Le 18 septembre 2019, Greta Thunberg, militante du climat de 16 ans, est auditionnée par la Chambre des représentants des États-Unis. Lorsqu’on lui demande de présenter une version écrite de sa déclaration inaugurale, elle répond avec aplomb qu’elle remettrait aux législateurs une copie du rapport spécial du GIEC, paru en 2018, sur les impacts du réchauffement de la planète de 1,5 ° C. « Je soumets ce rapport à titre de témoignage parce que je ne veux pas que vous m’écoutiez, je veux que vous écoutiez les scientifiques ». Peu de temps auparavant, quand elle avait été interrogée sur les mots elle souhaitait voir imprimés sur les voiles du navire qui la transporterait à travers l’océan Atlantique, de la Suède vers les États-Unis, elle s’en était tenue à un message direct à l’adresse des citoyens et des décideurs : «Unissez-vous derrière la science » (« Unite behind science »). Depuis le début de son combat, Greta Thunberg fait preuve pour la conscience climatique d’une intelligence, d’un courage et d’une détermination rares. Mais elle se trompe sur un point important : les nations et les peuples du monde ne s’uniront pas derrière la science. Ils ne s’uniront que derrière la justice. C’est le parti pris du livre d’Éloi Laurent The New Environmental Economics – Sustainability and Justice (Polity, 2019) rassemblant, sous l’impératif de la justice, les connaissances de l’économie de l’environnement (économie des ressources naturelles, économie des externalités) et de l’économie écologique (économie de la soutenabilité). De fait, les deux crises majeures du début du 21ème, la crise des inégalités et les crises écologiques, sont en effet des crises jumelles : elles exigent d’être étudiées conjointement pour être pleinement comprises et éventuellement atténuées.
Toute conversation significative entre humains sur la réforme ou le progrès commence par un débat sur les principes de justice que l’on veut voir à l’œuvre et sur les institutions capables de les incarner. C’est particulièrement vrai du changement titanesque dans les attitudes et les comportements requis par la transition écologique, dont l’objectif n’est rien de moins que de sauver l’hospitalité de la planète pour les humains. À cet égard, la notion de « transition écologique » peut être trompeuse : il s’agit en réalité d’une transition sociale-écologique que nous devons construire dans les années à venir dans la mesure où les défis écologiques ne pourront être relevés que si on relève simultanément les défis sociaux dont ils sont porteurs.
L’objectif principal du livre est précisément de montrer comment les dynamiques sociales, telles que les inégalités, provoquent des dégradations de l’environnement et d’éclairer réciproquement l’impact des crises écologiques telles que le changement climatique sur les dynamiques sociales. Le risque environnemental est certes un horizon collectif et global, mais les êtres humains sont des acteurs socialement différenciés de leurs conditions de vie. Qui est responsable de quoi et avec quelles conséquences pour qui ? Telle est la question centrale de ce livre.
Pourquoi le changement climatique n’est-il toujours pas atténué et s’aggrave-t-il sous nos yeux, alors que nous disposons, comme le montre ce livre, de tous les outils scientifiques, technologiques et économiques dont nous avons besoin pour nous extraire de cette crise existentielle pour l’humanité ? En grande partie parce que les plus responsables ne sont pas les plus vulnérables et vice-versa.
D’une part, une poignée de pays, de l’ordre de 10% (et une petite minorité de personnes et d’industries au sein de ces pays) sont responsables de 80% des émissions de gaz à effet de serre, provoquant un changement climatique qui détruit de plus en plus le bien-être d’une partie considérable de l’humanité autour du monde, surtout dans les pays pauvres et en développement. D’autre part, l’immense majorité des personnes les plus touchées par le changement climatique (en Afrique et en Asie), se chiffrant par milliards, vivent dans des pays qui ne représentent presque rien en terme de responsabilité. Or, ces mêmes pays sont extrêmement vulnérables aux conséquences désastreuses du changement climatique (vagues de chaleur, ouragans, inondations) déclenchées par le mode de vie d’autres personnes situées à des milliers de kilomètres de distance. Le continent africain tout entier représente de l’ordre de 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre tandis que sa population sera massivement exposée dans les décennies à venir au stress hydrique engendré par le changement climatique.
La justice climatique est donc la clé pour comprendre et éventuellement résoudre la crise climatique. Ce qui est vrai dans l’espace, entre les pays, l’est aussi dans le temps, entre les générations. Grâce à Greta Thunberg et au mouvement qu’elle a initié, les grèves et manifestations climatiques gagnent en importance et en impact. Une partie des nouvelles générations est maintenant consciente de la grave injustice qu’elle subira du fait de choix sur lesquels elle n’a pas encore de prise. Mais la reconnaissance de cette inégalité intergénérationnelle se heurte au mur des inégalités intragénérationnelles, ici et maintenant : la mise en place d’une véritable transition écologique ne peut pas échapper aux défis sociaux du présent, en particulier à l’impératif de réduction des inégalités. C’est la grande leçon de la crise des « gilets jaunes » : la transition sera juste ou, justement, elle ne sera pas.
Pour penser ces enjeux, il nous faut une nouvelle approche économique qui puisse donner un sens à notre monde où crise des inégalités et crises écologiques se nourrissent les unes les autres. Car la soutenabilité est intimement liée à la justice : les communautés humaines dépendent des écosystèmes naturels, les questions environnementales sont des questions sociales, les limites planétaires sont des frontières humaines. Ce livre est donc guidé par deux impératifs forts : il est déraisonnable (et empiriquement erroné) de dissocier les humains de la Nature et l’économie de la Biosphère qui la contient ; il est peu convaincant et éthiquement douteux de réduire l’économie de l’environnement à une science de l’efficacité qui laisse de côté l’analyse de la répartition et la politique de la justice.
Or l’économie a presque oublié l’environnement, inventant un monde en circuit fermé où le Soleil ne brille apparemment pas, considérant qu’une croissance infinie est utile et souhaitable et que tout ce qui existe et importe sur la planète sont les ménages, les entreprises et les gouvernements. En ce début de 21ème siècle, l’économie est en quelque sorte rattrapée par son environnement : le changement climatique a le pouvoir de détruire toutes les économies du globe, y compris les mieux gérées, les plus développées et les plus efficaces. Il n’y a pas d’économie en dehors de la biosphère et de ses lois biophysiques. Le grand foyer naturel auquel Ernst Haeckel, biologiste et philosophe allemand, pensait lorsqu’il a inventé le terme « écologie » impose ses lois au petit foyer humain auquel Aristote et Xénophon faisaient référence lorsqu’ils ont inventé le mot « économie ».
Économiste senior au Département des Études de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques), Éloi Laurent conduit des recherches dans le domaine du développement durable. Ses travaux portent actuellement sur la relation entre bien-être et soutenabilité, en particulier sur le lien soutenabilité-justice (l’approche social-écologique).