Par Jan Rovny
La démocratisation de l’Europe centrale et orientale a d’abord été saluée comme une réussite historique. Une large moitié du continent européen est passé de régimes communistes autoritaires à des démocraties fonctionnant tant bien que mal sur la base de systèmes politiques compétitifs permettant des alternances au pouvoir. Cependant, ces dix dernières années, les raisins de la démocratie ont commencé à tourner au vinaigre. Un certain nombre de pays, notamment la Hongrie et la Pologne, ont élu des dirigeants et des partis qui cherchent explicitement à circonscrire le pluralisme, à affaiblir les médias indépendants et à limiter les prérogatives du pouvoir judiciaire, en établissant ce que le Premier ministre hongrois Victor Orbán a appelé la « démocratie illibérale ».
Des études universitaires portant sur cette évolution identifient plusieurs causes importantes(1)Vachudova, Milada Anna, 2021 « Populism, Democracy and Party System Change in Europe », Annual Review of Political Science, vol. 24.. Portant essentiellement sur la transition politique et économique de la région, ce travail suggère que la démocratisation est en grande partie une émulation de l’Occident plutôt qu’une transformation profonde. La difficile transition économique a aliéné certaines couches de la population et sapé la légitimité démocratique(2)Bohle, Dorothee, et Béla Greskovits. 2007. « Neoliberalism, embedded neoliberalism andneocorporatism: Towards transnational capitalism in Central-Eastern Europe. », West European Politics ; Bohle, Dorothee, et Béla Greskovits. 2009. « Varieties of Capitalism and Capitalism tout court. » European Journal of Sociology ; cf. Orenstein, Mitchell Alexander. 2001. Out of the red: building capitalism and democracy in postcommunist Europe, University of Michigan Press.. Les attentes de l’Union européenne (UE) qui ont guidé la transformation des systèmes politiques suite à ces adhésions ont conduit à une construction institutionnelle formelle et à une adaptation de la législation. Pour autant, ces dernières n’ont pas pu aboutir à un changement normatif en profondeur(3)Grzymala-Busse, A., & A. Innes. 2003. « Great expectations: The EU and domestic political competition in East Central Europe. » East European Politics and Societies ; Cianetti, Licia, James Dawson et Sean Hanley. 2018. « Rethinking « democratic backsliding » in Central and Eastern Europe– looking beyond Hungary and Poland. » East European Politics.. Une fois ces pays intégrés à l’UE, Bruxelles a perdu sa capacité à les contrôler. Les dirigeants de la région ont alors pu poursuivre librement leurs objectifs politiques, pas toujours scrupuleux(4)Bozoki, Andras, & Eszter Simon. 2019. « Two Faces of Hungary » Central and Southeast European Politics Since 1989 ; Hanley, Sean, et Milada Anna Vachudova. 2018. « Understanding the illiberal turn: democratic backsliding in the Czech Republic. » East European Politics ; Kreko, Peter, et Zsolt Enyedi. 2018. « Explaining Eastern Europe: Orban’s Laboratory of Illiberalism. » Journal of Democracy ; Sata, Robert, & Ireneusz Pawel Karolewski. 2020. « Caesarean politics in Hungary and Poland. » East European Politics..
Cette étude fait toutefois abstraction du fait que la démocratie a tendance à reculer dans des sociétés ethniquement homogènes, où les minorités ethniques sont soit très petites soit politiquement insignifiantes. Si certains pays d’Europe centrale et orientale, comme la République tchèque, la Hongrie et la Pologne, comptent peu de minorités politiquement organisées, dans d’autres pays de la région, comme la Bulgarie, l’Estonie ou la Lettonie, on dénombre des groupes ethniques importants et politiquement mobilisés. Si l’on considère la relation entre l’hétérogénéité ethnique et le recul de la démocratie (figure 1), il apparaît clairement que la démocratie régresse de façon plus marquée dans les sociétés homogènes. Pourquoi cela ?
Figure 1 : Recul de la démocratie et hétérogénéité ethnique
Pour répondre à cette question, mes recherches ont porté sur l’interaction entre la politique ethnique et la compétition politique, et soulignent le rôle positif joué par les minorités ethniques, lorsqu’elles sont importantes et politiquement organisées. Dès lors qu’elles sont permanentes, c’est-à-dire qu’elles ne parviennent pas à sortir de leur statut de minorité en créant un système politique indépendant ou en rejoignant leur État-parent, elles cherchent à préserver leur identité de groupe au sein de leur pays de résidence. En résumé, les minorités permanentes cherchent à se protéger de la tyrannie de la majorité. La manière la plus efficace de préserver les minorités permanentes consiste à rechercher des accords politiques libéraux qui limitent le pouvoir de la majorité et accordent des droits et des libertés tant aux individus qu’aux groupes minoritaires. Ces derniers, lorsqu’ils sont organisés politiquement, cherchent ainsi à limiter la tyrannie de la majorité par le biais d’institutions contre-majoritaires, telles que le contrôle législatif de l’exécutif, et à préserver l’égalité devant la loi, les droits individuels et collectifs et les libertés civiles. Politiquement impliqués, ils soutiennent les politiques libérales — au sens politique — et renforcent la démocratie libérale (par opposition aux démocraties illibérales).
