Des métropoles toujours plus grandes, toujours plus importantes
La métropolisation c’est d’abord une question d’échelle : une trentaine de métropoles sont sur le point de dépasser les 15 millions d’habitants ; en groupant six cents d’entre elles on obtient 60% de la richesse mondiale. La Chine structure trois méga régions urbaines qui se veulent les nouveaux centres du monde : le delta du Yangtze (150 millions d’habitants), le delta des Perles (120 millions d’habitants) et la nouvelle venue qui concentre des investissements gigantesques, la métropole de Jin-Jin-Ji au sud de Beijing estime atteindre 100 millions d’habitants prochainement. L’Inde n’est pas en reste autour de Delhi et l’urbanisation de l’Afrique se poursuit.La nécessité de renouveler les approches
Les différentes disciplines ont du mal à rendre compte de ces grandes métropoles. L’important travail de caractérisation et de conceptualisation mené aux quatre coins de la planète n’est pas encore convaincant. Les géographes rivalisent d’imagination pour caractériser ce qu’on appelle les villes monde, les global city regions, les corridors urbains à partir d’indicateurs de taille, de concentration de ressources ou de centralité de flux et de réseaux.
La sociologue Saskia Sassen a écrit l’ouvrage de référence « La ville globale. New York – Londres – Tokyo» dès 1991 articulant processus de mondialisation et urbanisation. Elle a proposé le modèle de ville globale le plus sophistiqué et le plus cohérent pour caractériser ce type de métropoles organisant les flux de la mondialisation….. Mais malgré toutes ses qualités, ce modèle n’a pas été confirmé par les recherches empiriques : mondialisation et urbanisation vont de pair à différentes échelles de villes.
Persuadé de la nécessité de construire une autre grille de lecture, « Cities are back in town », groupe de recherche interdisciplinaire et inter labo créé à Sciences Po au début des années 2000, et associé à l’École urbaine, a pris le parti de travailler sur les modes de gouvernance des grandes métropoles, les tensions et les dynamiques qui les animent, leurs difficultés, mais aussi l’accroissement de leurs ressources et des capacités d’action des élites.
Des puissances traditionnellement en concurrence avec les États
De fait, les métropoles ce n’est pas seulement une affaire de chiffres ou de sociétés mondialisées : c’est aussi une question politique d’autant plus importante que les cités ont souvent été des acteurs déstabilisant les États. Dans sa célèbre analyse de la « ville occidentale », Max Weber avait établi un lien très clair entre l’avènement du capitalisme marchand, l’enchevêtrement des capacités d’exercice de l’autorité politique et l’âge d’or des villes européennes entre le 14e et le 16e siècles. Alors que la féodalité s’estompe et que les États sont en formation, le développement vigoureux du capitalisme marchand et de la bourgeoisie va de pair avec la montée en puissance des villes comme acteurs politiques plus ou moins autonomes, allant jusqu’aux cités-États ou aux républiques urbaines italiennes.
Une concurrence qui se renouvelle
Au 21e siècle, le capitalisme change d’échelle devenant immatériel et mondialisé. Les États perdent en partie leur quasi-monopole de l’exercice de l’autorité politique qui s’exerce aussi niveau européen, international, transnational en coopération avec des acteurs privés (les grandes entreprises), des organisations internationales, des ONG. Dans le même temps, on voit réapparaître des formes de cités-États, centres de réseaux de transport, de logistique, de finance, de tourisme comme Hong-Kong, Dubaï ou Panama.On voit aussi de grandes métropoles s’organiser en réseaux, tels que le groupe C40. Des réseaux qui acquièrent progressivement visibilité et légitimité au point qu’un débat est engagé autour de la création d’une nouvelle agence de l’Organisation des Nations Unies, UN Urban.
Une réputation ancrée mais imméritée : l’ingouvernabilité
Dans le même temps, plusieurs courants de pensée, inspirés de théories classiques, se focalisent sur l’ingouvernabilité des métropoles : l’échec des politiques publiques, la faillite de la planification urbaine, le peu d’importance de la régulation politique. On pense notamment au courant “post-colonial”, à l’école de Los Angeles focalisée sur la « post métropolis », aux études sur l’urbanisation généralisée du monde reprenant Henri Lefebvre en passant par la géographie critique inspirée des philosophes français comme Deleuze, Guattari, ou Rancière, sans oublier l’influence majeure du courant de la sociologie des sciences et des technologies, de l’acteur réseau et des assemblages.
