par Dominique Cardon, Jean-Philippe Cointet, Benjamin Ooghe-Tabanou, Guillaume Plique, médialab
Bruno Patino, Jean-François Fogel, École de journalisme
Cet article prend appui sur une enquête conduite par le médialab avec l’École de journalisme de Sciences Po, pour l’Institut Montaigne.
Circulations de fausses nouvelles, bombardements de messages produits par des robots, officines ciblant les internautes, réseaux d’influence russes… À l’heure où beaucoup d’inquiétudes se font jour sur l’authenticité du débat public, il est utile de porter un regard structurel sur l’espace de production et les circuits de l’information numérique. Ces perturbations sont souvent interprétées comme la conséquence d’une dérégulation du marché informationnel (Bronner, 2013). Court-circuités par des réseaux sociaux ouverts à tout type de producteurs de discours, les médias traditionnels auraient perdu le contrôle qu’ils exerçaient sur la fabrication de l’opinion publique. Le public “numérique” serait devenu infidèle, incontrôlable et manipulable.
Si beaucoup de commentaires attribuent à ces phénomènes une responsabilité – parfois quasi directe – dans certains événements politiques contemporains (Brexit, élections de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro), les résultats des recherches récentes invitent à être plus circonspects. Aux États-Unis par exemple, même si la production de “fake news” a pu être très importante pendant l’élection présidentielle de 2016, ces informations ont principalement été diffusées vers un public de militants déjà convaincus (Grinberg et al., 2019 ; Guess, Nyhan, Reifler, 2016) et les rares études qui s’intéressent aux effets sur les utilisateurs ne parviennent pas à mesurer leur impact (Allport, Gentzkow, 2017).
Aussi, plutôt que d’approcher la question des infox de façon isolée, est-il important de la replacer au sein de l’architecture d’ensemble que forme l’espace informationnel numérique. Celui-ci n’est pas une surface lisse exposant chacun de façon égale à toutes les sources d’informations possibles. La production des informations, leur visibilité et la manière dont elles occupent différents territoires du web dépendent de la manière dont journalistes, hommes politiques et nouveaux énonciateurs surgis au travers du web construisent et donnent une forme particulière aux circuits de l’information. Observés à une échelle macroscopique, il est ainsi possible de montrer que les chemins numériques de la circulation des informations sont étroitement articulés aux propriétés des différents espaces médiatiques et politiques nationaux.
On peut schématiquement isoler trois strates de cette architecture d’ensemble : l’autorité des informations issues des sites web, l’influence produite par la mise en circulation de ces informations, notamment sur Twitter, et la conversation, en particulier sur Facebook, qui, de façon plus éclatée et masquée, se développe dans les niches relationnelles produites par les utilisateurs (Fig 1.).
De ce schéma très simple, il est possible de dégager deux dynamiques mettant en tension la structure de l’espace public numérique : un processus de polarisation et un processus que nous allons qualifier de déconnexion. Cette distinction permet de montrer comment la structure d’ensemble du système médiatico-politique constitue un système de forces et de contraintes qui permet l’émergence de circuits de l’information différents selon les stratégies des acteurs et le degré de consistance des contraintes politiques et professionnelles des espaces publics. Cette différence est particulièrement évidente lorsque l’on compare les travaux portant sur les États-Unis et la France.
Dans la situation américaine consécutive à l’élection de Donald Trump, on observe un processus de polarisation idéologique de l’espace médiatique. La désinformation produite sur des sites extrémistes à faible visibilité – c’est-à-dire ayant peu d’autorité et n’ayant une influence que dans des arènes minoritaires des réseaux sociaux -, est régulièrement reprise par des médias disposant d’une grande visibilité et d’une forte autorité dans l’espace médiatique central (Benkler et al., 20018). Avec la domination de Fox News et de Breitbart sur le pôle républicain des grands médias américains et la prise de pouvoir de Donald Trump armé de son compte Twitter, c’est bien depuis le centre de l’espace public que des acteurs à forte autorité ont entrepris de “blanchir” les informations douteuses produites par des sites de désinformation à faible visibilité. Du haut au bas de l’espace numérique, s’est mise en place une boucle d’auto-renforcement d’un type particulier (the propaganda feedback loop, Benkler et al., 2018) qui a contribué à cliver l’espace médiatique américain et à faire naître un espace autre, celui des alternative facts. Cette polarisation du système médiatique américain est la conséquence d’une stratégie politique ample et profonde qui implique des acteurs politiques et médiatiques disposant de ressources nombreuses et d’une visibilité très importante. Il est nécessaire de disposer de positions d’autorité pour parvenir à faire exister de façon polémique l’idée qu’il existe un “monde alternatif” dans lequel des faits jugés faux par une partie importante des médias centraux, sont en réalité “vrais”. C’est cette transformation globale du paysage médiatique américain, consécutive à la prise de pouvoir de l’alt-right sur Fox News qui a joué un rôle central dans la production de l’agenda médiatique lors de l’élection de 2016 conduisant le New York Times à mettre, par ricochet, plus souvent sur sa page de Une le scandale de la boîte mél d’Hillary Clinton que le programme de la candidate (Watts & Rothschild, 2017).