Cet état de fait va à l’encontre de la plupart des idées reçues. Traditionnellement, la question ethnique est considérée comme une source permanente de difficultés, notamment sur le plan politique. L’abondante littérature scientifique sur le sujet suscite peu d’espoir présentant l’ethnicité comme une source potentielle de conflit nécessitant une médiation institutionnelle pour maintenir des relations pacifiques entre les groupes(5)Lijphart, Arend. 1977. Democracy in Plural Societies: A Comparative Exploration, Yale University Press.; Horowitz, Donald L. 1985. Ethnic groups in conflict., Univ of California Press.. L’impact d’une politique multiethnique est perçu comme favorisant les particularismes, portant ainsi atteinte aux intérêts collectifs. Nuisible à la démocratie(6)Akdede, Sacit Hadi. 2010. « Do more ethnically and religiously diverse countries have lower democratization? » Economics Letters ; Barro, Robert J. 1999. « Determinants of democracy. » Journal of Political economy ; Fish, M Steven et Robin S Brooks. 2004. « Does diversity hurt democracy? » Journal of democracy ; Fish, Steven M et Matthew Kroenig. 2006. « Diversity, conflict and democracy: Some evidence from Eurasia and East Europe. » Democratization ; Jensen, Carsten, & Svend-Erik Skaaning. 2012. « Modernization, ethnic fractionalization, and democracy. » Democratization., une telle politique empêcherait de proposer aux citoyens un « bon gouvernement » et des politiques publiques visant le bien commun, et pourrait déstabiliser les régimes. Elle pourrait même engendrer conflits ethniques ou guerres civiles(7)Easterly, William, & Ross Levine. 1997. “Africa’s growth tragedy: policies and ethnic divisions. » The Quarterly Journal of Economics; Fearon, James D, & David D Laitin. 1996. “Explaining interethnic cooperation. » American political science review., Cederman, Lars-Erik, Simon Hug, Andreas Schädel, & Julian Wucherpfennig. 2015. “Territorial autonomy in the shadow of conflict: Too little, too late? » , American Political Science Review; Wucherpfennig, Julian, Philipp Hunziker, & Lars-Erik Cederman. 2015. “Who Inherits the State? Colonial Rule and Postcolonial Conflict. » American Journal of Political Science. .
Je vois les choses autrement en m’intéressant au rôle de la politique ethnique dans le contexte d’une politique relativement stable, pacifique et démocratique. En partant du constat central selon lequel les minorités ethniques sont préoccupées par leur propre préservation, j’avance que certains contextes politiques les amènent à rechercher des remèdes libéraux à leurs difficultés en tant que minorité(8)Kymlicka, Will. 1995. Multicultural Citizenship. Oxford University Press.. En effet, le libéralisme ethnique est soumis à certaines conditions et peut être soumis aux pressions de différents facteurs. Lorsque les minorités ethniques sont confrontées à une profonde animosité et ne trouvent pas de partenaires au sein de la majorité, lorsque leur identité est ancrée dans la religion qui, par définition, est exclusive(9)Grzymała-Busse, Anna. 2015. Nations under God: How churches use moral authority to influence policy, Princeton University Press; Gerring, John, Michael Hoffman, et Dominic Zarecki. 2016. « The Diverse Effects of Diverstiy on Democracy. » British Journal of Political Science. ou lorsque leurs groupes sont trop petits ou trop faibles pour se mobiliser et se présenter aux élections, leurs aspirations peuvent ne pas être libérales. De même, lorsqu’elles y voient un moyen de sortir de leur statut minoritaire, elles peuvent préférer déstabiliser le système politique(10)Rovny, Jan, « Circumstantial Liberals: Czech Germans in Interwar Czechoslovakia », LIEPP Working Paper, janvier 2020..
