Dans une étude sur les sermons prononcés par des prêcheurs anglais aux 17e et 18e siècles, Jean-Philippe Cointet, chercheur au médialab, et quatre sociologues et historiens d’universités américaines et allemandes, ont établi une cartographie des références bibliques utilisées par les prêtres des églises anglicanes et dissidentes*. Ce travail, exposé dans un article de la revue Poetics “The (Protestant) Bible, the (printed) sermon, and the word(s): The semantic structure of the Conformist and Dissenting Bible, 1660–1780”, outre qu’il éclaire un pan entier de l’histoire des croyances, est notable en ce qu’il mobilise de nouvelles méthodes d’analyse textuelle basées sur un traitement quantitatif et qualitatif de données empiriques. Reconnue par un prix de l’American Sociological Association, cette étude est représentative d’un courant récent de recherches en sciences humaines et sociales : l’herméneutique computationnelle qui analyse et interprète les phénomènes culturels en s’appuyant sur des méthodes quantitatives et des données empiriques.
Dans leur travail, les chercheurs décrivent l’organisation sémantique de l’Ancien et du Nouveau Testament à l’échelle des versets. Cela leur permet de cartographier les aspirations et peurs véhiculées par les deux “camps”. Pour ce faire, ils ont tout d’abord construit le réseau sémantique de la Bible c’est-à dire-la façon dont des personnages, des lieux, objets ou concepts sont mentionnés au sein même des versets. Grâce aux algorithmes de Traitement Automatique de la Langue (TAL) ils ont pu repérer les entités textuelles les plus pertinentes (telles que “female servants”, “righteousness”, “ox”, “harlotry”, “wrath”, “evildoers”, “witchcraft”, “gluton”, etc.). Par la suite, à la façon d’un lecteur qui, pour saisir le sens d’un paragraphe, embrasse l’ensemble du texte du regard et non pas un mot précis, les expressions qui sont fréquemment mentionnées au sein d’une même phrase ou à proximité ont pu être liées au sein d’un réseau lexical. Le réseau d’entités ainsi construit donne forme à des ensembles thématiques qui indexent des épisodes singuliers – création du monde ou fuite d’Egypte- ou énumèrent les motifs récurrents du récit – vices et vertus, mais aussi éléments du monde matériel, etc. Cette lecture distante de la Bible n’est pas une nouvelle exégèse du texte sacré, mais une carte globale qui montre l’articulation des thèmes les uns avec les autres et offre un point de référence pour comparer différentes lectures du texte sacré.
Cet espace de référence sert de canevas pour saisir les différentes façons dont la Bible pouvait être lue et perçue en fonction des différentes Églises.
Pour mener à bien ce travail comparatif, les auteurs s’appuient sur un corpus de sermons: “The Preacher’s Assistant” de John Cooke compilés entre 1660 et 1780 dont les prêtres avaient coutume de s’inspirer pour préparer leurs prêches. Les sermons les plus populaires y étaient indexés en fonction des sujets qu’ils abordaient et des versets cités. La doctrine de leur auteur était également systématiquement précisée. Conformistes et dissidents ne portaient pas un intérêt égal à tous les passages de la Bible : l’épisode de la Genèse est beaucoup plus souvent citée par les non-conformistes, les conformistes lui préférant l’ascèse de l’évangile selon St. Matthieu.
En se basant sur une version numérisée de ce corpus de sermons, les auteurs de l’étude ont pu associer les versets cités par telle ou telle doctrine de prêcheurs, ce qui leur a permis de dénombrer précisément les chapitres et parties de la Bible particulièrement convoqués par chaque Église. Les sujets les plus fréquemment abordés par les prêches des dissidents révèlent combien la crainte de la mort et du jugement dernier prévalent dans cette doctrine. A contrario, les sermons conformistes portent plus volontiers sur des questions matérielles ou politiques avec des thèmes majoritaires comme les rébellions, les épidémies ou les moyens de subsistance.
Prostitution ou absolution
Les auteurs décomptent également la fréquence des mots des versets cités dans les sermons dissidents et conformistes. Cette analyse comparative, au plus proche du texte, permet de superposer à la carte sémantique de la Bible, une couche supplémentaire, qui à la manière d’une carte de densité, éclaire les aires thématiques les plus souvent invoquées dans les prêches. Le contraste entre les cartes des dissidents et des conformistes révèle la divergence des deux doctrines.
L’interprétation de ces cartes dévoile combien les dissidents sont attachés aux questions de moralité. Leurs sermons font par exemple plus souvent appel au vocabulaire de la prostitution et laissent également transparaître leur peur de la sorcellerie. Les sermons conformistes privilégient, pour leur part, les questions de charité envisagée comme un moyen d’absoudre leurs péchés.
En cartographiant la structure du réseau sémantique des mots de la Bible, et la façon dont les sermons conformistes et non-conformistes s’y projettent, l’étude parvient à saisir les spécificités propres à chaque Église. Au-delà de ce cas précis, cette étude offre une un canevas générique pour saisir des différences d’usage du texte biblique qui pourrait être re-mobilisé dans de nombreux contextes. Ainsi, dans un contexte plus contemporain, on pourrait interroger les citations de versets par les politiciens américains, ou même la citation de versets sur Twitter. D’autres textes de références pourraient être également mobilisés : on peut penser à des articles de loi plus ou moins discutés par les différents partis représentés au Parlement, etc.
*En anglais « English Dissenters » ou « nonconformists » sont des protestants anglais qui, à partir du milieu du 16e siècle, se détachèrent progressivement de l’Église d’Angleterre.
Jean-Philippe Cointet, Associate Professor au médialab, développe des méthodes numériques pour les sciences sociales. Il est spécialisé dans l’analyse et la visualisation de corpus textuels. Ses travaux l'amènent à travailler sur des terrains variés : communautés scientifiques, médias, réseaux sociaux, commentaires en ligne, discours politiques etc. Par ailleurs, il enseigne au niveau master les méthodes digitales pour les sciences sociales et anime un séminaire sur l'expression politique sur les plateformes digitales.