Spécialiste des relations internationales, et en particulier de la Guerre froide, Pierre Grosser s’attache dans son dernier ouvrage, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle (Odile Jacob) , à retracer, pas à pas, le rôle des pays asiatiques dans l’histoire du XXe siècle. Une histoire qui nous invite à repenser la géopolitique, celle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Éclairages sur ses moments majeurs.
Si le poids grandissant de l’Asie dans le monde est aujourd’hui connu, vous affirmez que l’on sous-estime le rôle qu’elle y jouait déjà au XXe siècle.
Oui, tous les jours, nous entendons parler du poids économique de la Chine ou de l’Inde, et des jeux diplomatico-stratégiques des grandes puissances en Asie. L’importance mondiale de l’Asie, en particulier de la Chine, est devenue aujourd’hui une évidence mais elle est considérée comme une nouveauté. En réalité, la place de l’Asie dans le monde a été très importante durant tout le XXe siècle. L’objet de mon livre est de le rappeler, voire parfois, de l’exhumer.
Par exemple, aujourd’hui dans sa politique africaine, la France tient compte de la Chine, dont l’influence croissante est scrutée sur tout le continent. En réalité les premiers pas de la Chine en Afrique datent des années 1960. Autre exemple : c’est dans les années 1980, quand le Japon a commencé à exporter ses produits et investir à l’étranger, que l’Occident a pris conscience de la mondialisation économique.
Enfin, aujourd’hui, les entreprises occidentales craignent le poids de la Chine tout en rêvant de conquérir son marché. Mais il faut se rappeler que ce rêve et cette crainte sont anciens : dès 1900, l’Occident a peur qu’une Chine modernisée inonde ses marchés par des produits à bas coût. On parlait déjà de “péril jaune”, démographique et économique.
Vous avancez que la victoire du Japon sur la Russie en 1905 a été déterminante dans la marche à la Première Guerre Mondiale.
Les Français se focalisent sur le franco-allemand pour expliquer 1914. Aux États-Unis, la guerre est présentée comme le résultat du défi posé par le “challenger” allemand à l’hégémonie britannique. Or, je montre qu’il faut dés-européaniser notre vision de la marche à la guerre, en rappelant que les relations internationales étaient alors dominées par la rivalité anglo-russe à propos de l’Asie.
En 1902, le Royaume Uni s’allie avec le Japon pour contenir les avancées de la Russie en Asie. Trois ans plus tard , le Japon et la Russie entrent en guerre et contre toute attente, la Russie perd. Son affaiblissement change en profondeur les équilibres et finit par aboutir à un alignement Royaume Uni – France – Russie – Japon qui isole l’Allemagne.
Ce n’est qu’après cette redistribution des cartes que le jeu devient vraiment européen. La Russie cherche à se “refaire” dans les Balkans, elle inquiète l’Allemagne et la France reprend confiance. Autant d’éléments qui ont configuré les antagonismes. Ainsi, la répercussion des conflits autour de l’Asie n’est pas à négliger dans les causes structurelles de la Première guerre mondiale.
De la même manière, vous attirez l’attention sur l’importance des relations URSS/Chine/Japon au cours des années 30 dans l’établissement des alliances qui se forment à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale.
Oui, là encore, nous sommes prisonniers de nos perspectives. Il faut revoir la version selon laquelle la Seconde Guerre mondiale en Asie aurait commencée en 1941 avec Pearl Harbor.