La présence de minorités ethniques qui disposent d’un poids politique stimule généralement la démocratie libérale. Leurs représentants, qu’il s’agisse de partis de minorités ethniques ou d’organisations politiques non spécifiquement ethniques, mais recherchant leur soutien, s’efforcent de consolider les droits civils et les libertés et renforcent ainsi le pôle politique libéral du pays. Leur présence incite les sociétés concernées — et plus particulièrement les acteurs politiques — à débattre (et polémiquer autour) des questions ethniques(11)Rovny, Jan 2014 “Communism, Federalism, and Ethnic Minorities: Explaining Party Competition Patterns in Eastern Europe”, World Politics.. Il s’ensuit une polarisation produisant de violentes réactions nationales-populistes contre les minorités d’une part(12)Bustikova, Lenka. 2019. Extreme reactions: Radical right mobilization in eastern Europe, Cambridge University Press., et déclenchant, d’autre part, un soutien aux droits et aux libertés, même parmi les populations majoritaires une vague qui modifie la dynamique politique des sociétés hétérogènes. Ainsi, si l’existence de minorités importantes enhardit la droite radicale, elle renforce dans le même temps une opposition libérale. Dans cette configuration, les partis modérés bénéficient d’un ensemble élargi de partenaires politiques, tandis que les partis soutenant les libertés contrebalancent la droite radicale.
Les représentants des minorités ethniques sont généralement de bons partenaires. Des recherches antérieures montrent que leur électorat est souvent fidèle(13)Birnir, Johanna Kristin. 2007. Ethnicity and electoral politics Cambridge University Press. et qu’ils ont tendance à être des membres relativement souples dans des coalitions au pouvoir. Leur intérêt envers les droits civils et les libertés est compensé par leur relative souplesse sur d’autres questions, telles que l’économie(14)Aha, Katharine. 2019. « Resilient incumbents: Ethnic minority political parties and voter accountability. » Party Politics; Aha, Katharine. 2019. Interethnic Coalitions in Post-Communist Europe, Manuscrit non publié.. Par conséquent, ils sont des alliés utiles et soutiennent les gouvernements de divers partis modérés qu’ils soient de gauche ou de droite. Quand ils sont au gouvernement, ils veillent au maintien des principes contre-majoritaires de base qui sont au cœur du fonctionnement démocratique.
Ainsi, la présence de minorités ethniques politiquement organisées agit comme un rempart contre le recul de la démocratie. Leurs représentants renforcent la démocratie libérale en raison de leur intérêt fondamental à protéger leur groupe face à la majorité. Les politiques inclusives envers les minorités ethniques suscitent de violentes réactions nationales-populistes tout en générant un contrepoids libéral.
Figure 2 : Prédire la démocratie
Le volet de gauche de la figure 2 montre l’effet marginal de la force électorale des nationalistes populistes sur la démocratie quand l’hétérogénéité ethnique est modifiée. Il démontre que la force électorale de la droite radicale a un effet négatif sur la démocratie, mais uniquement lorsque l’hétérogénéité ethnique est faible. Quand elle augmente, l’influence corrosive des nationalistes populistes se rapproche de zéro, car les représentants ethniques organisés font contrepoids.
Le volet de droite de la figure 2 démontre que lorsque les représentants des minorités ethniques participent au gouvernement, l’indice de démocratie (cf. supra) d’un pays est nettement plus élevé. Ces dynamiques sont absentes des sociétés sans minorités ethniques importantes capables de se mobiliser et d’influencer la concurrence politique.
Une politique inclusive envers les minorités ethniques n’est donc pas uniformément nuisible. Lorsqu’elles sont permanentes, ces dernières ont un sens aigu de la défense contre la tyrannie de la majorité, qui est au cœur du fonctionnement démocratique. En cherchant à limiter les marges de manœuvre de la majorité, les représentants ethniques insufflent à la politique des objectifs libéraux qui, bien qu’encouragent une réaction de la droite radicale nationaliste, principal moteur du déclin démocratique(15)Palonen, Emilia. 2018. « Performing the nation: the Janus-faced populist foundations of illiberalism in Hungary. » Journal of Contemporary European Studies ; Plattner, Marc F. 2019. « Illiberal Democracy and the Struggle on the Right. » Journal of Democracy ., suscitent une opposition libérale. Les pays ethniquement hétérogènes se retrouvent en présence d’une droite radicale parfois virulente, mais ils maintiennent un pôle politique libéral soutenu par des groupes électoraux structurés défendant leur besoin existentiel d’égalité, de droits civils et de libertés. C’est pour cette raison que le recul de la démocratie est plus prononcé dans les pays où les minorités sont petites ou politiquement inorganisées, comme en Hongrie et en Pologne, alors que la démocratie résiste mieux dans les pays hétérogènes où les minorités sont importantes et politiquement organisées, comme en Estonie ou en Lettonie.
Associate Professor, Jan Rovny est chercheur au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE), et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP). Ses travaux se focalisent sur la compétition politique en Europe, avec pour objectif de mettre en évidence les lignes de conflit idéologique au sein de différents pays.
