Le 27 décembre 1974, dans l’une des galeries de la mine de charbon de Liévin dans le Pas-de-Calais, survient une explosion. 42 mineurs sont tués sur le coup : il s’agit de la plus grave catastrophe minière française de l’après-guerre, l’une des dernières aussi(1)Marion Fontaine, Liévin 74. Fin d’un monde ouvrier, Éditions de l’EHESS, 2014..
Un regard rapide sur les images et les discours qui entourent les funérailles des victimes quelques jours plus tard, paraît d’abord attester une grande permanence. Comme à la fin du XIXe siècle, comme au cours du XXe siècle, ce sont les mêmes représentations qui s’affichent — la douleur des veuves, l’héroïsme et le martyr des « gueules noires » — et une fascination horrifiée identique qui se manifeste, remontant au moins à Germinal (1885), pour le monde souterrain et la mine dévoreuse d’hommes. On aurait tort cependant de s’arrêter à cette illusion rétinienne de la persistance. En réalité, se lisent ici tous les signes d’une profonde mutation. En 1906, lors de la catastrophe monstre de Courrières (1099 victimes !), le leader socialiste Jean Jaurès dénonçait certes les responsabilités des compagnies minières en matière de prévention des risques et d’organisation des opérations de sauvetage. Il n’en admettait pas moins « la part de fatalité » liée au maniement des forces naturelles, la dangerosité intrinsèque du métier, que des réformes (salaires, protection sociale, nationalisation) pouvaient compenser, mais que les mineurs, avant-gardes de l’industrialisation, devaient héroïquement endosser. « Cette mine où ils peinent et où ils succombent, cette mine qui est un dur chantier toujours et un sinistre tombeau parfois, ils l’aiment malgré tout ; parce que l’homme aime ce à quoi il se donne. Mais comme ils l’aimeraient, comme ils l’adoreraient si elle était la cité souterraine du travail libre et de la justice sociale. » (L’Humanité, 11 mars 1906). On ne discerne rien de tel en 1974. L’héroïsation a laissé la place au dolorisme, et surtout au sentiment commun que les 42 victimes sont mortes pour rien, pour rien qui vaille la peine en tous les cas. Un journal local l’observe sans fard : « Ces funérailles de Liévin marquent peut-être aussi la mort d’une époque : celle où l’on acceptait la “fatalité” avec résignation, et le travail à la mine comme une fatalité. » (Nord-Eclair, 2 janvier 1975).
La phrase porte l’empreinte d’un contexte spécifique : la crise du secteur charbonnier est déjà à cette date très avancée en France, et sacrifier sa vie à un charbon, dont l’exploitation agonise, ne semble plus guère avoir de sens. Mais la citation peut se lire aussi comme le signe d’une évolution plus générale, dont les mineurs sont, parmi d’autres, les acteurs : le refus de la fatalité du risque au travail, celui de l’accident comme celui de la maladie ; s’impose en d’autres termes l’idée que ce type des risques a des causes, des responsables, que les premières doivent être, à toute force, traitées, et que les seconds doivent être identifiés, et le cas échéant jugés.
Un cas comme celui-là entraîne vers des pistes de recherche qui sont à la croisée de l’histoire et de la sociologie du travail, de l’histoire environnementale et de l’approche sociologique des risques collectifs(2)Voir par exemple les travaux de Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Le Seuil, 2017..
Que le travail puisse tuer, brutalement ou de manière insidieuse, du fait de l’exposition à des substances toxiques par exemple, est un fait bien connu au XIXe siècle, et suscite d’amples controverses entre représentants ouvriers, patronat et pouvoirs publics : c’est le cas par exemple pour l’usage du phosphore ou du plomb dans certains secteurs. Il (3)Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, Presses de Sciences Po, 2019. reste que le paradigme industrialiste et productiviste qui s’affirme avec une force croissante à partir de la fin du siècle, y compris au sein du mouvement ouvrier, tend bel et bien à considérer ce type de risque comme fatal, inhérent à la nature du travail industriel. Au fur et à mesure de l’affermissement des États-Providences, l’enjeu devient moins de l’éliminer ou de le prévenir que d’en réparer a posteriori les conséquences, notamment par le biais d’indemnisations financières. Si ce phénomène est désormais bien connu, l’enjeu est de comprendre comment et pourquoi ce paradigme se rompt, ou est du moins de plus en plus contesté, en particulier à partir des années 1960-1970(4)Renaud Bécot, Syndicalisme et environnement en France de 1944 aux années 1980, Thèse pour le doctorat d’histoire, EHESS, 2015..
