Même dans un régime démocratique, les gouvernants ont la possibilité de contourner le processus législatif ordinaire. Quelles en sont les conséquences, les avantages et les risques ? Afin de répondre à cette question Sylvain Brouard (CEVIPOF & LIEPP/Sciences Po ) et Michael Becher (IE University & IAST Toulouse) ont conduit des enquêtes expérimentales. Leurs résultats publiés dans « Executive Accountability Beyond Outcomes: Experimental Evidence on Public Evaluations of Powerful Prime Ministers, » (American Journal of Political Science, septembre 2020) montrent à quel point, sauf exception, les citoyens sont attachés au principe de l’adoption des lois par une majorité parlementaire. Exposé.
Dans leur étude, les chercheurs estiment que les gouvernements ont globalement raison d’anticiper que les électeurs les tiendront responsables de leurs résultats comme de leur incapacité à en obtenir.
Cependant, sous la pression de programmes et d’intérêts concurrents, légiférer est souvent long et difficile.
C’est la raison pour laquelle les dirigeants de nombreuses démocraties contemporaines ont constitutionnellement le pouvoir d’utiliser des procédures qui contournent le processus législatif habituel et sa règle majoritaire. C’est par exemple le cas pour les décrets présidentiels dans les régimes présidentiels ou pour l’engagement de la responsabilité du gouvernement dans les régimes parlementaires ou semi-présidentiels.
L’usage de ces pratiques donne généralement lieu à de nombreuses critiques pointant leur caractère antidémocratique ou la faiblesse politique, voire l’incompétence, du gouvernement qui en prend l’initiative. Cependant, ces critiques vont généralement de pair avec des désaccords substantiels sur la politique menée ou des rivalités partisanes. Il est par conséquent difficile de savoir ce qui relève d’un désaccord sur la substance d’une loi ou sur la manière de l’adopter.
Dans le même temps, les gouvernements sont souvent réticents à l’idée d’utiliser ces procédures, notamment en raison des critiques qu’elles engendrent, et ce malgré certaines réalisations politiques qu’elles permettraient. Ainsi le fait qu’un dirigeant choisisse ou non de passer en force dépend de son anticipation de l’arbitrage fait par les citoyens entre leurs préférences sur les politiques et leur vision du processus démocratique. Toutefois, à ce jour, on ignore si les citoyens tiennent compte, dans leur évaluation des gouvernants, du fait qu’ils passent – ou non – en force pour légiférer et, le cas échéant, les mécanismes causaux à l’œuvre. Pour les citoyens et, incidemment, les gouvernements, la fin justifie-t-elle les moyens ? Et si oui, à quelles conditions ?
Afin de connaître les réactions des électeurs face à ces questions, les chercheurs ont conçu plusieurs expérimentations en ligne. La France a été choisie comme cas d’étude pour deux raisons. La constitution de la Vème République est, d’une part, un exemple bien connu et assumé de parlementarisme rationalisé, du fait notamment de son controversé article 49 alinéa 3, autorisant le premier ministre à engager la responsabilité de son gouvernement pour faire adopter un projet de loi. D’autre part, cette disposition constitutionnelle a été utilisée à 89 reprises, à ce jour, avec une forte attention médiatique.
Pour appréhender rigoureusement l’effet de l’usage du 49.3 sur l’évaluation de l’exécutif, il est nécessaire de comparer des situations strictement comparables où une même loi serait adoptée avec le 49.3 et sans. Il faut également envisager qu’un gouvernement échouerait à faire adopter une loi ou décide de ne pas prendre d’initiative législative. En effet, l’évaluation d’un exécutif est susceptible de pâtir tant d’un échec politique que d’une inaction, ce qui affecte les incitations des gouvernements à utiliser ou non le 49.3.
Pour ce faire, une démarche expérimentale est particulièrement appropriée. Dans une série d’enquêtes, (en particulier dans plusieurs vagues de l’Enquête électorale française 2017), jusqu’à 19 000 répondants ont été interrogés sur leur satisfaction face à une hypothétique situation future où un Premier Ministre proposerait une loi. Pour tenir compte de la complexité des situations politiques réelles, outre la procédure législative et son résultat, chaque répondant a également été exposé, dans les expériences, aux informations dont ils sont susceptibles de disposer habituellement : affiliation partisane du Premier ministre, thème et objet de la loi, contexte économique ou contexte politique.
Toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire à affiliation partisane du Premier ministre et loi proposée constantes, nos enquêtes montrent que la satisfaction envers l’action du Premier ministre est en moyenne 16% inférieure lorsque la loi proposée est adoptée via le 49.3 plutôt que par une majorité parlementaire. Échouer à faire adopter cette même loi par la majorité parlementaire entraînerait une sanction en moyenne d’environ 25% par rapport au même point de comparaison.
