Par Anne Moyal, Centre de sociologie des organisations et LIEPP
En février 2019, en visite dans une Maison de Santé Pluriprofessionnelle (MSP) d’Indre-et-Loire, Édouard Philippe, alors Premier ministre, déclarait : « Cette initiative ici, et d’autres initiatives partout en France, montrent le chemin. Et l’objectif du projet de loi, c’est de faire en sorte que ces initiatives puissent être dupliquées, multipliées sur le territoire, pour que l’exercice collectif de la médecine devienne la norme ». Il s’empressait toutefois de préciser qu’il ne s’agissait pas de rendre ce modèle d’exercice « obligatoire », soucieux de ne pas remettre en cause le statut libéral et la liberté d’organisation des professionnels de santé du secteur ambulatoire.
Structures de soins de ville, les MSP regroupent des professionnels libéraux, principalement médecins généralistes et paramédicaux (infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues, orthophonistes…), et proposent des prises en charge coordonnées, de la prévention jusqu’aux traitements, en passant par l’éducation thérapeutique. Introduites par la loi de financement de la sécurité sociale de 2007, elles ont été promues avec constance par les gouvernements successifs comme une réponse aux principaux enjeux démographiques, épidémiologiques, organisationnels et financiers du système de santé. Si leur nombre a augmenté, passant d’une vingtaine en 2008 à près de 1 900 en 2021, elles peinent toutefois à convaincre une majorité de professionnels de santé de ville : à ce jour, seuls 20 % environ ont opté pour ce mode d’exercice.
Comment l’État tente-t-il de réguler un secteur libéral jusqu’alors laissé aux mains de la profession médicale ? Comment réagissent les professionnels de santé libéraux et quel rôle jouent-ils dans ce mouvement de régulation ? Que nous dit finalement la politique de soutien aux MSP des transformations plus profondes du système de santé français ?
La déclaration publique d’Édouard Philippe traduit bien la tension entre le respect du principe d’autonomie des professionnels de santé — majoritairement libéraux dans le secteur des soins de ville — et la volonté de la puissance publique de réguler l’offre de soins.
Depuis le début des années 2000, plusieurs réformes se sont en effet attelées à l’organisation de la médecine de ville, pour répondre aux nouveaux enjeux structurels du système de santé : vieillissement de la population, recrudescence des pathologies chroniques, déficit de l’offre médicale et difficultés d’accès aux soins sur certains territoires, manque de coordination entre les acteurs de la ville, mais aussi entre la ville et l’hôpital, faible développement de la santé publique et notamment de la prévention…
Les MSP en constituent une mesure phare : elles sont en effet considérées dans plusieurs rapports publics comme l’une des principales réponses à ces enjeux(1)Bernier Marc, 2008, « Rapport de la commission “Affaires culturelles, familiales et sociales” », Assemblée nationale ; HCAAM, 2007, « Rapport du Haut conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie pour 2007 » ; Juilhard Jean-Marc, 2007, « Offre de soins : Comment réduire la fracture territoriale ? – Synthèse du rapport », Sénat, Commission des affaires sociales.. Censées attirer de jeunes médecins généralistes intéressés par l’exercice collectif, faciliter la coordination entre professionnels et permettre le développement d’une nouvelle offre de santé publique, elles devraient permettre, in fine, d’améliorer la qualité et l’efficience des soins.
Dans un secteur à dominante libérale, l’État a fait le choix d’une politique incitative et contractuelle pour encourager — et non contraindre — les professionnels à se regrouper en MSP. D’une part, une forme de label MSP, attribuée par l’Agence Régionale de Santé (ARS), apparaît comme un signal à l’attention des jeunes médecins (mais aussi de la population) de l’engagement des professionnels à proposer de nouvelles conditions d’exercice et une meilleure offre de santé. D’autre part, les professionnels peuvent décider de signer un contrat avec l’ARS et l’Assurance-Maladie (CPAM) en vertu duquel ils obtiennent des rémunérations complémentaires à leurs rémunérations à l’acte. Celles-ci viennent dédommager le temps qu’ils dédient aux nouvelles activités de coordination et de santé publique. Sans remettre en cause leur statut libéral, cette contractualisation avec les autorités publiques s’accompagne donc de transformations potentiellement importantes de leurs pratiques, aussi bien dans leur organisation que dans leur contenu.
