Par Marie Scot, Centre d’histoire
En 2015, les Éditions Les Belles Lettres se lançaient, en partenariat avec Sciences Po, dans la réédition des œuvres complètes(1)ce travail s’est effectué sous le patronage de Jean-Claude Casanova, ancien président de la Fondation nationale des sciences politiques, et de Jean-Luc Parodi, exécuteur testamentaire des archives d’Élie Halévy et sous la responsabilité scientifique des historiens Vincent Duclert et Marie Scot. À ce jour sont parus aux Éditions Les Belles Lettres : Correspondance et écrits de guerre 1914-1919 (2016), L’Ère des tyrannies et inédits (2016), Histoire du socialisme européen et inédits (2016), Études anglaises (2021) et Élie Halévy philosophe, Platon (2021), ainsi que les actes d’un colloque organisé en novembre 2016 à Sucy-en-Brie et à Sciences Po, Élie Halévy et l’ère des tyrannies. Histoire, philosophie et politique au 20e siècle (2019). d’un intellectuel du premier 20e siècle trop souvent méconnu, Élie Halévy (1870-1937). Pourquoi le republier et le relire ?
Professeur célèbre de Sciences Po de l’entre-deux-guerres, il y professe l’histoire des idées politiques et celle du socialisme européen, auteur d’œuvres monumentales sur l’histoire intellectuelle et politique britannique(2)La formation du radicalisme philosophique (1901-1904) compte trois volumes : La Jeunesse de Bentham, L’évolution de la doctrine utilitaire, Le radicalisme philosophique. L’histoire du peuple anglais (1912-1946) en propose six : L’Angleterre en 1815, Du lendemain de Waterloo à la veille du Reform Bill (1815-1830), De la crise du Reform Bill à l’avènement de sir Robert Peel (1830-1841), Le milieu du siècle (1841-1852), Épilogue I : les impérialistes au pouvoir (1895-1905), Épilogue II : La démocratie sociale et vers la guerre (1905-1914)., intellectuel passé à la postérité pour ses écrits consacrés au modèle politique anglais (La naissance du méthodisme, 1906, Histoire du peuple anglais, 1912-1946) et aux totalitarismes européens (L’Ère des tyrannies, 1938), il est tout à la fois un historien original et précurseur, un passeur entre la France et la Grande-Bretagne, un théoricien de la crise des sociétés démocratiques.
Philosophe de formation, historien de profession, sociopolitiste par pratique, le parcours d’Élie Halévy témoigne de l’émergence d’un nouveau mode de production des savoirs au tournant des 19e et 20e siècles.
Sorti agrégé de philosophie de l’École normale supérieure en 1892, Élie Halévy fonde la Revue de métaphysique et de morale en 1893 et publie sa thèse sur la théorie platonicienne des sciences trois ans plus tard. Pourtant, vers cette même époque, s’opèrent une conversion professionnelle du cursus honorum universitaire vers l’École libre des sciences politiques, un glissement disciplinaire de la philosophie vers l’histoire, un déplacement géographique des rivages grecs aux côtes anglaises, une remontée chronologique de l’Antiquité vers le temps présent. En 1897, il se voit confier par Émile Boutmy, directeur de Sciences Po, six conférences consacrées à Jeremy Bentham, théoricien de l’utilitarisme et du libéralisme. Jugée positive, cette expérience professorale est reconduite en 1898 sous la forme d’un cours portant sur l’histoire des idées et de l’esprit public en Angleterre, suivi en 1901 d’un second cours traitant du socialisme européen. Il dispensera ces deux enseignements pendant plus de trente ans. Fidèle aux crédos de la rue Saint-Guillaume, il s’essaie au comparatisme en explorant le terrain anglais, investit l’histoire immédiate des 19e et 20e siècles, et renonce à l’assignation disciplinaire en faisant dialoguer philosophie, histoire, science politique, économie politique.