Passer en force annule donc la plus grande partie des gains de popularité associée au succès d’une initiative politique. En outre, l’utilisation du 49.3 est pénalisée de manière similaire par les soutiens et les opposants à la loi proposée ainsi que par les sympathisants du parti du Premier ministre et ceux qui ne le sont pas. Autrement dit, le recours au 49.3 n’est pas seulement sanctionné par ceux qui y ont intérêt. Le contraire s’observe lorsque l’initiative législative échoue où l’on constate que seuls ceux qui y sont favorables sanctionnent – sévèrement qui plus est – le Premier ministre.
Bien que les travaux sur les évaluations des gouvernements soulignent que la conjoncture économique est un déterminant majeur, la prise en compte de celle-ci ne modifie pas les résultats expérimentaux obtenus. Elle permet néanmoins d’approfondir la manière dont les conditions économiques affectent les incitations d’un exécutif à légiférer et de quelle manière.
Lorsque le contexte économique s’améliore, toutes choses étant égales par ailleurs, toute initiative législative est préjudiciable à la popularité de l’exécutif, plus élevée du fait des conditions économiques : divers motifs d’insatisfaction – opposition à la proposition, déception de ses partisans ou opposition au recours au 49.3 – dégradent l’évaluation du premier ministre, quels que soient la procédure législative et son résultat. À l’inverse, lorsque le contexte économique se détériore, une initiative législative est préférable à l’inaction : l’évaluation du Premier ministre, pénalisée par les conditions économiques, s’améliore, même si l’initiative échoue ou nécessite de passer en force. Dans un contexte économique stable, l’évaluation de l’exécutif progresse seulement dans l’hypothèse de l’adoption d’un projet de loi par une majorité parlementaire.
Ainsi le recours au 49.3 est systématiquement préjudiciable à l’évaluation de l’exécutif en comparaison d’une adoption par une majorité parlementaire selon le processus législatif classique, et ce, de manière homogène dans l’électorat. Néanmoins par rapport au statu quo ou dans certains segments de l’électorat, il existe des situations dans lesquelles passer en force peut être profitable à l’exécutif. Ce résultat est cohérent avec le constat, en France et ailleurs, de leur usage sélectif des procédures.
Pourquoi les citoyens sanctionnent-ils le recours au 49.3 ? Théoriquement, les citoyens peuvent le désapprouver pour deux grands types de raison. Ils peuvent interpréter le 49.3 comme un signe d’incompétence de l’exécutif et/ou de mauvaise qualité de la loi proposée expliquant l’absence de majorité parlementaire. Ils peuvent également se placer sur le plan des principes et considérer normativement qu’il faut, dans les démocraties représentatives, une majorité parlementaire pour légiférer. Seule cette dernière hypothèse est empiriquement confortée dans nos analyses. L’utilisation du 49.3 est, en effet, sans impact sur la compétence perçue du Premier ministre ou sur la confiance envers son projet. À l’inverse, elle réduit la perception d’un bon fonctionnement de la démocratie. Et celle-ci, en retour, engendre près de 65% de la dégradation de la satisfaction vis-à-vis de l’action du Premier ministre. De manière convergente avec l’hypothèse normative, ceux qui sont en faveur d’ « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections pour diriger le pays » sanctionnent significativement moins l’utilisation du 49.3. Enfin, l’utilisation du 49.3 n’est pas préjudiciable à l’exécutif lorsqu’elle a lieu dans un contexte où l’opposition ralentit l’adoption d’une loi par la majorité parlementaire, en déposant des milliers d’amendements. À l’inverse, dans des contextes de divisions internes à la majorité ou de manifestations publiques massives, l’engagement de la responsabilité du gouvernement par le Premier ministre a des conséquences négatives sur son évaluation. Le recours au 49.3 est ainsi désapprouvé par les citoyens quand il est perçu comme une rupture de la norme majoritaire dans le processus législatif des démocraties représentatives, et d’abord par ceux qui sont attachés à cette dernière norme.
À long terme, l’interaction entre les perceptions des citoyens et les actions des gouvernements sont susceptibles d’affecter la légitimité et la stabilité des démocraties. Les citoyens, en modulant l’évaluation des gouvernements selon leurs performances mais aussi la manière dont ils les atteignent, limitent de facto leur propension à passer en force en s’appuyant sur les pouvoirs que les constitutions laissent souvent à leur entière discrétion. Ce mécanisme contribue à ce que la plénitude des pouvoirs constitutionnels soit exercée avec retenue, condition fondamentale pour préserver, en démocratie, la légitimité des procédures démocratiques. Il a cependant une faiblesse : un recul substantiel, parmi les citoyens ou une partie significative d’entre eux, de l’attachement normatif au principe majoritaire fragiliserait, voire condamnerait, ce délicat équilibre. Toute ressemblance avec des situations existantes ne saurait être totalement fortuite…
Sylvain Brouard est directeur de recherche au CEVIPOF. Ses recherches portent notamment,sur les comportements politiques, les attitudes politiques et les institutions politiques et ce dans une perspective comparative.