Y a t-il plus de chômeurs qualifiés lorsque l’économie est en récession ? Les chômeurs sont-ils alors plus souvent contraints d’accepter des emplois de moindre qualité ? À l’inverse, les employés trouvent-ils plus facilement de meilleurs emplois lorsque l’économie rebondit ? Pour répondre à ces questions, Jean-Marc Robin, chercheur au Département d’économie de Sciences Po, et Jeremy Lise, Associate Professor à l’Université du Minnesota, ont élaboré un modèle macroéconomique très riche qu’ils ont calibré sur données américaines. Ils en ont fait l’exposé dans la très prestigieuse The American Economic Review : The Macro-dynamics of Sorting between Workers and Firms. Aperçu.
Un modèle d’une richesse inégalée
Pour comprendre l’action de l’environnement macroéconomique sur la distribution des qualifications des chômeurs, la qualité des emplois retrouvés et les réallocations de main d’œuvre, Jean-Marc Robin et Jeremy Lise ont élaboré, quatre années durant, un modèle intégrant une richesse inégalée de comportements. Il s’agissait de représenter un marché du travail composé d’une multiplicité d’agents hétérogènes soumis à des chocs agrégés*. Ces chocs nourrissent la dynamique cyclique de l’économie, communément appelée la conjoncture.
*Un choc agrégé est la modification imprévue d’une variable qui affecte l’ensemble des agents de l’économie de productivité
Une population fixe confrontée à un nombre variable d’emplois
Ils ont tout d’abord imaginé une population fixe de travailleurs de compétences hétérogènes et une distribution d’emplois vacants, eux aussi hétérogènes, dont, comme dans la réalité, la quantité et la qualité variaient en fonction d’arbitrages coût-bénéfice spécifiques à chaque type d’emploi. La distribution des compétences des travailleurs reste toujours la même. La distribution des qualités d’emplois offerts change avec la conjoncture.
Appariements et conjoncture
La mécanique du modèle fait que lorsque la conjoncture est bonne, plus d’emplois sont créés, les chômeurs retrouvent plus facilement du travail et il y a moins de contraintes sur la qualité des appariements, c’est à dire que la correspondance entre les caractéristiques des emplois et les compétences des travailleurs est moins impérative. Dans cette configuration, le niveau de productivité de chaque appariement n’est pas optimal. A l’inverse lorsque la conjoncture faiblit, les appariements de moins bonne qualité sont les premiers détruits et les bons appariements, assurant un bon niveau de productivité, sont les moins touchés.
La concurrence entre employeurs et entre salariés
A ces premiers paramètres – quantité et qualité des emplois et de travailleurs – il faut ajouter la dimension salariale. Pour l’aborder, le modèle suppose que les employeurs sont en position de force pour négocier avec les chômeurs. Ils leur offrent leur salaire de réserve, c’est-à-dire la valeur minimale que les chômeurs sont prêts à accepter pour travailler. Ces derniers empochent alors la totalité de ce que l’on appelle la rente salariale. Mais les chômeurs ne sont pas les seuls à recevoir des offres d’emploi : elles peuvent aussi concerner les travailleurs ayant déjà un emploi qui peuvent être débauchés. Lorsqu’un employé reçoit une offre alternative, il peut l’accepter si son employeur ne peut pas offrir mieux que le salaire alternatif. Ces employés peuvent aussi en profiter pour négocier une augmentation de salaire. Ainsi, grâce à la concurrence, les employeurs deviennent à un moment où à un autre, forcés de partager la rente***.
La concurrence que se livrent les entreprises pour recruter les travailleurs les mieux adaptés a donc deux effets. D’une part, elle favorise des réallocations de main d’œuvre et contribue ainsi à la croissance globale. D’autre part, elle permet un partage de rente plus égalitaire grâce aux augmentations de salaire.
**la rente salariale est la différence entre ce que produit le couple employeur-employé et la valeur du chômage, laquelle est une prévision de la somme actualisée de ce qu’un chômeur gagne aujourd’hui au chômage et qu’il gagnerait demain dans l’emploi qu’il aurait peut être.
**Pour un premier exposé de ce mécanisme d’enchères séquentielles, voir F. Postel-Vinay, J.-M. Robin (2002), «Equilibrium Wage Dispersion with Heterogeneous Workers and Firms», Econometrica, vol. 70(6), pp. 2295-2350
Des anticipations rationnelles
Le modèle s’intéresse aussi aux anticipations des acteurs qui savent que la pression concurrentielle varie avec la conjoncture. Si personne ne peut prédire ce qui est par nature aléatoire – les chocs agrégés de productivité, les chocs de licenciement, les offres alternatives d’emploi, etc. – salariés et patrons en connaissent la probabilité. Le modèle pose ainsi que leurs anticipations sont rationnelles. C’est une hypothèse qui a beaucoup de poids dans le modèle mais qui est audacieuse, car très forte, mais on sait encore très peu de choses sur la façon dont les agents forment leurs anticipations.
Le modèle est testé sur une importante série de données
Voici brièvement l’histoire que le modèle essaie de raconter ou plutôt « les histoires possibles », tant le modèle contient de paramètres à calibrer (15 au total). Ces paramètres sont estimés pour que l’économie que le modèle permet de simuler reproduise au mieux différentes statistiques américaines (26 au total) comme les moyennes temporelles et les volatilités des taux de chômage par durée de chômage, des taux de transition emploi-chômage et emploi-emploi, du nombre d’emploi vacants, ainsi que les corrélations entre ces statistiques, etc.
L’ajustement du modèle aux données s’est avéré excellent. Un seul processus – le choc agrégé de productivité – s’est révélé suffisant pour prédire la dynamique du chômage, le nombre d’emplois créés, le taux de retour à l’emploi des chômeurs, le taux de destruction d’emploi et le taux de mobilité emploi-emploi.
Une bonne conjoncture n’est pas favorable aux meilleurs appariements
Il est donc possible d’estimer qu’en sortie de récession, l’emploi augmente tout particulièrement parce que les travailleurs les moins qualifiés retrouvent du travail grâce aux emplois de faible productivité qui sont à nouveau proposés. A l’inverse, lorsque l’économie entre dans une phase récessive, les travailleurs les moins qualifiés sont les premiers licenciés, particulièrement ceux qui avaient trouvé des emplois à forte valeur ajoutée, car les emplois à forte valeur ajoutée vont alors plus souvent aux travailleurs les plus compétents.
Jean-Marc Robin est directeur du Département d’économie de Sciences Po. Également professeur à l'University College de Londres, il est membre du Centre for Microdata Methods and Practice de l’Institut for Fiscal Studies et de l'Econometric Society. Ses recherches, situées dans le domaine de la microéconométrie, portent en particulier sur la microéconomie du travail et les appariements. En 2010, il a obtenu une bourse ERC Advanced : WASP - Wage Dynamics, Sorting Patterns in Labour Markets and Policy Evaluation (FR)