Pour bien comprendre la position de l’Asie et du reste du monde dans le conflit, il faut remonter jusqu’en 1929, quand l’Union soviétique mène une guerre en Chine autour du contrôle du chemin de fer de l’Est chinois. C’est à l’issue de ce conflit – gagné par l’Armée Rouge – que les Japonais envahissent la Mandchourie, en 1931. Le Japon inquiète Staline qui craint davantage la menace japonaise que celle de l’Allemagne. La conjonction entre l’Allemagne et le Japon via le Pacte anti-Komintern de 1936 est aussi un moment important. Le pacte germano-soviétique de 1939 ne peut se comprendre sans prendre en compte la guerre soviéto-japonaise ainsi que la crise anglo-japonaise en Chine qui ont lieu au même moment. Le choix du Japon de ne pas attaquer l’URSS en même temps que l’Allemagne durant l’été 1941 est aussi fondamental. En attaquant Pearl Harbor en décembre, les Japonais visent à éliminer la capacité de projection de la marine américaine vers l’Asie du Sud-est. Le but des Japonais est de s’y saisir des colonies britanniques et néerlandaises. Ils sont aussi en conflit avec les USA qui soutiennent les Chinois pour empêcher l’expansion du Japon. C’est avec la déclaration de guerre de l’Allemagne contre les Etats-Unis que les guerres en Asie et en Europe se relient. Par la suite, l’équilibre entre les théâtres européens et asiatiques a généré des tensions entre Alliés.
Bref, comme pour la Première guerre mondiale, les calculs furent mondiaux et interconnectés, ce qui est oublié dans l’histoire que l’on enseigne.
Si la guerre s’achève avec le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, ce n’est pas un hasard…
Là encore, il faut revisiter l’histoire convenue. Oui, les Américains lancent deux bombes atomiques sur le Japon et sont soulagés par sa capitulation. La prolongation de la guerre commençait à leur créer des problèmes intérieurs. Mais l’entrée en guerre des Soviétiques contre le Japon, le 8 août, pèse tout autant que les bombes américaines pour expliquer la capitulation japonaise. L’offensive des Russes modifie le paysage. Ils tiennent la Mongolie extérieure, la Mandchourie, Sakhaline et les Kouriles . Ils essayent aussi de prendre Hokkaido et sont présents en Corée du Nord à l’issue du découpage des zones d’occupation américaine et soviétique. Malgré cela, Staline est frustré car les Américains ont le monopole de la bombe atomique et occupent seuls le Japon. Cela explique en grande partie son intransigeance dans les négociations de l’après-guerre, et sa volonté de prendre des gages en Europe et au Moyen-Orient.
Il y a ensuite le rôle que l’Asie a joué dans la guerre froide – guerres de Corée, du Vietnam… Ces conflits ont eu un impact considérable en leur temps et ont laissé des “traces” encore vivaces aujourd’hui.
Là encore, il est important d’avoir une vision globale des relations internationales. Le tournant majeur est la guerre de Corée (1950-53). Elle est essentielle, et pourtant en France, nous la connaissons mal. C’est elle qui a militarisé, globalisé et radicalisé la guerre froide. Elle devient rapidement une guerre directe américano-chinoise. En réalité, c’est la Chine plus que l’Union Soviétique qui devient l’ennemi des États-Unis. La guerre de Corée explique la protection accordée par les États-Unis à Taïwan, les alliances que les Américains maintiennent encore dans la région (notamment avec le Japon et la Corée du Sud mais aussi avec l’Australie). C’est aussi leur soutien à la guerre française en Indochine qui les entraînera dans le bourbier vietnamien.
L’impact de la guerre de Corée est aussi important en Occident. On redoute que l’offensive nord-coréenne ne soit une répétition générale préparant une offensive de l’Armée Rouge en Europe. C’est à ce moment que l’OTAN devient une vraie organisation. Il s’agit de rassurer les Européens qui craignent que l’Amérique ne s’investisse qu’en Asie. Se met alors en place tout un jeu de miroirs : les Américains se battent en Asie pour être crédibles aux yeux des Européens. Ces derniers pour être crédibles aux yeux des Américains augmentent leurs dépenses militaires, acceptent le réarmement de l’Allemagne et se battent aussi en Asie : la France en Indochine et le Royaume-Uni en Malaisie. Ces combats donnent aux Français et aux Britanniques le sentiment d’être encore des puissances mondiales et de pouvoir légitimement influencer les choix stratégiques de l’allié américain. Las, la France dès 1956, le Royaume Uni après 1971 (hormis à Hong Kong), ne sont bientôt plus des puissances asiatiques et ne soutiennent pas la guerre américaine du Vietnam. Au contraire, de Gaulle joue la reconnaissance de la Chine et critique la guerre du Vietnam pour retrouver du poids face aux États-Unis.
