par Bruno Palier,
chercheur au Centre d’études européennes et de politique comparée,
directeur du LIEPP
Étudier les conséquences politiques du numérique ne passe pas seulement par l’étude des mouvements politiques, des médias ou des réseaux sociaux. Il faut aussi se pencher sur les transformations sociales qui en découlent. J’expose ici les conséquences politiques des transformations du marché du travail liées aux changements technologiques. J’ai étudié ces conséquences avec Thomas Kurer (Center for European Studies, Harvard) et une équipe de chercheurs, avec qui nous publions un numéro spécial de la revue Research And Politics. Nous partons du constat que l’automation et l’informatisation des activités entraînent une polarisation des emplois. Or, non seulement cette polarisation se traduit par des inégalités de revenus croissantes, mais elle débouche aussi sur une révolte politique des classes sociales intermédiaires.
On a longtemps pensé que le progrès technologique affectait surtout les emplois les moins qualifiés. Cependant, un économiste américain, David Autor, et son équipe, ont montré que depuis le début des années 1990, ce sont plutôt les emplois intermédiaires qui disparaissent du fait de ce progrès. Les robots et les ordinateurs, capables d’effectuer des tâches programmables, assurent les tâches routinières que l’on trouve plus souvent dans les emplois intermédiaires, aussi bien dans les usines que dans les services. On parle en anglais de task biased technological change.
Ainsi, un ouvrier qualifié travaillant à la chaîne peut-être remplacé par un robot, mais on voit aussi que de nombreuses fonctions dans les services peuvent être effectuées par des automates. C’est notamment le cas des guichets automatiques bancaires ou des caisses automatiques dans les supermarchés. Ce sont donc les emplois intermédiaires qui disparaissent, tandis que sont créés des emplois fortement rémunérés (des emplois très qualifiés, – notamment mais pas seulement – dans les secteurs de pointe, high tech, recherche, innovation…). Dans le même temps, se développent des emplois très faiblement rémunérés et précaires (dans les secteurs des transports, de l’hôtellerie, de la restauration, du commerce de détail ou des services aux personnes).
Les travaux de David Autor qui portaient sur le marché du travail américain, ont été de nombreuses fois confirmés mais aussi affinés par des travaux comparatifs. On trouve partout une tendance à la disparition des emplois routiniers, avec des nuances entre pays sur le rythme de ces disparitions et les tendances marquant les créations d’emplois.
C’est ce que montre Camille Peugny dans notre numéro spécial (The decline in middle-skilled employment in 12 European countries: New evidence for job) : dans tous les 12 pays européens qu’il a comparés, ce sont bien les emplois intermédiaires qui sont détruits (cf. figure 1). Il constate en revanche que ces destructions peuvent être plus ou moins importantes, certains pays parvenant à préserver les emplois intermédiaires dans les administrations comme en Allemagne tandis que d’autres subissent une polarisation très marquée, en France notamment. Il montre aussi qu’il y a des différences dans les emplois créés, certains pays (comme en Scandinavie) parvenant à créer plus d’emplois qualifiés et d’autres (comme en Europe du Sud) plutôt des emplois mal rémunérés.
Les travaux de Thomas Kurer et Ana Gallego (Distributional consequences of technological change: Worker-level evidence in Research and Politics) analysant les données de panels britanniques permettent de montrer comment se produit la polarisation : il s’agit moins d’une disparition brutale que d’une disparition progressive et au fil des générations. Comme l’illustre la figure 2, sur vingt-cinq ans, on constate que parmi les personnes occupant un emploi routinier environ 63% «survivent» avec un emploi routinier, 24% passent à d’autres emplois (meilleurs ou pires), 10% quittent le travail de routine en prenant leur retraite et seule une petite minorité finit au chômage.
Bien qu’une grande partie des “employés routiniers” ne soient pas encore touchés par l’informatisation de leurs emplois, il n’en reste pas moins qu’ils sentent une pression croissante sur leur travail, constatent que leurs conditions de vie se dégradent et craignent que leurs enfants ne doivent vivre et travailler dans des conditions moins favorables que les leurs. La polarisation des emplois menace ainsi une partie de la société qui a longtemps bénéficié de la croissance économique et de perspectives de mobilité ascendante, à savoir une partie des classes moyennes.
