementale que j’ai dirigé, a mis cet acteur au centre de l’enquête historique(3)Ce projet est aujourd’hui prolongé par les projet “Shifting Shores: An Environmental History of Morphological Change in Mediterranean River Deltas over the Twentieth Century” financé par la VIlle de Paris, au titre des projets “Emergences”..
Il n’est plus possible de laisser perdurer cet oubli. Ces zones côtières où l’on habite, produit et se détend sont aujourd’hui directement menacées par les conséquences du changement climatique, en commençant par la montée du niveau de la mer et l’érosion des littoraux. Dans certaines régions du monde, les autorités ont d’ores et déjà préparé ce qu’en France on appelle le « recul stratégique », c’est-à-dire l’abandon d’infrastructures et localités littorales jugés impossibles ou trop coûteux à défendre. Là où le maintien d’une forte présence humaine littorale sera encore possible de faire, il faudra procéder à des investissements massifs, ainsi qu’imaginer des formes d’adaptations radicales face à l’instabilité.
Si le dynamisme et l’instabilité des environnements littoraux ne sont pas une nouveauté, la vulnérabilité qu’ils connaissent aujourd’hui est très récente. Espaces très dynamiques, façonnés et re-façonnés par les courants marins par le transport de sédiments, par les vents et les rivières, les littoraux ont toujours été habités et travaillés par l’humanité. Ils ont été habités, mais contrairement à aujourd’hui, cette présence était mobile et limitée et dans des formes le plus souvent bien adaptées à l’instabilité des environnements côtiers et le plus souvent à une petite échelle.
Écosystèmes de frontière extraordinairement productifs et riches en espèces, ils ont été exploités par des activités qui prenaient en compte leur dynamisme intrinsèque : la petite pêche, la chasse, la conchyliculture ou des formes d’agriculture et élevage non intensifs. Ce n’est qu’à partir du début du 19ème siècle que des processus de croissance urbaine, économique et démographique se sont enclenchés et ont contribué à l’expansion de la présence humaine sur les littoraux, en dehors des frontières historiques des villes ports. C’est à partir de cette époque que l’on a essayé de façonner cette zone de contact entre écosystèmes terrestres et marins, cet environnement dynamique et changeant, en ligne stable et stabilisé, en espace aménagé.
À quelles fins ? Que les modernes ont-ils cherché à développer sur les côtes marines ? Quels acteurs et quels besoins ont poussé vers la stabilisation de ces environnements dynamiques? De quelle manière ces environnements dynamiques ont subi ou réagi, et avec quelles conséquences sociales et politiques? Répondre à ces questions implique de se pencher sur des phénomènes divers tels que tourisme et l’urbanisation, l’industrialisation et la pêche, le commerce mondialisé et les réseaux de transports, mais en se basant sur l’enjeu central que ces processus et acteurs ont dû partager: leur localisation et leurs interactions avec le littoral. Depuis la perspective de l’environnement littoral, il devient possible d’écrire une autre histoire de la modernisation.
La Méditerranée, et tout particulièrement son cadran nord-occidental, est l’un des hauts lieux de cette transition et c’est sur cet espace que nos recherches se sont concentrées. Il s’agit en effet d’un espace qui représente bien la a diversité et la richesse morphologique et écologique des environnements côtiers méditerranéens. En Ligurie et en Côte d’Azur, des falaises et rochers à pic sur la mer sont ponctués par des plaines littorales où s’encastrent des villages pittoresques et des villes importantes écrasées entre la mer et la montagne. Marseille est à la frontière entre ces reliefs et les grandes plaines marécageuses du delta du Rhône et du Languedoc-Roussillon. En Catalogne, les reliefs de la Costa Brava et les collines littorales alternent avec les zones humides de l’Empordà et les deltas des fleuves Lobregat et Ebre. Ce sont là des territoires soumis à des influences variées, et porteurs de caractéristiques distinctes. Mais tous partagent les interactions marines et terrestres ainsi que le dynamisme et l’instabilité des environnements côtiers. Tous ont été refaçonnées en profondeur et connaissent aujourd’hui des risques grandissants.
Dès le début du 19ème siècle, entrepreneurs et médecins établissent en ces lieux les premiers établissements balnéaires pour soigner des curistes nord-européens à coups de bains de soleil et d’eau marine. Plus tard, vers la fin du siècle, c’est entre les deux rivieras italienne et française que les premières formes de tourisme d’élite sont développées. À la même époque, les industriels du textile, de la chimie, ou de l’acier s’installent durablement dans les environs de Marseille , de Gênes, de Barcelone ou de Tarragone, en créant les premières zones industrielles littorales. Ces villes, et bien d’autres encore, s’élargissent, en incorporant des territoires agricoles et des villages le long des littoraux pour en faire de nouveaux quartiers, et faire place aux tracés ferroviaires , aux gares et, surtout aux ports de plus en plus envahissants permettant d’accueillir et distribuer matériaux et marchandises du monde entier. Après l’accélération de ces processus qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, ce littoral est aujourd’hui habité par une population urbaine de dizaines de millions de personnes.Transformé en profondeur par des aménagements massifs, le littoral nord-occidental est devenu l’endroit le plus pollués du bassin méditerranéen.
