par Catherine Cavalin, IRISSO & LIEPP, et Paul-André Rosental, Centre d’histoire
Depuis un demi-siècle, le modèle dit de la « transition épidémiologique » guide l’interprétation des données de mortalité. Fondé sur les évolutions de long terme relatives à la morbidité, il se centre sur le déclin de la mortalité liée aux maladies infectieuses, et l’essor des maladies chroniques non infectieuses (au premier chef, le cancer et les pathologies cardiovasculaires). Dans ce modèle, la moindre incidence des maladies maîtrisables par la vaccination et la médication (notamment par antibiotiques) est contrebalancée par l’accroissement des maladies liées aux conditions de vie (e.g. pollution, nutrition, sédentarité). Les deux phénomènes sont liés : la mortalité infectieuse ayant longtemps fauché massivement les enfants et les jeunes, sa diminution est un facteur de vieillissement des populations, qui à son tour accroît la fréquence de maladies chroniques associées à l’âge.
Ce schéma a fait l’objet de nombreuses réfutations, dues à des situations locales (en Afrique du Sud par exemple, où coexistent des infections massives de tuberculose et de VIH-Sida, et des pathologies non infectieuses comme la silicose dans le secteur minier ou les maladies cardiovasculaires) ou à des poussées épidémiques temporaires (Ebola, SRAS). Mais la transition épidémiologique est toujours usitée pour interpréter les données épidémiologiques planétaires. Jusqu’à l’arrivée du covid19, aucune maladie infectieuse, connue ou émergente, n’avait autant interrogé que le nouveau coronavirus l’évidence tendancielle postulée par ce modèle de « transition ».
Le covid19 a définitivement brisé la double assurance qui soutenait ce modèle. La première était la confiance dans la capacité à mettre rapidement au point des remèdes ou vaccins en cas de grave poussée infectieuse. La seconde imaginait, sur la base du précédent du VIH-Sida dans les années 1980, qu’aucune émergence d’un nouvel agent infectieux ne prendrait l’ampleur d’une pandémie mondiale capable de décimer des populations. Le plan de préparation que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommanda en 1999 n’invalidait pas cette représentation(1)World Health Organization, Influenza pandemic preparedness plan: the role of WHO and guidelines for national and regional planning, 1999.. Certes, après le coup de semonce de l’épidémie du sous-type H5N1 de la grippe A (Hong Kong, 1997), il n’excluait pas une pandémie de grande ampleur, avec des mesures de cantonnement importantes au cas où la réponse vaccinale durerait plus d’un an. Mais l’anticipation se centrait sur la grippe, pour prévenir ses épisodes potentiellement les plus sévères. Et le plan suivait aussi une logique de communication en santé publique, en visant à éviter les paniques qu’avaient suscitées de « fausses alertes » depuis les années 1970. Cette vision des choses n’était pas remise en cause par la portée limitée de l’épidémie de grippe aviaire H5N1 en 2004 et de H1N1 en 2009.
Par contraste, après dix-huit mois de pandémie de covid19, l’annonce par Emmanuel Macron de la Stratégie Innovation Santé 2030(2)voir Faire de la France la 1ère nation européenne innovante et souveraine en santé., dans lequel la lutte contre les maladies infectieuses se voit réserver 750 millions d’euros (sur un financement inédit de 7 milliards d’euros centré sur trois priorités), semble avaliser la remise en cause du modèle de transition épidémiologique. La question que nous posons est de savoir si cette réorientation correspond aux problématiques de la médecine contemporaine telles qu’elles prévalaient au moment de l’irruption du covid19, et telles qu’elles ont évolué depuis. Au passage, nous espérons que notre réponse éclairera pourquoi deux spécialistes de sciences sociales peuvent avoir, sur cette question, un avis qui n’est pas seulement celui d’observateurs de « ce qui se passe en médecine », mais aussi de producteurs travaillant et publiant en collaboration étroite avec des équipes médicales(3)Les coauteurs ont ainsi participé entre autres à la publication de « Beyond silicosis, is the world failing on silica hazards? », The Lancet Respiratory Medicine , 2029; « The nosology of systemic sclerosis: how lessons from the past offer new challenges in reframing an idiopathic rheumatological disorder », The Lancet Rheumatology, 2019 ; « Paediatric sarcoidosis », Paediatric Respiratory Reviews, 2018 ; « Silica-associated Systemic Sclerosis in 2017: Sixty years after Erasmus, where do we stand? », Clinical Rheumatology, 2017..