« Philosophe historien » selon l’expression consacrée, Élie Halévy habite une identité disciplinaire indéfinie et fluide à une époque de lente autonomisation et institutionnalisation des sciences sociales. « Faire l’histoire des idées politiques, cela ne veut pas dire que l’on s’abstient […] de prendre en considération les facteurs économiques, religieux, littéraires […] ni, non plus, que l’on néglige l’histoire des faits. »(3)Élie Halévy, « Cours aux sciences politiques : Histoire de l’esprit public en Angleterre de 1760 à 1840 », sd. vers 1898-1899, in Id., Études anglaises, volume V des Œuvres complètes d’Élie Halévy édité par Marie Scot, Paris, Les Belles Lettres, 2021, p. 48-118, citation p. 57.. Ses études sur la naissance du méthodisme, sur la formation du radicalisme politique, du libéralisme et de l’utilitarisme, sur l’histoire du socialisme européen, sur l’impérialisme britannique croisent indissociablement les fils de l’idéologie et du politique, de l’économique et du social, du culturel et du religieux, du local et de l’international, dans une approche résolument globale.
Attentif aux conditions de production, de diffusion et de réception des doctrines, Halévy les confronte systématiquement à l’épreuve des faits historiques. Analysant les rouages de la prise de décision et les limites des capacités d’action (agency) des acteurs à l’occasion d’une réforme politique ou d’une crise diplomatique, il investit le champ de l’histoire administrative. Sondant la puissance des mouvements de masse — évangélisme, anti-esclavagisme, libre-échangisme, chartisme ou socialisme, nationalisme —, il propose une histoire sociale et culturelle des mobilisations politiques, attentif au rôle des représentations, de la religion, de la propagande, de la presse dans la formation de l’opinion publique.
Pour cela, Élie Halévy emprunte indifféremment les dispositifs d’enquête de l’histoire (recours aux archives, critique interne et externe des sources), de la philologie (traduction et édition de textes et de sources), de la science politique et de la sociologie naissantes (entretiens, enquêtes de terrain, observation-participante). Grand lecteur, il s’approprie la littérature scientifique en s’adonnant sans retenue à l’art des recensions critiques et s’inscrit dans l’espace des controverses scientifiques françaises et britanniques. Par ses méthodes de travail et d’investigation, par ses propositions théoriques et méthodologiques d’histoire globale, Élie Halévy participe ainsi du monde naissant de la recherche en sciences sociales et humaines.
Reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes français de la Grande-Bretagne, Élie Halévy assume le rôle de passeur entre les deux rives de la Manche, entre les champs universitaires et intellectuels français et britanniques, entre les deux grandes puissances libérales européennes parfois alliées, souvent concurrentes. Il gagne à être relu à l’heure du Brexit et des malentendus qui pèsent sur la relation eurobritannique.
Si ses travaux s’inscrivent dans la tradition française libérale et anglophile des études anglaises, la Grande-Bretagne étudiée par Élie Halévy n’est pas le système politique et juridique abstrait des philosophes des Lumières et des Doctrinaires. Elle n’est pas non plus le « milieu » où se forge la « race anglaise », selon les théories déterministes de la psychologie des peuples développées par Hippolyte Taine, Émile Boutmy et André Siegfried. La Grande-Bretagne d’Élie Halévy est le laboratoire d’observation in vivo du libéralisme et du socialisme, dont il entend étudier les formations, les mutations et les hybridations intellectuelles, autant que les expérimentations politiques, les spécificités nationales et les échecs en situation historique.
L’entre-deux rive est également propice à l’exercice du comparatisme, à l’analyse des circulations qu’Élie Halévy affectionne.
Précurseur d’une histoire comparée et croisée, il étudie la réception anglaise des Révolutions américaine et française. Cette dernière, interprétée à l’aune de la Glorious Revolution et de l’utilitarisme, fait l’objet d’une réception contrariée qui contribue à l’émergence de deux conceptions concurrentes du libéralisme (Cours aux sciences politiques, 1899). Dans ses articles consacrés à La Naissance du méthodisme, il décrit la circulation des théories et des pratiques religieuses de l’Allemagne à la Grande-Bretagne, en passant par les États-Unis. De façon pionnière et en adéquation avec son terrain — un royaume plus ou moins (dés)uni –, il s’attache à analyser les jeux d’échelles en y intégrant l’échelon régional.