En complément d’autres travaux qui se sont intéressés aux réformes du secteur ambulatoire en général, et au développement des MSP en particulier(2)Voir le dossier thématique : Hassenteufel Patrick, Naiditch Michel, Schweyer François-Xavier (dir.), « Les réformes de l’organisation des soins primaires », Revue Française des Affaires Sociales, (2020) ; et Vezinat Nadège, Vers une médecine collaborative : politique des maisons de santé pluri-professionnelles en France, PUF (2019)., les entretiens et l’analyse documentaire que j’ai réalisés dans le cadre de ma thèse montrent que les MSP n’auraient pas pu s’imposer dans le paysage français sans le concours de représentants de la profession médicale. C’est en particulier le cas du syndicat de médecins généralistes « MG France ». Depuis les années 1980, celui-ci défend une conception renouvelée de la médecine libérale et appelle à développer l’exercice pluriprofessionnel et à explorer de nouvelles modalités de rémunération (rémunérations collectives, rémunérations forfaitaires, rémunérations mixtes à l’acte/salariat…).
Certains de ces médecins se sont par ailleurs engagés localement dans des initiatives visant à développer les prises en charge pluriprofessionnelles et la santé publique : ils ont participé aux réseaux de santé dans les années 1990 et ont été à l’origine des premiers regroupements pluriprofessionnels sur lesquels les pouvoirs publics se sont appuyés pour définir les MSP et expérimenter les nouveaux modes de rémunérations collectifs et contractuels.
En contractualisant avec l’ARS et la CPAM, les professionnels des MSP acceptent de mettre en œuvre des procédures et des outils inédits dans le secteur ambulatoire libéral : protocoles de soins, réunions de concertation pluridisciplinaires sur des cas de patients, logiciel commun de partage d’informations… Ils s’engagent également à rendre annuellement des comptes aux tutelles sur le respect de ces pratiques, sans quoi ils ne peuvent prétendre aux rémunérations complémentaires. Les travaux académiques sur ce type de réformes dans le secteur de la santé concluent le plus souvent à un risque de perte d’autonomie des professionnels du fait d’une immixtion dans leurs pratiques. Notre étude qualitative dans six MSP révèle toutefois que les professionnels de ces structures parviennent à limiter la portée contraignante de ces obligations contractuelles.
Ainsi, la formalisation de leurs pratiques reste souvent « de façade » (il s’agit bien souvent de mettre en image des pratiques préexistantes au regroupement en MSP) et ils peuvent réinterpréter les termes du contrat, souvent imprécis, à leur avantage. Dans certaines MSP, les professionnels tirent même profit de la contractualisation en utilisant les rémunérations complémentaires pour développer de nouvelles prises en charge répondant aux besoins de leur patientèle, mais non anticipées par les autorités sanitaires. Les professionnels des MSP s’approprient ce faisant les règles et les procédures susceptibles de les contraindre. Une appropriation qui semble tolérée par les autorités sanitaires, car le développement des MSP dépend de l’adhésion des professionnels libéraux à ce modèle.
Alors que les nouveaux outils et procédures au service de la coordination en MSP véhiculent une conception pluriprofessionnelle et égalitaire de l’organisation des prises en charge, leur application conforte en pratique les médecins généralistes dans un rôle à part et dominant au sein du groupe pluriprofessionnel. Ce sont eux qui centralisent les informations et prennent la plupart des décisions relatives aussi bien au fonctionnement de la structure qu’aux prises en charge. Certes, le regroupement géographique et les échanges informels quotidiens en MSP conduisent à un enrichissement du périmètre d’activité des professionnels paramédicaux. Mais les médecins généralistes s’avèrent les grands gagnants de cette réorganisation : ils parviennent à conserver les activités cliniques qu’ils considèrent comme centrales, tout en déléguant aux paramédicaux — au premier rang desquels les infirmiers — celles qu’ils trouvent les plus chronophages ou les moins intéressantes (suivi des patients chroniques stabilisés, activités de prévention et d’éducation thérapeutique…)
Dans ses travaux de référence sur la profession médicale, Patrick Hassenteufel(3)Hassenteufel Patrick, 1999, « Vers le déclin du “pouvoir médical” ? Un éclairage européen : France, Allemagne, Grande-Bretagne », Pouvoirs. rappelle les trois principaux ressorts du pouvoir médical : l’autonomie des pratiques, la domination sur les autres professionnels de santé et le rapport de pouvoir avec les patients. Dans le cas des MSP que j’ai étudiées, les médecins généralistes sont parvenus jusqu’à présent à réaffirmer les deux premiers(4)Les éléments dont nous disposons dans cette étude ne nous permettent toutefois pas de questionner le troisième ressort du pouvoir médical identifié par l’auteur. . Il faut toutefois rester prudent quant aux effets à long terme de cette politique d’organisation des soins de ville.