Les mondes miniers, occidentaux et non-occidentaux, qui ont fait l’objet ces dernières années de profonds renouvellements historiographiques, apparaissent comme un terrain adéquat pour saisir et penser ce changement(5)Marion Fontaine, « Les Mines, un terrain d’expérience », Cahiers Jaurès, n°230, octobre-décembre 2018.. C’est en effet l’un des secteurs où le la norme industrialiste et la négation des risques ou du moins leur traitement sous le seul angle de la réparation monétaire sont les plus marqués. Au cours du XXe siècle, les mineurs meurent sans doute dans des catastrophes spectaculaires mais ils meurent bien davantage de maladies, telle que la silicose. En France, même la nationalisation des compagnies minières (1944-1946), celle-là même qui était ardemment souhaitée par Jaurès, n’y change pas grand-chose. Si les Charbonnages nationalisées reconnaissent l’origine de la silicose(6)Paul-André (dir.), Silicosis. A World History, John Hopkins University Press, 201, ils n’en font pas moins perdurer, quand ils ne l’amplifient pas, un système où l’injonction à la modernisation productive se double d’une relative indifférence et d’une gestion très arbitraire de ses conséquences sanitaires.
L’enjeu est alors de comprendre ce qui change, les éléments d’une autre modernisation, sociale et politique celle-là, qui font que ce système, et plus généralement l’appréhension des risques liés au travail minier, connaissent une transformation(7)Richard Berthollet, Marion Fontaine, La grande tueuse, documentaire télévisé 52’, D-Vox production, 2021..
Plusieurs facteurs peuvent être mis en avant. Le premier tient à l’évolution des mondes ouvriers eux-mêmes. Dans les grands bassins du Nord et de la Lorraine, l’élévation du niveau d’éducation, la circulation de l’information, les possibilités de travail hors de la mine s’accroissent avec la période de haute croissance des Trente Glorieuses. La perception des risques de la mine pour la santé se trouve sans doute renforcée et mieux appréhendée par les mineurs et leurs familles, avec à la clef une fuite du métier, notée par tous les observateurs, sinon pour soi, au moins pour ses enfants. Mais la mutation est également intellectuelle et politique. Elle conduit à nuancer la partition simpliste qui fait des terres d’industrie lourde le fief d’une gauche traditionnelle, productiviste, tournée vers les revendications quantitatives, versus les aspirations et des nouvelles formes de mobilisation qui se jouent, y compris sur les questions de santé et d’environnement de travail, au cours des années 68. Ce soit-disant « retard » ou cet écart est en réalité relatif. Des militants d’extrême-gauche, maoïstes en particulier, circulent dans les bassins miniers au cours de ces années. S’ils ne sont qu’une poignée, ils offrent une nouvelle lecture des accidents et des maladies professionnelles, en scandant, à Liévin comme ailleurs, la nécessité de « refuser la fatalité » des morts à la mine, en appelant à pointer les responsabilités, des médecins, des ingénieurs, des dirigeants, à les dénoncer, à les juger.
Si ces militants ne parviennent pas à entraîner de vaste mobilisation, leurs idées se diffusent dans la sphère syndicale. C’est le cas en particulier au sein de la CFDT-Mines. Si celle-ci demeure minoritaire par rapport à la CGT, elle connaît alors une progression sensible, en Lorraine notamment. En mêlant les influences du personnalisme chrétien et des mouvements des années 68, elle livre alors une nouvelle réflexion sur le métier de mineur et ses risques. Là encore, il s’agit d’affirmer que ces derniers ne sont ni naturels, ni normaux et qu’il est possible de les prévenir en modifiant l’organisation et l’environnement de travail et les structures hiérarchiques. La mine n’est pas hors du monde, disent en somme ces militants cédétistes, il est possible de moderniser le métier, et de concevoir un travail souterrain qui ne fasse pas de l’accident ou de la maladie un aléa inévitable, mais une exception.