Le modèle de la transition épidémiologique a été formulé en 1971(4)Abdel Omran, “The Epidemiologic Transition: A Theory of the Epidemiology of Population Change”, Milbank Mem. Fund. Q., 1971. par Abdel Omran, spécialiste égyptien de santé publique travaillant pour l’OMS. Il venait transposer dans le domaine de la santé publique le modèle de la « transition démographique » élaboré après-guerre(5)Simon Szreter, “The Idea of Demographic Transition and the Study of Fertility Change: A Critical Intellectual History”, Population and Development Review, 1993.. Un article de 2009(6)George Weisz, Jesse Olszynko-Gryn, « The Theory of Epidemiologic Transition: the Origins of a Citation Classic », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, 2009. a montré que ladite transposition était aussi une manière d’aider au rééquilibrage des politiques sanitaires (et donc du rôle de l’OMS) par rapport aux politiques démographiques. Montées en puissance dans les années 1960 sous la forme de politiques massives de réduction de la fécondité dans les pays en développement (venant en quelque sorte réaliser les prévisions du modèle de la transition démographique), elles avaient assuré la prépondérance des organismes qui les portaient : agences de l’ONU, grandes fondations américaines, et ONG nationales et transnationales(7)Matthew Connelly, Fatal Misconception: The Struggle to Control World Population, Harvard University Press, 2008..
Dans les années 1990, le Global Burden of Disease (GBD) est venu à la fois objectiver et promouvoir la validité planétaire du modèle de la transition épidémiologique. Originellement conçue par la Banque Mondiale, cette publication a été depuis 1998 mise en œuvre par la « Disease Burden Unit » de l’OMS, puis depuis 2007 par l’Institute for Health Metrics and Evaluation. Logé à l’Université de Washington à Seattle, il compte la Fondation Bill & Melinda Gates parmi ses financeurs, et s’appuie sur un réseau international de milliers de chercheurs. Le GBD fournit actuellement des données détaillées de morbidité, d’invalidité et de mortalité pour plus de 200 pays, des centaines de maladies ou causes d’accidents(8)Ce paragraphe s’appuie sur : GBD History. Voir aussi : Conrad Keating, « The Genesis of the Global Burden of Disease Study », The Lancet, 2018..
Le GBD propose les DALY (disability-adjusted life-years) comme mesure des années de vie perdues par décès prématuré (years of life lost from premature death ou YLL), mais aussi par l’incapacité (years of life lived in ill-health & disability ou YLD), résultant de la mauvaise santé ou de l’invalidité. Ces trois instruments, DALY, YLL et YLD, servent à produire des statistiques appuyées sur la division entre maladies infectieuses (en anglais communicable diseases) et non infectieuses. Le GBD objective ainsi, comme nous l’avons dit, le modèle de la transition épidémiologique et la partition qu’il opère entre ces deux catégories de maladies. Les différentes livraisons du GBD viennent en effet étayer, en effectifs absolus, le déclin quantitatif des maladies « infectieuses » au profit des « non infectieuses »(9)GBD 2013 DALYs and HALE Collaborators et al., Global, regional, and national disability-adjusted life years (DALYs) for 306 diseases and injuries and healthy life expectancy (HALE) for 188 countries, 1990–2013: quantifying the epidemiological transition, The Lancet, 2015.. Mais cette tendance se complique en introduisant la démographie. Si l’on raisonne en taux pour 100 000 personnes, la chute des DALYs s’accélère, certes, pour les maladies infectieuses, mais elle stagne pour les maladies chroniques. Plus déconcertant, la chute du nombre de DALYs s’observe pour les deux types de maladies si l’on neutralise l’effet du vieillissement de la population. En raisonnant statistiquement sur une population d’âges standardisés, la diminution des taux de morbidité chronique est presque aussi rapide que celle des taux de morbidité infectieuse, ces deux chutes s’accélérant au 21e siècle. Ces données sont antérieures à l’irruption du covid19, dont on ignore dans quelle mesure elle viendra amortir (plutôt sans doute qu’inverser) le déclin des DALYs liées aux maladies infectieuses. Ainsi mis en question par la démographie, le modèle de la transition épidémiologique a aussi été questionné par la médecine et l’épidémiologie dès avant la pandémie actuelle — et plus encore depuis. Le message que portent les effets du covid19 sont en effet loin de se résumer à un retour pur et simple de la dangerosité « brute » des maladies infectieuses. C’est précisément ce qui vient questionner le lancement d’un programme d’investissement en santé publique tel que celui qu’a annoncé Emmanuel Macron. Nous souhaiterions l’expliquer en quelques points pour terminer.
