par Louis Imbert
Les étrangers n’échappent pas à la vision du droit qu’en donne l’anthropologue étatsunien Clifford Geertz lorsque celui-ci affirme qu’il n’est qu’une « manière distincte d’imaginer le réel »(1)Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », in Clifford Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, Basic Books, 1983, p. 173.. Si la figure de l’étranger relève indéniablement d’une construction sociale, le droit joue un rôle primordial dans cette construction(2)Danièle Lochak, Étrangers : de quel droit ?, PUF, 1985, p. 7-8..
Les catégories juridiques font apparaître comme naturelle et légitime la distinction entre le national et l’étranger ainsi qu’entre étrangers. Elles produisent des effets symboliques considérables, au-delà de leur impact sur le quotidien des étrangers(3)Ségolène Barbou des Places, « Les étrangers ‘saisis’ par le droit : Enjeux de l’édification des catégories juridiques de migrants », Migrations Société, vol. 128, n° 2, 2010, p. 33-49. Le droit dessine ainsi des « frontières symboliques » qui « permettent de construire une communauté imaginée »(4)Marie-Laure Basilien-Gainche, « Les frontières européennes. Quand le migrant incarne la limite », Revue de l’Union européenne, n° 609, juin 2017, p. 7. Voy. également Michael Scaperlanda, « Partial Membership: Aliens and the Constitutional Community », Iowa Law Review, vol. 81, n° 3, mars 1996, p. 707-773. Ce constat est mis en lumière par l’analyse des jurisprudences constitutionnelles en matière d’immigration. On y trouve une série de discours juridiques sur les étrangers qui visent à justifier des solutions particulières à leur égard. La force de ces discours dans la construction de l’étranger est encore plus frappante lorsqu’on en vient à les comparer suivant une approche culturelle.
Selon l’approche culturelle adoptée dans cet article, le droit est appréhendé comme une « forme symbolique » particulière au même titre que l’art ou la religion. Il ne se contente pas de refléter un « style d’existence sociale », il contribue à le définir(5)Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », op. cit., p. 218. L’analyse culturelle se donne alors pour mission de réaliser une « description dense » des significations construites au sein du droit(6)Une telle démarche consiste à se plonger dans un contexte particulier afin de se confronter à « une multiplicité de structures conceptuelles complexes, dont beaucoup se superposent ou sont nouées entre elles, qui sont à la fois étranges, irrégulières et non explicites, et que [l’ethnographe] doit arranger d’une manière ou d’une autre, d’abord pour comprendre et ensuite pour restituer » (Clifford Geertz, « Thick Description: Towards an Interpretive Theory of Culture », in Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, Basic Books, 1973, p. 10). Voy. également Paul W. Kahn, The Cultural Study of Law: Reconstructing Legal Scholarship, University of Chicago Press, 1999. Pour une étude de la « formulation de modes d’existence » en droit européen de l’immigration, voy. Loïc Azoulai, « Le droit européen de l’immigration, une analyse existentielle », R.T.D. Eur., 2018, p. 519-539. . La comparaison est l’un des meilleurs outils pour accomplir ce travail. Dès lors que le droit « fonctionne à la lumière du savoir local », comparer les discours juridiques de provenances différentes permet d’en dégager une compréhension approfondie, « l’un éclairant ce que l’autre obscurcit »(7)Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », op. cit., p. 167 et 233. Voy. également Günter Frankenberg, Comparative Law as Critique, Edward Elgar, 2016. .
C’est dans cette perspective qu’on peut comparer le traitement jurisprudentiel de l’immigration aux États-Unis et en Colombie.
Aux États-Unis, la question migratoire est importante de très longue date et a fait l’objet d’une quantité innombrable d’affaires devant la Cour suprême depuis le dernier quart du XIXe siècle. L’intérêt de la construction jurisprudentielle étatsunienne réside notamment dans la reconnaissance précoce et persistante par la Cour suprême d’un « pouvoir plénier » (‘plenary power’), c’est-à-dire très étendu, des autorités législatives et administratives en matière d’immigration (entrée, séjour et éloignement). Le corollaire étant un contrôle très restreint du pouvoir judiciaire sur les décisions de ces autorités.