Les mines, archétype du travail industriel, ont donc constitué un terrain d’expérimentations et de débats, pour développer une approche plus réflexive et critique des formes de ce travail, et notamment le rapport au risque qu’il sous-tend. On notera d’ailleurs avec intérêt que l’un des jeunes militants maoïstes présent dans le bassin du Nord à cette époque, le philosophe François Ewald, fera plus tard de cette expérience l’un des points de départ de ses travaux sur l’État-Providence et la gestion des risques(8)François Ewald, L’État-Providence, Grasset, 1986.. Sans doute ne faut-il pas exagérer la portée du terrain minier. La crise de l’industrie charbonnière, la désindustrialisation qui l’accompagnent tarissent assez vite ces réflexions, et le métier de mineur disparaît en France et dans une grande partie de l’Occident, moins pour des raisons environnementales ou sanitaires, que parce qu’il n’est plus viable économiquement. Les mobilisations liées à l’exposition aux risques n’en disparaissent pas pour autant dans les anciens bassins.
La CFDT-Mines de Lorraine poursuit ainsi, jusqu’à aujourd’hui, sa mobilisation sur le terrain judiciaire pour faire reconnaître les victimes, et les fautes de l’exploitant en matière de risques professionnels. Dans cette mobilisation, le passé minier ressurgit en lien avec de nouvelles revendications relatives aux risques sanitaires dûs au travail : la CFDT-Mines a ainsi mis en avant le « préjudice d’anxiété » auquel sont exposés les anciens mineurs, qualificatif juridique mis en œuvre avec les procès de l’amiante et qui ici en quelque sorte réemployé pour qualifier le poids de ce passé minier sur les retraités et leur famille. Une manière de dire que la réflexion sur le travail industriel, sur ses critiques et les mobilisations qui les ont accompagné, n’est pas une entreprise inactuelle et sans rapport avec le présent. Le travail post-industriel, faute d’un meilleur qualificatif, charrie encore avec lui, sous d’autres formes, cette question de l’exposition aux risques(9)Philippe Bernard, « Les accidents du travail tuent en silence », Le Monde, 29 janvier 2022. et l’histoire, ici comme ailleurs, est loin d’en être terminée.
Marion Fontaine, Centre d’histoire
Marion Fontaine est professeure des universités, attachée au Centre d’histoire de Sciences Po. Ses recherches portent sur l’histoire politique et culturelle (Europe XXe-XXIe siècle), l’histoire des socialismes et du mouvement ouvrier, celle des mines et des mineurs et de la crise des sociétés industrielles. Elle s’intéresse également à l’histoire des temps sociaux et des loisirs (sports). Ses travaux les plus récents portent sur l’histoire des mondes miniers, l’histoire de la crise des sociétés industrielles et l’histoire des socialismes et du mouvement ouvrier.
Notes[+]
↑1 | Marion Fontaine, Liévin 74. Fin d’un monde ouvrier, Éditions de l’EHESS, 2014. |
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↑2 | Voir par exemple les travaux de Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Le Seuil, 2017. |
↑3 | Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, Presses de Sciences Po, 2019. |
↑4 | Renaud Bécot, Syndicalisme et environnement en France de 1944 aux années 1980, Thèse pour le doctorat d’histoire, EHESS, 2015. |
↑5 | Marion Fontaine, « Les Mines, un terrain d’expérience », Cahiers Jaurès, n°230, octobre-décembre 2018. |
↑6 | Paul-André (dir.), Silicosis. A World History, John Hopkins University Press, 201 |
↑7 | Richard Berthollet, Marion Fontaine, La grande tueuse, documentaire télévisé 52’, D-Vox production, 2021. |
↑8 | François Ewald, L’État-Providence, Grasset, 1986. |
↑9 | Philippe Bernard, « Les accidents du travail tuent en silence », Le Monde, 29 janvier 2022. |