Dans le cas français, ce processus n’a pas été observé, même si de nombreuses tensions apparaissent au sein de l’espace médiatique central pour y introduire de nouveaux acteurs et de nouvelles manières de promouvoir des informations factuellement douteuses. Les médias qui se trouvent au centre de l’espace public se citent entre eux, mais en revanche, de façon solidaire ne citent pas et ne relaient pas (ou peu) les informations douteuses produites par les sites de contre-information (Gaumont et al., 2018). Même si les partages sur Twitter, notamment venant de l’extrême-droite, peuvent donner un peu d’influence à des infox, dans la situation française, les médias centraux résistent globalement aux désinformations de la sphère contre-informationnelle. Cette solidarité de l’espace médiatique français se caractérise par un niveau élevé de vigilance exercée par les journalistes sur la fiabilité des informations, notamment via les dispositifs de fact-checking – comme en témoigne l’initiative CheckNews qui a réuni les rédactions de différents journaux français pendant les élections présidentielles et législatives de 2017.
Si ces dispositifs n’ont pas d’effet sur les publics les plus disposés à adhérer aux informations douteuses (Barrera Rodriguez, 2018), ils constituent une surveillance mutuelle entre les professionnels. On observe donc une perméabilité limitée du système médiatique français où les médias centraux résistent collectivement à l’intégration d’informations douteuses ou fausses.
Ces conclusions restent cependant partielles faute d’une meilleure connaissance d’un autre espace de circulation plus difficile à étudier, celui des conversations sur les réseaux sociaux ou les messageries. De nombreuses observations soulignent que c’est principalement au sein des plateformes qui limitent la communication à un cercle restreint (telles que Facebook, Snapchat, WeChat ou WhatsApp) que les informations bizarres, douteuses ou manipulatrices sont les plus partagées. Cette circulation virale, qui en certaines circonstances peut être importante, n’obéit peut-être pas – cela reste une question pour la recherche – au même principe d’organisation des valeurs politiques et d’attention à la légitimité des sources qu’aux étages supérieurs de la pyramide. On peut interpréter ainsi la mobilisation des Gilets Jaunes. En l’absence de débouché sur la scène centrale, l’espace public se polarise non pas verticalement, mais horizontalement en opposant les espaces à forte visibilité (sites web et Twitter) à l’espace conversationnel de Facebook. À la différence de la polarisation politique qui, dans le cas américain, est constituée comme une différenciation idéologique entre deux Amériques de plus en plus opposées l’une à l’autre, la situation créée en France par le mouvement des Gilets Jaunes oppose les médias du centre au “peuple de Facebook” selon une logique de déconnexion qu’on peut représenter selon le schéma suivant.
Dans ce contexte, ce qui importe n’est pas tant de lever la frontière entre le vrai et le faux, mais de lui substituer une opposition entre le bas et le haut, le peuple et les élites des médias. Cette colère s’est exprimée à travers des gestes épars de violence à l’égard des journalistes. Toute la dynamique de la mobilisation témoigne de ce mouvement : faire venir la périphérie au centre (des ronds-points aux centres-villes puis à Paris), de Facebook à la Une des journaux centraux et dominants. Vu sous ce prisme, le mouvement des Gilets Jaunes apparaît bien comme un mouvement qui est parvenu à imposer son agenda revendicatif à un espace public central qui les ignorait.
Bibliographie