Par contraste, la Colombie a longtemps été un pays d’émigration avant tout et la question de l’accueil des immigrés n’y a pris de l’ampleur que récemment. L’analyse de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne, innovante et progressiste dans de nombreux domaines, permet un véritable décentrement de l’analyse, alors que la plupart des études comparées en droit constitutionnel et en droit de l’immigration se concentrent presque toujours sur les mêmes systèmes du Nord Global (Europe et Amérique du Nord principalement).
L’écart entre nationaux et étrangers demeure à ce jour significatif dans le droit constitutionnel étasunien. Alors que les premiers bénéficient d’un droit permanent d’entrer et de résider sur le territoire national, les seconds se trouvent dans une situation juridique précaire que les études étatsuniennes critiques sur le sujet n’ont pas hésité à décrire à travers les expressions d’« étrangers à la Constitution »(8)Gerald Neuman, Strangers to the Constitution: Immigrants, Borders and Fundamental Law, Princeton University Press, 1996., de « sujets impossibles » (9)Mae Ngai, Impossible Subjects: Illegal Aliens and the Making of Modern America, Princeton University Press, 2014. ou même de « non-personnes »(10)Kevin R. Johnson, « ‘Aliens’ and U.S. Immigration Laws: The Social and Legal Construction of Nonpersons », University of Miami Inter-American Law Review, vol. 28, n° 2, hiver 1996-1997, p. 263-292. . L’une des particularités de ces sujets de droits est leur « expulsabilité » (‘deportability’) puisqu’ils sont toujours susceptibles d’être expulsés du territoire(11)Nicholas de Genova, « Migrant ‘Illegality’ and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, vol. 31, 2002, p. 419-447 ; Abdelmalek Sayad, « Immigration et ‘pensée d’Etat’ », in La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, coll. « Points », 1999, pp. 507-508.
Dès 1889, dans l’affaire dite de « l’exclusion des Chinois » (Chae Chan Ping v. United States), la Cour suprême a ainsi estimé que le « pouvoir d’exclusion des étrangers » est un « incident de la souveraineté qui appartient au gouvernement des États-Unis comme partie intégrante de ces pouvoirs souverains délégués par la Constitution ». Elle a considéré que le litige ne présentait pas de « questions à être déterminées judiciairement » et que n’était pas « ouvert à la controverse » le fait de savoir si « le gouvernement des États-Unis, à travers l’action de son département législatif, peut exclure les étrangers de son territoire ». Un pouvoir coulant de source, évident.
Dans l’arrêt Nishimura Ekiu v. United States (1892), la Cour a confirmé cette position, soutenant que « c’est une maxime acceptée du droit international, que toute nation souveraine dispose du pouvoir, tel qu’inhérent à la souveraineté, et essentiel à son auto-préservation, d’interdire l’entrée des étrangers sur ses territoires, ou de ne les admettre que dans les cas et sous les conditions qu’elle estime pertinent de décrire ».
Enfin, en 1893, dans l’affaire Fong Yue Ting v. United States, la Cour a étendu son raisonnement au-delà de l’entrée des étrangers, pour englober leur éloignement. Elle a estimé que « le droit d’exclure ou d’expulser tous les étrangers, ou toute classe d’étrangers, de manière absolue ou sous certaines conditions, en temps de guerre ou de paix, [est] un droit inhérent et inaliénable de toute nation souveraine et indépendante, essentiel à sa sécurité, son indépendance et son bien-être ».
Rendus en l’espace de quelques années seulement, ces trois arrêts fondèrent la doctrine du « pouvoir plénier », qui n’a cessé d’être réaffirmée durant le siècle suivant. En 1972, la Cour suprême réitérait que « dans aucun autre domaine le pouvoir législatif du Congrès n’est plus total qu’en matière d’admission des étrangers » (Kleindienst v. Mandel). En 2018 encore, la Cour s’en est prévalue pour justifier un contrôle très restreint du « Muslim Ban » (Trump v. Hawaii)(12)Le « Muslim Ban » est une expression employée pour désigner un ensemble de décisions prises par le Président Donald Trump en 2017 pour restreindre l’entrée sur le territoire étatsunien des ressortissants de plusieurs pays dont la population est très majoritairement musulmane. La Cour suprême a habilement évité la question de la discrimination religieuse à l’aide de la doctrine du « pouvoir plénier ». . Ainsi, malgré une opposition doctrinale importante au principe du pouvoir plénier, celui-ci reste largement intact, hormis quelques inflexions. Cette jurisprudence a par ailleurs trouvé une influence considérable dans de nombreux pays depuis la fin du XIXe siècle.
