par Hélène Le Bail, CERI*
La migration des femmes par le mariage est un phénomène ancien, qui s’est renouvelé depuis les années 1990 avec les mobilités internationales. En m’appuyant sur des recherches collectives(1)Hélène Le Bail, Marylène Lieber, Gwenola Ricordeau, dossier « Migrations par les mariage et intimités transnationales » Cahiers du Genre, 2018, j’en présente deux dimensions essentielles. La première est celle du continuum entre les migrations de travail et de mariage, toutes deux liées à la prise en charge du « care ». La seconde a trait aux tensions entre des cadres d’analyse mettant en avant l”agency”, traduisant la prise en mains par les femmes de leurs migrations, et ceux insistant sur l’exploitation des corps et de la force de travail féminine.
Les mariages entre des personnes vivant dans des pays différents remonte à l’histoire coloniale qui abonde en exemples de femmes envoyées pour être mariées aux colons ou à la main d’œuvre masculine importée plus ou moins de force, souvent exclue du marché matrimonial local. Ainsi, depuis les pictures brides japonaises mariées aux travailleurs immigrés japonais dans les États-Unis du début du 20e siècle jusqu’aux mariages actuels entre des personnes de « seconde génération » et des conjoints issus du pays d’origine de leurs parents, le mariage accompagne l’histoire des migrations.
En outre, au sein de nombreuses sociétés, il existe des pratiques de déplacement pour le mariage liées aux traditions de l’injonction à trouver un époux, une épouse hors du village du groupe local (exogamie) et de l’injonction pour les couples de s’installer dans le village du père du mari (patri-virilocalité). Ainsi, les migrations par le mariage représentent depuis longtemps une part importante de la mobilité des femmes. Il a été et reste parfois, l’un des rares moyens socialement acceptable pour permettre aux femmes de quitter leur lieu d’origine.
Ainsi la mobilité des femmes pour le mariage a longtemps correspondu soit à des logiques endogames au niveau international (mariages avec les colons ou au sein des diasporas), soit à des logiques exogames au niveau local. Ce qui distingue aujourd’hui le phénomène des migrations par le mariage est qu’il combine longue distance et exogamie dans un marché matrimonial globalisé.
Le développement des mariages internationaux est en partie dû à l’essor des plateformes de « rencontres internationales » (international matchmaking). Ces mariages transfrontaliers, qui impliquent une distance géographique entre les futurs époux, supposent l’implication plus ou moins grande d’un intermédiaire. Dans le cas des tours opérateurs spécialisés (Romance Tours et Marriage Tours), les rencontres sont entièrement mises en scène et organisées par des médiateurs. Les agences matrimoniales internationales, sur Internet ou non, proposent, elles, divers services selon le niveau d’autonomie des clients (maîtrise d’une langue étrangère et des outils numériques, habitude de voyager seul pour les premières rencontres, etc) et la complexité des démarches administratives. De même sur les réseaux sociaux, les personnes sont dans certains cas autonomes, dans d’autres, aidées d’un intermédiaire qui connaît bien les sites et les ficelles de la communication (tels les « moniteurs » des cybercafés en Afrique de l’ouest). Enfin, la médiation est parfois simplement assurée par un proche ou une personne connue par bouche-à-oreille et ayant suivi la même route migratoire quelques années auparavant.
Le phénomène des migrations par le mariage se développe dans tous les principaux canaux migratoires : allant de l’Europe de l’Est et à celle de l’Ouest, de l’Amérique latine à celle du Nord, de l’Asie du Sud-Est et à celle du Nord-Est, de l’Afrique du Nord, et subsaharienne à l’Europe. Les mobilités sont souvent empreintes de l’héritage de l’histoire coloniale, mais d’autres canaux apparaissent en grande partie du fait de l’émergence de nouvelles économies et du développement des réseaux sociaux virtuels. Notre dossier spécial pour les Cahiers du Genre avait fait attention de rassembler des recherches menées dans des contextes historiques et socioéconomiques divers. Vous pouvez y retrouver le cas des épouses asiatiques au Japon, des hommes maghrébins au Canada, des femmes russes en Chine, mexicaines et colombiennes aux États-Unis, africaines en France, etc. Toutefois, parmi toutes ces routes migratoires, l’Asie de l’Est est l’espace le plus concerné. Le développement des migrations par le mariage s’est traduit par l’augmentation rapide des mariages internationaux dans les années 1990 et 2000. Ils ont constitué une proportion importante des mariages célébrés à Taïwan (27,4% en 2004), en Corée du Sud (13,6% en 2005), et au Japon (6,1% en 2006). Ces chiffres sont élevés si l’on rappelle que le taux de population étrangère est inférieur à 2% dans ces pays. Les pays d’Europe et les États-Unis sont également concernés par ce phénomène, puisqu’en raison des politiques migratoires restrictives, le mariage constitue une modalité d’entrée facilitée malgré les contrôles des possibles mariages de convenance.