Autre moment majeur : la décolonisation. Il y a l’exemple indien mais surtout le soutien – non désintéressé – que le bloc communiste apporte aux pays en voie de décolonisation…
En effet, guerre froide et décolonisation interfèrent. La victoire du “petit” Japon contre la Russie en 1905 a fait regarder les peuples colonisés vers le “modèle japonais”. Nationalistes chinois, indiens, vietnamiens et indiens circulent en Asie et en Europe, utilisant les réseaux “diasporiques”. La Russie bolchevique et ses organisations anti-impérialistes inquiètent les puissances colonisatrices. Elles sont persuadées que les “Rouges” s’efforcent de soulever les “Jaunes” contre les “Blancs” et de faire perdre les colonies aux puissances européennes pour les affaiblir, et in fine y provoquer des crises qui favoriseront la révolution.
Dans les faits, la première vague de décolonisation est bien asiatique, elle se met en place dès la fin de la guerre et en est une conséquence directe. Toujours impérialistes, Français, Britanniques et Néerlandais veulent conserver, voire reconquérir leurs colonies prises en main par le Japon où des indépendances ont été proclamées (Vietnam, Indonésie). D’où des guerres coloniales terribles, qui prennent une autre dimension lorsque l’adversaire est communiste, comme au Vietnam, qui est soutenu par les chinois. Mao se voit en fer de lance de l’anti-impérialisme. Moscou et Pékin se partagent le travail, la Chine étant en charge de l’Asie.
Dien Bien Phu, symbole de défaite du Goliath blanc, a eu un écho mondial, notamment en Algérie. Si le rôle de la conférence afro-asiatique de Bandoung en 1955 est surestimé, elle symbolise l’affirmation du Sud et sa solidarité. En réalité, les positions des pays du Sud y étaient modérées et les tensions en leur sein étaient déjà nombreuses, la plus notable étant celle qui se cristallise entre modérés (derrière l’Inde) et radicaux (derrière la Chine).
Ainsi, au-delà de la vision d’un monde bipolaire, il y avait, notamment dans le Tiers-Monde, des rivalités sino-américaine, sino-soviétique et sino-indienne.
Dans les années 70, on assiste à l’alliance entre les USA et le Pakistan, au rapprochement entre Mao et Kissinger, la guerre d’Afghanistan…
Les années 1970 sont en effet très importantes. Dans un premier temps, un système d’alliances croisées autour de l’Asie du Sud se met en place. Le Pakistan s’allie avec la Chine, tandis que l’Inde et l’Union Soviétique se rapprochent. En 1971, le Pakistan entre en guerre contre l’Inde et reçoit le soutien des États-Unis qui pensent, par là, se rapprocher de la Chine. Les Américains vont bientôt pouvoir se délester d’une partie de l’endiguement anti-soviétique en Asie en s’appuyant sur la Chine mais aussi sur le Japon.
Quelques années plus tard, la guerre froide resurgit autour de la rivalité sino-soviétique. Lorsque la Chine et les États-Unis normalisent leurs relations en 1978 et qu’en 1979 la Chine attaque le Vietnam, allié soviétique, l’URSS se sent encerclée. C’est pour cela qu’en 1979, elle envahit l’Afghanistan qu’elle ne veut pas perdre. C’est l’inverse qui se produit : cette invasion renforce les liens entre Américains et Chinois qui aident la résistance afghane.
Durant toute cette période, la solidarité communiste est mise à mal par les rivalités entre Union Soviétique, Chine, Vietnam et Cambodge. La logique binaire de la guerre froide est battue en brèche. Par ailleurs, les violences génocidaires au Cambodge, son invasion par le Vietnam, les boat people achèvent de délégitimer le communisme et le tiers-mondisme en Occident. D’autre part, la Chine commence à se focaliser sur son développement économique et a besoin pour cela un environnement stable.
C’est alors que l’économie entre en scène ?
En effet, le Japon connaît une forte croissance dans les années 1960, notamment parce que les Américains lui ont ouvert leur marché. Les premières frictions commerciales apparaissent entre Américains, Européens et Japonais.