Si la Colombie n’était guère un pays d’immigration jusqu’à encore récemment (c’était plutôt l’inverse), la thématique migratoire y est devenue particulièrement prégnante depuis plusieurs années, notamment en lien avec les arrivées importantes de Vénézuéliens qui fuient une situation humanitaire et politique de plus en plus intenable dans le pays voisin. Près d’un million et demi de Vénézuéliens résideraient désormais en Colombie.
Bien que la réponse de ce nouveau pays d’accueil puisse légitimement susciter quelques critiques, elle correspond globalement à un miroir inversé des politiques migratoires européennes et nord-américaines. Au-delà des régularisations massives opérées par l’administration, c’est la jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne, récemment montrée en exemple par la Commission interaméricaine des droits de l’homme et par plusieurs entités des Nations-Unies, qui revêt ici un intérêt tout particulier.
Bien que la Cour reconnaisse de manière constante un pouvoir discrétionnaire (non sans limites) aux pouvoirs législatif et exécutif en matière d’immigration, deux arrêts récents apportent un contraste saisissant avec les États-Unis et l’Europe dans le raisonnement suivi par les juges constitutionnels, dans un contexte qualifié par tous de crise migratoire. Dans ses arrêts du 15 novembre 2017 (SU677/17) et du 1er juin 2018 (T-210/18), la Cour s’est penchée sur des actions déposées contre l’administration par des ressortissants vénézuéliens en situation irrégulière qui se plaignaient de ne pas pouvoir accéder gratuitement à des services de santé du fait de leur statut administratif. À l’exact opposé de la démarche suivie de longue date par les juridictions suprêmes, les administrations et les législateurs nord-américains et européens)(13)Nous nous permettons ici de renvoyer à Louis Imbert, « Du Palais des Droits de l’Homme au Palais-Royal : chronique d’un renoncement jurisprudentiel face à l’argument de la crise migratoire », RDLF 2019 chron. 38. , la Cour colombienne s’est appuyée sur une situation de crise (ici qualifiée d’humanitaire pour renforcer – et non limiter – la protection des droits fondamentaux (en l’espèce, celui à la santé) dont peuvent se prévaloir les ressortissants vénézuéliens présents sur le territoire colombien, même et surtout lorsqu’ils sont en situation irrégulière. En particulier, elle a insisté sur le devoir de solidarité de la communauté nationale tiré des articles 1 et 95 de la Constitution de 1991.
La Cour a également relevé les difficultés actuelles des ressortissants vénézuéliens pour obtenir de leur pays un passeport, afin d’en déduire que les règles migratoires colombiennes compliquent en pratique l’accès à la régularisation de leur statut, ce qui rend ensuite impossible leur affiliation au système de sécurité sociale et donc leur accès à des soins. Pour autant, cette position n’est pas sans soulever un paradoxe. D’une part, la Cour maintient que les étrangers ont le devoir de respecter la législation en matière d’immigration. D’autre part, elle soutient dans le même temps que cette même législation rend les étrangers vulnérables en les maintenant en situation irrégulière. S’entrechoquent ainsi deux logiques radicalement différentes – l’une de contrôle, l’autre de protection – sans qu’aucune ne prévale complètement.
En tout état de cause, le contraste frappant avec le repli constaté ailleurs face aux « afflux massifs » met en évidence combien la démarche adoptée face à une situation perçue comme une crise migratoire procède en réalité d’un choix délibéré du juge. Loin d’être neutre, ce choix traduit une certaine conception de l’étranger et de l’hospitalité qui doit lui être réservée. C’est ainsi tout un imaginaire sur l’étranger, complexe, mouvant et parfois empli de contradictions, qui se construit et se reconstruit sans cesse dans les discours juridiques, notamment à travers la redéfinition constante des significations attachées à l’étranger au sein des jurisprudences constitutionnelles(14)Sur la notion d’imaginaire juridique, voy. Jean-François Kerléo, « L’imaginaire : un outil méthodologique d’analyse du droit », Revue internationale de sémiotique juridique, vol. 28, n° 2, juin 2015, p. 359-370. .