Aux yeux de ces courants , les mégapoles sont essentiellement des théâtres de désordre et d’expérimentation, d’étrangeté, d’informalité ; des concentrés de technologies et de réseaux fragiles et incomplets ; des espaces porteurs et créateurs d’inégalités massives et de ségrégations ; des terrains propices à corruption et aux économies informelles et criminelles ; des lieux de vie sous-dotés en services et en infrastructures ; des monstres congestionnés qui ne cessent de s’étendre ; des places de mobilisations massives et de révoltes.
Les métropoles ne sont pas seulement des chaos ingouvernables
Pourtant, les résultats du programme de recherche collective initié à Sciences Po il y a cinq ans (What is governed and not governed in large metropolis : Paris, Londres, Mexico, Sao Paulo) montrent l’importance grandissante que prennent les politiques publiques dans les métropoles et le développement des régulations qui – si elles restent des modes de gouvernance incomplets et discontinus – ne cessent de s’étoffer. C’est aussi ce que montrent les contributions de ce numéro de Cogito : non les métropoles ne sont pas seulement des chaos ingouvernables.
Par ailleurs, un agenda commun commence à se dessiner autour des défis que doivent relever les métropoles, dont une grande partie sont présentés et illustrés ici : déchets (Crise et fabrique urbaine à Beyrouth, Eric Verdeil ; Un enjeu qui bouleverse les relations de pouvoir à Lagos, Côme Salvaire sur Lagos), violence et répartition des pouvoirs (Karachi, un désordre ordonné, Laurent Gayer), urbanisme à repenser (Des villes fracturées, Marco Cremaschi), risques (Les mégalopoles du risque, Olivier Borraz), bidonvilles (Les bidonvilles de Mumbai, une anarchie régulée, Sukriti Issar), numérique (Ce que les données font à la gouvernance urbaine, Antoine Courmont), migrations (Migrations internationales : les métropoles, lieux d’inclusion ou vecteurs d’exclusion ?, Virginie Guiraudon).
A ces enjeux, il faudrait ajouter l’accès aux services et infrastructures, l’organisation des mobilités, la capacité à lever l’impôt, la mobilisation de ressources pour de grands événements, la démocratie, la lutte contre le changement climatique…
Ce que montrent aussi ces contributions, c’est la place grandissante d’acteurs autres que les pouvoirs publics : entreprises, associations, armée, mafia…Autant de dynamiques que l’on retrouve ailleurs et sous d’autre formes, par exemple au Brésil ou en Afrique avec le poids grandissant des Églises pentecôtistes ou bien l’éclosion de nouveaux groupes d’auto-gestion dans les squats ou les bidonvilles.
Pour autant, la gouvernance n’est pas forcément une bonne chose : il ne faut jamais sous estimer le « dark side of governance » : les gangs (à Managua), des familles de rentiers, la police qui organise et gère le trafic de drogue, la violence de seigneurs de la guerre en Somalie, les violences ethniques ou religieuses.
Les métropoles, des lieux d’innovations
Mais, malgré toutes les difficultés que les métropoles connaissent, elles se montrent indubitablement créatrices : elles développent des réseaux de transport performants et étendus avec des bus en sites propres, des métros, des pistes cyclables, des trams, des plateformes de covoiturage. Elles mettent en œuvre des politiques sociales innovantes, notamment dans les métropoles d’Amérique latine, alors même que le nombre de bénéficiaires ne cesse de s’élargir notamment en Afrique et en Asie. On y voit aussi éclore des innovations juridiques qui permettent de faire évoluer la situation du logement informel ou illégal. Enfin, on y observe des banques internationales ou des fonds souverains (chinois, qataris) investissant dans leurs infrastructures, leurs ports, leurs aéroports, pour le meilleur et pour le pire.
Ainsi, les métropoles ne font pas que subir, au contraire. Non seulement elles deviennent des acteurs politiques centraux de la mondialisation, en lien avec les États, les organisations transnationales et les grandes banques et entreprises mais elles sont des laboratoires de la démocratie et de parfaits témoins des possibles et impossibles de la régulation politique.
Patrick le Galès, doyen de l’École urbaine, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po, Centre d’études européennes.
Tommaso Vitale, responsable scientifique du master « Governing the large metropolis » de l’École urbaine, Associate professor de sociologie au Centre d’études européennes.
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