Par Anne Revillard, OSC/LIEPP *
Dans les dernières décennies, les politiques d’égalité des sexes ont eu de plus en plus recours à l’instrument du quota pour favoriser l’accès des femmes à des postes de pouvoir, notamment dans la sphère politique (quotas électoraux), mais aussi dans les sphères économique et sociale.
En France, ce dispositif a été inauguré avec les lois sur la parité en politique de 1999-2000 puis s’est diffusé à d’autres sphères, notamment économique et administrative : instauration de quotas dans les conseils d’administration des entreprises cotées et dans les entreprises comptant plus de 500 salariés et un chiffre d’affaires supérieur à 50M€ (loi Copé Zimmermann de 2011), dans les nominations aux emplois d’encadrement supérieur de la fonction publique (loi Sauvadet de 2012) ou encore dans les comités de sélection et instances dirigeantes dans l’enseignement supérieur (loi de 2013 sur l’enseignement supérieur et la recherche).
Le quota est un instrument ciblé qui peut être très efficace au regard de son objectif spécifique, soit la progression de la présence des femmes à des postes clés. Dans sa version la plus contraignante sur le plan juridique (par exemple, irrecevabilité des listes électorales ne respectant pas l’alternance homme–femme), il peut atteindre immédiatement son objectif quantitatif. La proportion de femmes siégeant dans les conseils départementaux est ainsi passée de 14 % à 50 % suite à l’adoption d’un dispositif paritaire contraignant en 2013.
L’efficacité des différents types de quotas varie toutefois selon leurs caractéristiques juridiques et leurs modalités de mise en œuvre. Par exemple, la loi française sur la parité en politique a eu moins d’effet dans le cadre des élections législatives, où elle laisse une possibilité aux partis politiques de se soustraire à cette obligation en s’acquittant de pénalités financières (réduction du financement public). Il n’en reste pas moins que sous réserve d’être suffisamment contraignant et effectivement appliqué, le quota peut être un instrument d’action publique particulièrement efficace par sa simplicité.
Mais au-delà de cet accroissement de la proportion de femmes, on attend souvent du quota d’autres effets. Il peut s’agir d’un effet positif sur les femmes qu’il ne cible pas directement. On peut penser, par exemple, à l’idée que les femmes élues adopteraient des politiques plus favorables aux femmes en général, ou que les femmes plus présentes dans les comités de sélection à l’université favoriseraient le recrutement de candidates femmes. Certain·e·s placent dans le quota l’espoir d’effets vertueux plus généraux : une amélioration du fonctionnement démocratique, l’apport d’un management « au féminin », voire un meilleur rendement économique. De nombreuses enquêtes ont cherché à évaluer ces effets adjacents, et débouchent sur des résultats ambivalents qui conduisent parfois à remettre en cause les quotas.
S’il est important de mettre en lumière ces différents effets, il faut garder en tête les limites de ce que l’on peut attendre de cette politique compte tenu des moyens qu’elle se donne. Par définition, le quota est une simple proportion numérique ; il n’est porteur d’aucune exigence particulière en termes de comportement des personnes qui en sont la cible. Si l’on prend l’exemple de l’instauration de quotas de femmes dans les comités de sélection, rien dans le dispositif n’indique que les femmes en question devraient favoriser le recrutement de femmes.
Si tel est l’objectif, pourquoi ne pas appliquer des quotas d’embauche de femmes directement dans les recrutements ? Il est inefficace de miser pour cela sur un éventuel effet adjacent d’une politique dont l’objet est autre. Une partie des controverses autour de l’effet résulte donc de critères d’évaluation en décalage par rapport à l’objectif immédiat du quota, soit augmenter la proportion de femmes dans le cadre de son périmètre juridiquement défini.
Ce rappel quant aux limites de la portée du dispositif (au regard de sa nature même) est essentiel, car les responsables politiques peuvent être tenté·e·s de mobiliser le quota comme une forme de solution miracle à la question des inégalités de genre, ou a minima un signal politique permettant de manifester une préoccupation pour le sujet sans que des politiques plus structurelles soient mises en œuvre pour lutter contre des mécanismes de reproduction des inégalités plus profondément ancrés.
Or le quota, s’il peut permettre plus ou moins mécaniquement d’augmenter la part des femmes, ne résout qu’une des manifestations de l’inégalité entre les sexes. Il est porteur d’une vision arithmétique de l’inégalité, qui peut donner l’impression que la question serait réglée dès lors que 50 % de femmes sont présentes dans le lieu considéré. Or quand bien même cette parité numérique est réalisée, la question de l’inégalité n’est pas résolue y compris pour les 50 % de femmes présentes.
Ainsi, dans le contexte d’organisations qui attendent d’elles un surinvestissement professionnel, ces femmes subissent une charge mentale liée à la conciliation travail/famille plus forte que leurs collègues masculins, et bénéficient moins souvent qu’eux d’un soutien conjugal à leur carrière.
Elles peuvent être victimes de comportements sexistes, et se heurter à un plafond de verre dans l’accès aux positions les plus prestigieuses à l’intérieur de la sphère considérée. Par exemple, pour le premier tour des élections municipales de 2020, bien que les listes des communes de plus de 1000 habitant·e·s, soient paritaires, seules 21% des têtes de listes sont des femmes. Ces autres aspects de l’expérience des inégalités (normes organisationnelles masculines, conciliation, harcèlement, progression professionnelle) doivent faire l’objet de politiques spécifiques.
À la différence de leur usage dans d’autres sphères (politiques d’emploi des personnes handicapées en France par exemple), les politiques de quotas sexués ont actuellement tendance à cibler des postes au sommet des hiérarchies politiques et professionnelles. Le cas de la fonction publique est révélateur à cet égard : le quota affecte l’encadrement supérieur, laissant intouchées les inégalités aux autres niveaux hiérarchiques (sous-rémunération des fonctions les plus féminisées comme les infirmières par exemple). Les femmes bénéficiaires de cette politique sont plutôt des femmes issues de l’élite sociale. Il est donc essentiel, dans l’analyse des effets des quotas, de garder à l’esprit l’articulation du genre avec les autres systèmes d’inégalités qui traversent la société (inégalités de classe, inégalités ethno-raciales…). .
Bien qu’il faille veiller à ces possibles effets inégalitaires à l’intérieur des politiques d’égalité, les quotas au sommet de la hiérarchie n’en ont pas moins le mérite de soulever la question essentielle de l’accès au pouvoir. Au même titre que d’autres politiques telles que les politiques de lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes, le quota met en lumière la dimension conflictuelle des inégalités de genre. Il révèle le rapport de force entre classes de sexe qui se joue dans les transformations majeures qu’a connues ce système d’inégalité au cours des dernières décennies.
Les quotas ne sont pas la solution pour l’égalité, mais ils en sont un outil : un outil dont il ne faut pas nécessairement attendre plus que ce qu’il permet plus ou moins mécaniquement (augmentation de la proportion des femmes), mais dont les effets symboliques sont potentiellement forts.
Anne Revillard, sociologue, est chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP). Ses travaux portent sur l’articulation entre droit, action publique et transformations contemporaines des systèmes d’inégalités liées au genre et au handicap.
Orientations bibliographiques