Notes[+]
↑1 | Vachudova, Milada Anna, 2021 « Populism, Democracy and Party System Change in Europe », Annual Review of Political Science, vol. 24. |
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↑2 | Bohle, Dorothee, et Béla Greskovits. 2007. « Neoliberalism, embedded neoliberalism andneocorporatism: Towards transnational capitalism in Central-Eastern Europe. », West European Politics ; Bohle, Dorothee, et Béla Greskovits. 2009. « Varieties of Capitalism and Capitalism tout court. » European Journal of Sociology ; cf. Orenstein, Mitchell Alexander. 2001. Out of the red: building capitalism and democracy in postcommunist Europe, University of Michigan Press. |
↑3 | Grzymala-Busse, A., & A. Innes. 2003. « Great expectations: The EU and domestic political competition in East Central Europe. » East European Politics and Societies ; Cianetti, Licia, James Dawson et Sean Hanley. 2018. « Rethinking « democratic backsliding » in Central and Eastern Europe– looking beyond Hungary and Poland. » East European Politics. |
↑4 | Bozoki, Andras, & Eszter Simon. 2019. « Two Faces of Hungary » Central and Southeast European Politics Since 1989 ; Hanley, Sean, et Milada Anna Vachudova. 2018. « Understanding the illiberal turn: democratic backsliding in the Czech Republic. » East European Politics ; Kreko, Peter, et Zsolt Enyedi. 2018. « Explaining Eastern Europe: Orban’s Laboratory of Illiberalism. » Journal of Democracy ; Sata, Robert, & Ireneusz Pawel Karolewski. 2020. « Caesarean politics in Hungary and Poland. » East European Politics. |
↑5 | Lijphart, Arend. 1977. Democracy in Plural Societies: A Comparative Exploration, Yale University Press.; Horowitz, Donald L. 1985. Ethnic groups in conflict., Univ of California Press. |
↑6 | Akdede, Sacit Hadi. 2010. « Do more ethnically and religiously diverse countries have lower democratization? » Economics Letters ; Barro, Robert J. 1999. « Determinants of democracy. » Journal of Political economy ; Fish, M Steven et Robin S Brooks. 2004. « Does diversity hurt democracy? » Journal of democracy ; Fish, Steven M et Matthew Kroenig. 2006. « Diversity, conflict and democracy: Some evidence from Eurasia and East Europe. » Democratization ; Jensen, Carsten, & Svend-Erik Skaaning. 2012. « Modernization, ethnic fractionalization, and democracy. » Democratization. |
↑7 | Easterly, William, & Ross Levine. 1997. “Africa’s growth tragedy: policies and ethnic divisions. » The Quarterly Journal of Economics; Fearon, James D, & David D Laitin. 1996. “Explaining interethnic cooperation. » American political science review., Cederman, Lars-Erik, Simon Hug, Andreas Schädel, & Julian Wucherpfennig. 2015. “Territorial autonomy in the shadow of conflict: Too little, too late? » , American Political Science Review; Wucherpfennig, Julian, Philipp Hunziker, & Lars-Erik Cederman. 2015. “Who Inherits the State? Colonial Rule and Postcolonial Conflict. » American Journal of Political Science. |
↑8 | Kymlicka, Will. 1995. Multicultural Citizenship. Oxford University Press. |
↑9 | Grzymała-Busse, Anna. 2015. Nations under God: How churches use moral authority to influence policy, Princeton University Press; Gerring, John, Michael Hoffman, et Dominic Zarecki. 2016. « The Diverse Effects of Diverstiy on Democracy. » British Journal of Political Science. |
↑10 | Rovny, Jan, « Circumstantial Liberals: Czech Germans in Interwar Czechoslovakia », LIEPP Working Paper, janvier 2020. |
↑11 | Rovny, Jan 2014 “Communism, Federalism, and Ethnic Minorities: Explaining Party Competition Patterns in Eastern Europe”, World Politics. |
↑12 | Bustikova, Lenka. 2019. Extreme reactions: Radical right mobilization in eastern Europe, Cambridge University Press. |
↑13 | Birnir, Johanna Kristin. 2007. Ethnicity and electoral politics Cambridge University Press. |
↑14 | Aha, Katharine. 2019. « Resilient incumbents: Ethnic minority political parties and voter accountability. » Party Politics; Aha, Katharine. 2019. Interethnic Coalitions in Post-Communist Europe, Manuscrit non publié. |
↑15 | Palonen, Emilia. 2018. « Performing the nation: the Janus-faced populist foundations of illiberalism in Hungary. » Journal of Contemporary European Studies ; Plattner, Marc F. 2019. « Illiberal Democracy and the Struggle on the Right. » Journal of Democracy . |