Répugnant à travailler sur la France, objet de trop d’émotions et de familiarité, épargné par « la crise allemande de la pensée française », Élie Halévy trouve dans le terrain anglais la « bonne distance » à ses objets. Le décentrement constitue un antidote au nationalisme et à l’ethnocentrisme méthodologiques qui n’épargnent pas le champ scientifique à l’heure des États-nations. Conscient que les sciences sociales n’échappent pas à la contrainte du « point de vue », Élie Halévy traque les biais d’interprétation provoquée par l’orgueil national, met à jour les préjugés et stéréotypes nationaux, invite à décloisonner le regard à la fois sur le plan scientifique — par la fréquentation de la production scientifique et du milieu universitaire britannique — et sur le plan politique. Dans ses écrits consacrés à la diplomatie européenne et à la politique étrangère britannique d’avant et d’après-guerre, il fait entendre une voix dissonante sur la genèse et la nature de l’Entente cordiale, sur les responsabilités de la Première Guerre mondiale et sur le règlement de la paix.
« Intellectuel démocratique » pour reprendre l’expression forgée par Vincent Duclert(4)Vincent Duclert, Introduction « Élie Halévy et L’Ère des tyrannies. De l’historien philosophe à l’intellectuel démocratique », in Élie Halévy, L’Ère des tyrannies, édité par Vincent Duclert, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 23-41., Élie Halévy n’a eu de cesse d’étudier les sociétés européennes, affectées par la fatigue du libéralisme, la crise de la démocratie représentative, les échecs du socialisme démocratique, les écueils de l’impérialisme et les assauts des passions nationalistes. Son analyse in-tranquille fait écho à nombre de nos préoccupations contemporaines.
Né en septembre 1870, quatre jours après la défaite française de Sedan face à la Prusse, Élie Halévy est le témoin des derniers feux du premier libéralisme politique et économique, jusqu’alors défendu et illustré par la grande puissance britannique. Ses écrits contemporains de philosophie et d’économie politique interrogent les impasses du libéralisme économique à la lumière de la théorie marxiste (Thomas Hodgskin, Les principes de la distribution des richesses) et les écueils du « socialisme d’organisation » (La doctrine économique de Saint-Simon). Son étude de l’impérialisme britannique (L’Angleterre et son empire) insiste sur les contradictions qui travaillent la grande puissance libérale à l’heure impériale, accentuées par le tournant nationaliste des années 1890 et l’abandon du libre-échangisme.
Réduit au silence public durant la Grande Guerre où il officie comme infirmier militaire, Élie Halévy dévoile dans sa correspondance privée les subtilités de son « patriotisme raisonné ». Bien que considérant cette guerre nécessaire, parce que défensive, il persiste à la juger absurde, s’abstenant de participer aux opérations de propagande et de sombrer dans l’anti-germanisme. Il développe également la conviction que la paix sera de courte durée. Aussi Élie Halévy revoit-il son plan de travail et ses thèmes d’études dès la fin du conflit mondial pour traiter de l’actualité et intégrer l’analyse des relations internationales. L’Entente cordiale et la marche à la guerre font l’objet de multiples articles où l’historien revient sur les responsabilités de guerre qu’il estime partagées, sur le règlement de la paix dont il condamne l’intransigeance et sur le principe des nationalités qu’il juge inapplicable et dangereux.