Comme l’a montré Grégory Verdugo (Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise, OFCE) la polarisation des emplois explique en grande partie la forte augmentation des inégalités salariales dans les pays développés au cours des dernières décennies. Certains prédisent une disparition massive de nombreux emplois d’ici à vingt ans. Deux chercheurs d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, ont annoncé que 47% des emplois américains étaient menacés de disparaître. Depuis, ces prévisions ont été revues à la baisse par l’OCDE notamment, avec en Europe des chiffres plus proches de 9% (Automatisation et travail indépendant dans une économie numérique, Arntz et al., pour l’OCDE). Si ces perspectives restent lointaines, on voit dès aujourd’hui que l’angoisse que cela génère chez les classes menacées est un moteur des ruptures politiques à l’œuvre dans la plupart des démocraties avancées : montée des partis extrémistes et anti-systèmes dans la plupart des pays européens, Brexit en Grande-Bretagne, trumpisme aux États-Unis.
Les personnes les plus concernées par les menaces que font peser les changements technologiques sur les emplois sont au cœur des démocraties industrielles contemporaines : les classes moyennes. Ce sont elles qui ont bénéficié de la croissances des années d’après-guerre, elles qui ont gagné un statut d’emploi stable et ont bénéficié des progrès sociaux apportés par les États-providence. Aujourd’hui, ce sont une partie d’entre elles qui sont menacées par les évolutions technologiques. Il ne s’agit pas de groupes sociaux marginaux, habitués à ne pas être représentés dans la sphère publique, mais bien de groupes sociaux aux statuts d’insiders, habitués à voter, et qui attendent d’être représentés et pris en compte. Or les perspectives qui leur sont offertes aujourd’hui sont, pour beaucoup, soit d’accepter une dégradation de leurs conditions de travail pour préserver leur emploi face à la menace d’automatisation, soit même d’avoir à accepter de prendre un emploi moins bien rémunéré et plus précaire (les emplois qui sont aujourd’hui créés en bas de l’échelle des salaires). Il s’agit donc d’une menace de déclassement qui pèse sur les classes moyennes. Et l’on assiste à une révolte politique de celles-ci face à ces menaces de déclassement.
Une étude récente menée par Frey, Berger et Chen met en relation le vote pour Donald Trump en 2016 avec l’exposition locale au risque d’automatisation. Pour notre part, nous avons montré avec des collègues de Sciences Po dans un article récent « The “losers of automation”: A reservoir of votes for the radical right? » que dans les onze pays Européens qui ont vu se développer fortement un parti protectionniste de droite radicale, les personnes les plus susceptibles de voter pour ces partis sont les plus menacées par l’automatisation de leurs emplois et celles dont les revenus sont juste, voire à peine suffisants pour tenir jusqu’à la fin du mois. Plus le risque objectif d’automatisation dans une profession est élevé, plus augmentent les probabilités de voter pour les droites radicales et populistes, du moins chez les personnes qui ont le sentiment d’arriver à s’en sortir, mais tout juste (cf.figure 3). Chez les plus défavorisées, le risque d’automation favorise plutôt le retrait politique et l’abstention.
Il s’agit bien là des « petites classes moyennes », menacées par la disparition progressive de leurs emplois. Sur la base des métiers mis en avant par les gilets jaunes, mais sans pouvoir le démontrer dès aujourd’hui, faute d’enquête approfondie, il semble possible de faire le lien entre ces « petites classes moyennes » et leur mouvement.
Bruno Palier est directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée et directeur du LIEPP (Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques). Il travaille sur les réformes des systèmes de protection sociale en France et en Europe. Il conduit plusieurs projets de recherche sur les politiques d’investissement social, l’européanisation des réformes de la protection sociale, les dualisations sociales en Europe, les relations entre stratégies nationales de croissance et réformes de la protection sociale.
Références complémentaires