Par ailleurs, les recherches traitant de globalisation du travail de soin à la personne (care), ou du travail reproductif, montrent que la féminisation des flux migratoires est souvent motivée par les besoins croissants en main d’œuvre dans les secteurs d’activités considérés comme féminins. Ces besoins sont créés par le vieillissement de la population, la généralisation du travail des femmes, la hausse rapide du célibat, mais aussi la renaissance du travail domestique salarié. À l’égal des aides-soignantes, des nourrices, du personnel de maison, les épouses étrangères contribuent à la féminisation des migrations si l’on considère que, même en migration, le travail reproductif est réalisé de façon salariée ou non.
Dans des pays, tels Taïwan ou Singapour, ayant depuis longtemps ouvert leurs portes aux travailleurs étrangers dans le secteur du care et de la domesticité, les mariages transfrontaliers sont aussi nombreux. Les chercheurs soulignent alors que la migration par le mariage est une alternative, dans des pays où l’État providence est réduit, pour les familles n’ayant pas les moyens d’avoir recours à des services de soins payants. Il devient stratégique pour des hommes âgés ou les familles des personnes handicapées de faire le choix du mariage pour assurer des services de soins au sein des familles. Le Japon, au contraire est le pays riche de la région où la politique migratoire dans le secteur du travail du care et encore plus dans celui du travail domestique reste la plus restrictive. Toutefois, même là, dès 1997, Nicola Piper (2)Piper Nicola – “International Marriage in Japan: ‘Race’ and ‘Gender’ Perspectives”. Gender, Place & Culture, 1997 publiait un des premiers articles à penser les migrations par le mariage en termes de travail. L’auteure décrit ces mariages comme un moyen peu coûteux pour les hommes d’obtenir des services domestiques et sexuels en échange de ressources économiques et juridiques (statut de résidence). Le Japon est le pays le plus prospère de la région.
Ce choix est parfois soutenu par les communautés locales, voire par le gouvernement. Au Japon, par exemple, la hausse des mariages transfrontaliers est liée à des initiatives de lutte contre la dépopulation. Dès les années 1970, un grand nombre de localités rurales a eu recours aux fonds destinés à la lutte contre la dépopulation des campagnes pour financer des programmes de promotion des mariages parmi leurs résidents : recrutement de conseillers matrimoniaux, soutien financier pour la cérémonie de mariage, organisation de rencontres dans des fêtes, sorties sportives, voyages auxquels des femmes des villes voisines sont invitées. Dans ce contexte, certaines localités ont choisi de privilégier les mariages transfrontaliers. Par ailleurs, les autorités coréennes ont mis en place des programmes de promotion des mariages au cours des années 2000. La grande différence entre le Japon et la Corée est que cette dernière a légiféré au niveau national (loi du soutien au mariage international pour les célibataires ruraux).
Ainsi les recherches sur les migrations par le mariage éclairent et prolongent les travaux portant sur les liens entre « crise du care » et migration féminine au-delà du travail rémunéré, ainsi qu’au-delà du cadre des villes globales.
Dans les années 1980, les premières études sur les épouses migrantes ont mis l’accent sur la marchandisation des femmes. Ces travaux mettaient en évidence le caractère inégalitaire de ces unions car l’essentiel des migrations par le mariage se fait depuis des pays moins riches, vers des pays plus riches et correspond à la hiérarchie des espaces en termes de prospérité. De plus, les flux s’inscrivaient dans des histoires coloniales et contribuaient à renouveler des imaginaires exotiques et érotiques et par là des stéréotypes racisants.
Plus récemment, les recherches se sont moins intéressées aux mariages à proprement parler qu’aux femmes (moins souvent aux hommes) qui les contractent, en plaçant la capacité d’action (« agency ») des actrices au cœur de leur réflexion. Les travaux ont souligné la mise en place par les femmes de stratégies matrimoniales et migratoires, y compris dans les rencontres internationales. Le mariage international est alors analysé comme un moyen d’émancipation individuelle : les récits des femmes migrantes ont pour leitmotiv la recherche d’une modernité conjugale qu’elles ne trouvent pas dans leur pays d’origine.
Cette tension, entre marchandisation et « agency » des actrices, qui traverse les recherches sur les migrations par le mariage fait écho aux débats sur la prostitution et le travail du sexe, avec lesquels elles sont souvent assimilées. Mais que l’on mette la focale sur la migration ou sur le mariage, l’aspect principal de ce phénomène est justement qu’il est à l’articulation de logiques migratoires et matrimoniales.
Hélène Le Bail, chargée de recherche CNRS au Centre d’études internationales (CERI) consacre ses travaux aux migrations chinoises au Japon et en France ainsi qu’aux politiques migratoires dans une perspective comparée. Elle porte un intérêt plus particulier aux routes migratoires féminines (mariage, travail reproductif et travail du sexe), ainsi qu’aux questions de mobilisation et d’action collective.
Notes[+]
↑1 | Hélène Le Bail, Marylène Lieber, Gwenola Ricordeau, dossier « Migrations par les mariage et intimités transnationales » Cahiers du Genre, 2018 |
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↑2 | Piper Nicola – “International Marriage in Japan: ‘Race’ and ‘Gender’ Perspectives”. Gender, Place & Culture, 1997 |