Dans le même temps, après la mort de Mao, les dirigeants chinois, s’aperçoivent du retard de leur pays en visitant les États-Unis et le Japon. Des “missionnaires” sont envoyés partout à l’Ouest et à l’Est pour réfléchir aux réformes. Ils veulent obtenir des transferts de technologie et comptent pour cela sur les États-Unis et le Japon. Leur objectif est également de moderniser leur armée car la guerre contre le Vietnam en 1979 en montre les limites. De leur côté, Américains et Japonais se mettent à lorgner sur le pétrole chinois, le Moyen-Orient entrant dans une période de turbulence.
Selon vous, le massacre de Tiananmen a joué un rôle capital dans l’effondrement du bloc de l’Est
Il a moins joué un rôle dans les causes de cet effondrement que dans ses modalités, largement pacifiques. La répression fut réellement un évènement mondial Dès lors, la question est de savoir si les dirigeants d’Europe de l’Est vont se comporter “à la chinoise”. En RDA par exemple, le pouvoir entame une lune de miel avec les Chinois, tandis que les manifestants est-allemands descendent dans la rue la peur au ventre.
De son côté, si Gorbatchev ne condamne pas la répression, il ne croit pas à la violence, et prévient les dirigeants des pays frères qu’ils ne doivent pas compter sur une intervention soviétique en cas de désordre. Malgré la tentation de la répression, les élites est-européennes choisissent de ne pas suivre la “voie chinoise”. Pour sa part, le président Bush reste prudent car il craint qu’un soutien trop fort aux réformateurs et manifestants en Europe de l’Est provoque un nouveau Tiananmen.
Aujourd’hui, ce sont les relations économiques ainsi que la question coréenne qui semblent dominer les relations entre l’Asie et le reste du monde…
La première question porte sur l’Asie elle-même. Il existe une quasi “pax asiatica” depuis 1979. Depuis lors, le continent des guerres, des catastrophes humaines et des massacres internes (30 à 45 millions de morts pour le Grand Bond en avant chinois, 1 million de morts lors des massacres indonésiens de 1965-66, 1,7 million de morts sous le régime Khmer Rouge….) n’a plus connu de grands soubresauts. C’est désormais au Moyen-Orient que meurent les soldats américains, plus en Extrême-Orient. Est-ce grâce à l’équilibre entre puissances, à la “pax americana”, à la modération de pays concentrés sur leur croissance économique, à l’interdépendance économique, au vieillissement d’une population qui ne sacrifie plus des enfants devenus rares, aux normes diplomatiques de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est ? La Chine prétend que cette paix continuera si elle est au centre, comme dans le passé, avant l’intrusion occidentale. En même temps les tensions existent entre la Chine, l’Inde, le Japon, Taïwan, en mer de Chine du Sud et avec la Corée du Nord.
L’autre question est celle d’une hégémonie chinoise qui remplacerait celle des États-Unis. On examine “l’assertivité” et la confiance croissantes de la Chine qui prétend avoir un rôle bienveillant dans le monde, tandis que les États-Unis, impérialistes hier, sont aujourd’hui en déclin et unilatéralistes. L’Occident s’interroge sur la possibilité d’équilibrer le poids de la Chine, notamment en misant sur le Japon et l’Inde. On se demande si la Chine veut conserver les règles du jeu – telles que celles de l’OMC – qui lui ont permis de devenir une grande puissance, si elle veut peser plus dans les institutions internationales, ou bien les contourner en en créant d’autres. Les élites dans le monde entier voient des opportunités dans la richesse chinoise, mais aussi une menace. Bref, à tous les points de vue, l’avenir du monde dépendra de l’Asie et surtout de la Chine.
Pierre Grosser, spécialiste de l'histoire des relations internationales et des enjeux mondiaux contemporains est professeur agrégé et chercheur au Centre d'histoire à Sciences Po. Il a été directeur des études de l'Institut diplomatique du Ministère des affaires étrangères dès sa création en 2001 jusqu'en 2009. En 2010, il a reçu le Prix des Ambassadeurs pour son ouvrage : 1989, l’année où le monde a basculé, Perrin, 2009