Le philosophe historien affine sa lecture politique de l’entre-deux-guerres(5)Textes réunis dans L’Ère des tyrannies, volume II des Œuvres complètes d’Élie Halévy, édité sous la direction de Vincent Duclert, Paris, Les Belles Lettres, 2016, notamment « Une interprétation de la crise mondiale de 1914-1918 », conférences prononcées à Oxford en 1926, p. 232-262 et « L’ère des tyrannies », séance de la Société française de philosophie du 28 novembre 1936, p. 277-295., dominée par une profonde inquiétude concernant l’avenir des idéologies émancipatrices du 19e siècle. La guerre, en démultipliant les champs d’intervention de l’État et en rompant l’équilibre entre individu et puissance publique, a dévoyé à la fois le libéralisme politique et le socialisme démocratique, travaillés par les tendances bureaucratiques et nationalistes. Trait commun à tous les pays occidentaux, ce déséquilibre est particulièrement accentué dans le cas des « tyrannies » italiennes, allemandes et soviétiques, qu’Halévy réunit de façon pionnière dans ses travaux, en insistant sur deux caractéristiques partagées — l’organisation de l’enthousiasme (la propagande) et le recours à la violence.
Pessimiste sur les conditions de possibilité d’un socialisme démocratique dont il relève les contradictions, mais également sur la capacité des démocraties libérales à résister au modèle tyrannique, il fait néanmoins entendre jusqu’à son décès en 1937 un optimisme raisonné, nourri de sa confiance en la « grandeur, décadence et persistance du libéralisme en Angleterre » et en la force morale, philosophique et politique de l’idéal démocratique, qu’il appelle et s’emploie à réarmer intellectuellement.
Marie Scot est professeure agrégée à l'Institut d'études politiques de Paris et chercheuse au Centre d'histoire de Sciences Po. Ses travaux de recherche s'inscrivent dans la double perspective d'une histoire de l’enseignement supérieur et de la recherche (Grande-Bretagne, France) et d'une histoire transnationale des sciences sociales.
Notes[+]
↑1 | ce travail s’est effectué sous le patronage de Jean-Claude Casanova, ancien président de la Fondation nationale des sciences politiques, et de Jean-Luc Parodi, exécuteur testamentaire des archives d’Élie Halévy et sous la responsabilité scientifique des historiens Vincent Duclert et Marie Scot. À ce jour sont parus aux Éditions Les Belles Lettres : Correspondance et écrits de guerre 1914-1919 (2016), L’Ère des tyrannies et inédits (2016), Histoire du socialisme européen et inédits (2016), Études anglaises (2021) et Élie Halévy philosophe, Platon (2021), ainsi que les actes d’un colloque organisé en novembre 2016 à Sucy-en-Brie et à Sciences Po, Élie Halévy et l’ère des tyrannies. Histoire, philosophie et politique au 20e siècle (2019). |
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↑2 | La formation du radicalisme philosophique (1901-1904) compte trois volumes : La Jeunesse de Bentham, L’évolution de la doctrine utilitaire, Le radicalisme philosophique. L’histoire du peuple anglais (1912-1946) en propose six : L’Angleterre en 1815, Du lendemain de Waterloo à la veille du Reform Bill (1815-1830), De la crise du Reform Bill à l’avènement de sir Robert Peel (1830-1841), Le milieu du siècle (1841-1852), Épilogue I : les impérialistes au pouvoir (1895-1905), Épilogue II : La démocratie sociale et vers la guerre (1905-1914). |
↑3 | Élie Halévy, « Cours aux sciences politiques : Histoire de l’esprit public en Angleterre de 1760 à 1840 », sd. vers 1898-1899, in Id., Études anglaises, volume V des Œuvres complètes d’Élie Halévy édité par Marie Scot, Paris, Les Belles Lettres, 2021, p. 48-118, citation p. 57. |
↑4 | Vincent Duclert, Introduction « Élie Halévy et L’Ère des tyrannies. De l’historien philosophe à l’intellectuel démocratique », in Élie Halévy, L’Ère des tyrannies, édité par Vincent Duclert, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 23-41. |
↑5 | Textes réunis dans L’Ère des tyrannies, volume II des Œuvres complètes d’Élie Halévy, édité sous la direction de Vincent Duclert, Paris, Les Belles Lettres, 2016, notamment « Une interprétation de la crise mondiale de 1914-1918 », conférences prononcées à Oxford en 1926, p. 232-262 et « L’ère des tyrannies », séance de la Société française de philosophie du 28 novembre 1936, p. 277-295. |