Concernant l’autonomie professionnelle, les professionnels rencontrés sur le terrain témoignent d’un renforcement de la contrainte depuis leur entrée dans la contractualisation avec l’ARS et la CPAM, avec toujours plus de critères à respecter et de comptes à rendre à ces tutelles. Si les premiers professionnels à s’être engagés dans ce mode d’exercice ont pu tirer parti de règles et de procédures parfois imprécises et malléables, les suivants pourraient être davantage contraints par une politique contractuelle rognant progressivement sur les libertés traditionnelles des professionnels libéraux. Quant aux relations entre professionnels dans les MSP, le manque de temps des médecins du fait de la faible démographie médicale les oblige parfois à déléguer des tâches et des décisions qui relèvent traditionnellement de leurs prérogatives aux professionnels paramédicaux. Les évolutions législatives vont d’ailleurs dans le sens d’une extension du périmètre d’activité de ces derniers : la loi de modernisation du système de santé de 2016 accorde ainsi aux infirmiers un droit de diagnostic et de prescription dans certaines situations, ainsi qu’une autorisation à adapter les prescriptions médicales. Quant aux sagefemmes, de plus en plus nombreuses à rejoindre les MSP, elles peuvent déjà assurer le suivi gynécologique et obstétrique des femmes et des nouveau-nés, qui ne constituent donc plus des prérogatives réservées aux médecins généralistes. Ces évolutions pourraient participer à redéfinir à terme le rôle et la place du médecin généraliste dans le secteur ambulatoire.
L’analyse des politiques publiques ne passe pas seulement par des évaluations quantitatives et mon étude, en complément des évaluations de l’Irdes(5)voir la bibliographie des évaluations de l’Irdes notamment, montre la pertinence d’une démarche qualitative pour saisir les conditions et les mécanismes de la mise en œuvre de cette politique d’organisation des soins de ville. Elle permet notamment de mieux comprendre le choix — ou l’obligation ? — de l’État de faire reposer la régulation des soins de ville sur des professionnels libéraux en composant avec leur autonomie.
Cette analyse qualitative permet finalement d’éclairer une politique publique qui marque un tournant dans la trajectoire de réforme du système de santé français. Bien que les MSP participent d’un processus de régulation progressif et consenti par les professionnels libéraux qui s’y engagent, elles sont susceptibles d’entraîner et de combiner des changements capables d’affecter le système dans son ensemble et en profondeur : modification des modalités d’accès aux soins, diversification de l’offre de soins, évolutions des rôles et des périmètres d’activités des professionnels, évolution des modalités de rémunération, etc.
Anne Moyal a soutenu une thèse de sociologie en 2021 sur le sujet des MSP : « Une liberté sous contraintes ? Rationalisation des pratiques des professionnels libéraux de soins primaires en Maisons de Santé Pluriprofessionnelles en France ». Elle est actuellement postdoctorante au Centre de Sociologie des Organisations où elle travaille sur le projet Organisations en crises (CrisOrg) soutenu par l’Agence nationale de la recherche. Ce projet entend étudier aux échelons national et local la réaction de différentes organisations à la pandémie de Covid-19.
Notes[+]
↑1 | Bernier Marc, 2008, « Rapport de la commission “Affaires culturelles, familiales et sociales” », Assemblée nationale ; HCAAM, 2007, « Rapport du Haut conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie pour 2007 » ; Juilhard Jean-Marc, 2007, « Offre de soins : Comment réduire la fracture territoriale ? – Synthèse du rapport », Sénat, Commission des affaires sociales. |
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↑2 | Voir le dossier thématique : Hassenteufel Patrick, Naiditch Michel, Schweyer François-Xavier (dir.), « Les réformes de l’organisation des soins primaires », Revue Française des Affaires Sociales, (2020) ; et Vezinat Nadège, Vers une médecine collaborative : politique des maisons de santé pluri-professionnelles en France, PUF (2019). |
↑3 | Hassenteufel Patrick, 1999, « Vers le déclin du “pouvoir médical” ? Un éclairage européen : France, Allemagne, Grande-Bretagne », Pouvoirs. |
↑4 | Les éléments dont nous disposons dans cette étude ne nous permettent toutefois pas de questionner le troisième ressort du pouvoir médical identifié par l’auteur. |
↑5 | voir la bibliographie des évaluations de l’Irdes |