Tous les acteurs de ces transformations ne poursuivaient le même objectif. Les industriels cherchaient des connexions rapides et aisées avec les flux globaux de marchandises et matières premières, ainsi que la possibilité de déverser directement dans la mer, à moindre coûts, les déchets toxiques de leurs productions.
Les investisseurs du tourisme balnéaire, ainsi que les visiteurs fortunés et plus tard les classes moyennes et populaires cherchaient, quant à eux, le soleil les uns pour en faire une source de profit, les autres pour se soigner ou se divertir. Les villes cherchaient des territoires à faire place à une population grandissante, aux infrastructures et réseaux d’énergie, de transport, d’assainissements, aux activités industrielles trop proches des habitations. Malgré cette diversité de buts, à partir du 19ème siècle, les réseaux de transports et les flux de personnes, marchandises et capitaux permettent à tous ces acteurs d’investir les littoraux avec une intensité et à une échelle croissante et tous contribuèrent au grand projet moderne de stabilisation et aménagement du littoral.
En dépit de cette convergence, le partage du même environnement littoral par des usages différents fut depuis le début une source de conflits. Ces conflits opposaient d’anciens et nouveaux usages, comme le déversement de déchets urbains et industriels faisant obstacle au tourisme balnéaire, ou l’industrie contrecarrant les pêches traditionnelles et l’agriculture littorale. Ces conflits restèrent longtemps limités à une échelle locale ou régionale. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle, avec l’accélération de la colonisation humaine du littoral et des conséquences environnementales que ces antagonismes multiplièrent accompagnés par des tentatives toujours plus ambitieuses de régulation et stabilisation.
En passant par les lois et les institutions, ces tentatives débouchèrent souvent sur la création de zones littorales protégées ainsi que sur des accords internationaux tels que la Convention de Barcelone contre la pollution littorale et marine. Très souvent, c’est aussi par des nouveaux aménagements qu’on essaiera de stabiliser le littoral sans pourtant jamais y parvenir.
L’histoire de la transition littorale que nous avons commencé à esquisser à partir de la Méditerranée occidentale est donc l’histoire d’un projet de stabilisation environnementale, mais toujours contesté et inachevé. Par ailleurs, même si le littoral de la fin du 20ème siècle est sans doute plus stable et aménagé que celui du début du 19ème, les effets du changement climatique déstabilisent radicalement cet équilibre déjà précaire. L’histoire passionnante de ce projet de stabilisation, de ses acteurs et conflits, de ses articulations, défaites et recompositions, reste à écrire. Il s’agit d’une histoire nécessaire à l’heure où nos littoraux doivent être abandonnés ou reconfigurés en profondeur encore une fois.
Cette histoire du littoral peut aussi nous interroger sur cette l’époque qualifiée d’Anthropocène depuis deux décennies, par nombre de scientifiques. Cette nouvelle ère géologique serait caractérisée par l’influence humaine sur les grands processus de la Terre, comme le climat. Examinée du point de vue de l’histoire environnementale, force est de constater que la transformation des littoraux n’est aucunement le résultat d’une simple influence « humaine », mais des intentions et des actions d’acteurs précis. De plus, l’instabilité persistante des littoraux montre qu’avoir un impact n’implique aucunement en avoir le contrôle. Ces indications de l’histoire environnementale des littoraux sont précieuses pour ne pas tomber dans les pièges de l’anthropocentrisme et d’une responsabilité humaine indifférenciée, sans pourtant esquiver un débat interdisciplinaire important et nécessaire.
Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, Giacomo Parrinello étudie et enseigne l’histoire environnementale des sociétés urbaines industrielles aux 19ème et 20ème siècles. Il s'intéresse aux interactions entre systèmes naturels et processus sociaux, aux techniques et aux savoirs qui les façonnent, ainsi qu’aux politiques qui émergent au carrefour de changements environnementaux et sociaux.
En savoir plus
PARRINELLO, Giacomo, Renaud BECOT, Marco CALIGARI, and Ismael YRIGOY – “Shifting Shores of the Anthropocene: The Settlement and (Unstable) Stabilisation of the North-Western Mediterranean Littoral Over the Nineteenth and Twentieth Centuries” Environment and History , 2019
Notes[+]
↑1 | Christopher Small and Robert J. Nicholls, ‘A Global Analysis of Human Settlement in Coastal Zones’, Journal of Coastal Research, 2003. |
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↑2 | MEDCOAST |
↑3 | Ce projet est aujourd’hui prolongé par les projet “Shifting Shores: An Environmental History of Morphological Change in Mediterranean River Deltas over the Twentieth Century” financé par la VIlle de Paris, au titre des projets “Emergences”. |