L’une des caractéristiques épidémiologiques marquantes de la pandémie de covid19 réside dans l’inégale distribution sociale de l’incidence et de la gravité de la maladie. Ce seul constat invite à appréhender avec beaucoup de circonspection l’épithète « infectieuse » qui qualifie la maladie covid19.
Certes, l’agent infectieux SARS-CoV-2 est un agent causal du covid19, mais les inégalités sociales d’exposition à la maladie et à ses formes les plus graves indiquent le caractère déterminant de paramètres non infectieux dans l’épidémiologie de la maladie. Alors que ce caractère mixte entre caractéristiques infectieuses et déterminants environnementaux (sociaux) du covid19 a pu être présenté comme révélant de manière inédite des inégalités sociales de santé à travers la pandémie, il existait depuis longtemps bien des raisons de penser ainsi. Pasteur lui-même (et le pasteurisme) ont souvent été caricaturés comme les promoteurs de la logique causaliste réductrice « one germ, one disease », qui laisse entendre le caractère nécessaire et suffisant d’un agent infectieux dans les manifestations d’une maladie infectieuse. Or, dès les travaux de Pasteur, la causalité de l’agent infectieux entraînant une maladie associée est conçue dans une logique écologique, comme étant sujette à de fortes variations selon les conditions du milieu dans lequel prend place la contagion(10) J. Andrew Mendelsohn, “‘Like All That Lives’: Biology, Medicine and Bacteria in the Age of Pasteur and Koch”, History and Philosophy of the Life Sciences, 2002.. Les débats récents en épidémiologie et en médecine, antérieurs à la survenue du covid19, ont également abondé en ce sens, ainsi que le montrent les réflexions sur la nosologie et l’onomastique qui l’exprime. Pour n’en prendre que deux exemples, la notion de syndemic(11)Merrill Charles Singer et al., “Syndemics and the biosocial conception of health”, The Lancet, 2017; Richard Horton, “COVID-19 is not a pandemic”, The Lancet, 2020. désigne des synergies entre maladies (infectieuses ou non) et conditions socio-environnementales, tandis que l’idée de maladie « socialement transmissible »(12)Luke N. Allen, Andrea B. Feigl, “Reframing non-communicable diseases as socially transmitted conditions”, The Lancet Global Health, 2017; Catherine Cavalin, Alain Lescoat, “From (re-)framing NCDs to shaping public health policies on NCDs and communicable diseases”, The Lancet, 2017; Catherine Cavalin, Alain Lescoat, Odile Macchi, Matthieu Revest, Paul-André Rosental, Patrick Jégo, “Reframing noncommunicable Diseases”, The Lancet Global Health, 2017. a été discutée comme un levier pour refonder la frontière nosologique entre l’infectieux et le non infectieux.
Ces brouillages de frontières donnent aux sciences sociales un rôle actif dans et avec la recherche médicale, entendue dans ses aspects cliniques et épidémiologiques. En doublant l’immédiateté de la contagion infectieuse par la longue durée des conditions de vie, en pointant des facteurs de risque professionnels et environnementaux au long cours dans la vie des personnes, ils appellent la médecine à rechercher le savoir-faire des sciences sociales pour reconstituer des parcours de vie à travers l’anamnèse. Les résultats obtenus en ce sens pour des maladies chroniques systémiques voisines du covid19, par leurs effets et leurs mécanismes immunitaires(13)Catherine Cavalin, Mickaël Catinon, Odile Macchi, Michel Vincent et Paul-André Rosental, « Expositions aux particules inorganiques : comment poser la question ? » in Emmanuelle, Mercklé Pierre (dir.), Un panel français. L’Étude longitudinale par internet pour les sciences sociales (ELIPSS), 2021., en fournissent, nous l’espérons, des illustrations prometteuses.
Paul-André Rosental est professeur des Universités au Centre d’histoire et membre du Council of Advisors du réseau de recherche Population Europe. Ses recherches portent sur Démographie et population, Santé publique et protection sociale, Savoirs, savoir-faire, organisations, Migrations, Biopolitique et eugénisme. Catherine Cavalin est sociologue, chargée de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO, Paris-Dauphine, PSL). Elle était auparavant chercheuse au Centre d’études européennes de Sciences Po, dans le cadre du projet de recherche SILICOSIS financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) et piloté par Paul-André Rosental. Elle est également chercheuse associée du Centre d’études de l’emploi et du travail (CNAM) et du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po.
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