Louis Imbert est doctorant à l’École de droit depuis 2017 et ATER en droit public à CY Cergy Paris Université depuis 2020. Il prépare une thèse intitulée « La constitution des étrangers : analyse comparée des discours des juges constitutionnels (Colombie, Etats-Unis, France) », sous la direction des professeurs Guillaume Tusseau et Serge Slama. Il est l’auteur de plusieurs publications en droit des étrangers.
Notes[+]
↑1 | Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », in Clifford Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, Basic Books, 1983, p. 173. |
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↑2 | Danièle Lochak, Étrangers : de quel droit ?, PUF, 1985, p. 7-8. |
↑3 | Ségolène Barbou des Places, « Les étrangers ‘saisis’ par le droit : Enjeux de l’édification des catégories juridiques de migrants », Migrations Société, vol. 128, n° 2, 2010, p. 33-49 |
↑4 | Marie-Laure Basilien-Gainche, « Les frontières européennes. Quand le migrant incarne la limite », Revue de l’Union européenne, n° 609, juin 2017, p. 7. Voy. également Michael Scaperlanda, « Partial Membership: Aliens and the Constitutional Community », Iowa Law Review, vol. 81, n° 3, mars 1996, p. 707-773 |
↑5 | Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », op. cit., p. 218 |
↑6 | Une telle démarche consiste à se plonger dans un contexte particulier afin de se confronter à « une multiplicité de structures conceptuelles complexes, dont beaucoup se superposent ou sont nouées entre elles, qui sont à la fois étranges, irrégulières et non explicites, et que [l’ethnographe] doit arranger d’une manière ou d’une autre, d’abord pour comprendre et ensuite pour restituer » (Clifford Geertz, « Thick Description: Towards an Interpretive Theory of Culture », in Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, Basic Books, 1973, p. 10). Voy. également Paul W. Kahn, The Cultural Study of Law: Reconstructing Legal Scholarship, University of Chicago Press, 1999. Pour une étude de la « formulation de modes d’existence » en droit européen de l’immigration, voy. Loïc Azoulai, « Le droit européen de l’immigration, une analyse existentielle », R.T.D. Eur., 2018, p. 519-539. |
↑7 | Clifford Geertz, « Local Knowledge: Fact and Law in Comparative Perspective », op. cit., p. 167 et 233. Voy. également Günter Frankenberg, Comparative Law as Critique, Edward Elgar, 2016. |
↑8 | Gerald Neuman, Strangers to the Constitution: Immigrants, Borders and Fundamental Law, Princeton University Press, 1996. |
↑9 | Mae Ngai, Impossible Subjects: Illegal Aliens and the Making of Modern America, Princeton University Press, 2014. |
↑10 | Kevin R. Johnson, « ‘Aliens’ and U.S. Immigration Laws: The Social and Legal Construction of Nonpersons », University of Miami Inter-American Law Review, vol. 28, n° 2, hiver 1996-1997, p. 263-292. |
↑11 | Nicholas de Genova, « Migrant ‘Illegality’ and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, vol. 31, 2002, p. 419-447 ; Abdelmalek Sayad, « Immigration et ‘pensée d’Etat’ », in La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, coll. « Points », 1999, pp. 507-508 |
↑12 | Le « Muslim Ban » est une expression employée pour désigner un ensemble de décisions prises par le Président Donald Trump en 2017 pour restreindre l’entrée sur le territoire étatsunien des ressortissants de plusieurs pays dont la population est très majoritairement musulmane. La Cour suprême a habilement évité la question de la discrimination religieuse à l’aide de la doctrine du « pouvoir plénier ». |
↑13 | Nous nous permettons ici de renvoyer à Louis Imbert, « Du Palais des Droits de l’Homme au Palais-Royal : chronique d’un renoncement jurisprudentiel face à l’argument de la crise migratoire », RDLF 2019 chron. 38. |
↑14 | Sur la notion d’imaginaire juridique, voy. Jean-François Kerléo, « L’imaginaire : un outil méthodologique d’analyse du droit », Revue internationale de sémiotique juridique, vol. 28, n° 2, juin 2015, p. 359-370. |