Les séparations conjugales creusent les inégalités économiques entre femmes et hommes. Commun aux pays membres de l’OCDE(1)Vaus David, Matthew Gray Lixia Qu et David Stanton, 2017, « The Economic Consequences of Divorce in Six OECD Countries. », Australian Journal of Social Issues, 52 (2): 180–99.., ce constat est avéré en France, où le niveau de vie des femmes diminue beaucoup plus que celui des hommes après un divorce ou une rupture de Pacs(2)Bonnet Carole, Garbinti Bertrand et Solaz Anne, « Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rupture de Pacs », Insee Références, 2015.. La désunion rend en effet visibles des disparités jusque-là tempérées par la mise en commun (au moins partielle) des ressources ; elle est également porteuse de mécanismes qui accentuent les inégalités de genre. D’abord, les femmes sont structurellement désavantagées dans le partage du patrimoine qui intervient à la rupture(3)Bessière Céline et Gollac Sibylle, 2020, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte. . Ceci s’explique entre autres par la montée en puissance de la conjugalité hors mariage et le raccourcissement de la durée des unions, qui limitent la portée des dispositifs visant à réduire les inégalités économiques entre ex-époux. De surcroît, alors que les femmes assuraient déjà la plus grande partie du travail parental(4)Champagne Clara, Pailhé Ariane et Solaz Anne, 2015, « 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d’évolutions ? », Économie et Statistique, 478-479-480, p. 209-241., la rupture renforce leur assignation à la maternité, la grande majorité assumant alors la charge quotidienne des enfants. Celle-ci tend à restreindre leurs perspectives sur le marché du travail : elle peut les conduire à travailler à temps partiel, à (se voir) refuser des postes chronophages, mais plus rémunérateurs… pour finalement accéder à une retraite réduite.
La pension alimentaire est la somme d’argent usuellement versée chaque mois par un parent à l’autre pour contribuer à l’entretien et à l’éducation de leur(s) enfant(s), mineurs ou majeurs à charge, que les parents aient ou non été mariés. Elle augmente le niveau de vie des enfants dont les parents ne vivent pas ensemble tout en réduisant les inégalités de genre — car dans plus de neuf cas sur dix, c’est la mère qui en est destinataire(5)Gollac Sibylle (dir.), 2022, « Parents au tribunal. La coparentalité façonnée par l’institution judiciaire », rapport de recherche de l’équipe Justines (Justice et inégalités au prisme des sciences sociales) pour la Caisse nationale des allocations familiale – CNAF..
Quand on compare la France aux autres pays européens, force est de constater que la pension alimentaire occupe une place limitée dans les économies domestiques post-rupture. À peine un quart des mères élevant seules leurs enfants déclarent en recevoir une — un des taux les plus faibles en Europe(6)Hakovirta Mia et Merita Mesiäislehto, 2022, « Lone mothers and child support receipt in 21 European countries », Journal of International and Comparative Social Policy, 38(1), p. 36–56.. La France occupe une position médiane quant aux montants déclarés (3 000 euros annuels, en parité de pouvoir d’achat), mais se situe dans le dernier tiers des pays pour ce qui est de sa contribution au revenu des mères concernées (18 %(7)Bonnet Carole, Garbinti Bertrand, Solaz Anne, 2015, « Les conditions de vie des enfants après le divorce », Insee première, 1536.).
Proportion de foyers de femmes seules avec enfant(s) recevant une pension alimentaire dans 21 pays européens
Comment expliquer que les pensions alimentaires soient relativement peu fréquentes et peu élevées dans notre pays ? Fondé sur des enquêtes collectives menées depuis la fin des années 2000, mon ouvrage Family Law in Action : Divorce and Inequality in Quebec and France analyse la reproduction institutionnelle des inégalités privées à l’issue des ruptures d’union en articulant trois mécanismes interdépendants et temporellement ordonnés.
Ces inégalités se nouent en premier lieu dans l’accès aux procédures et aux professionnel·les du droit : la libéralisation du divorce, le développement de la conjugalité hors mariage, et la diversification des modes de traitement qui en résultent tendent à les accentuer. Les inégalités post-rupture découlent ensuite des rapports de pouvoir qui se nouent entre les professionnel·les et les personnes qui se séparent, durant leurs interactions en audience ou au cabinet. Le plus souvent marquées par la distance sociale et structurées par des asymétries cognitives et institutionnelles, ces interactions révèlent que les prérogatives et les attentes des juges et des avocat·es varient significativement selon la classe sociale et l’origine perçue des profanes. De surcroît, à la position sociale donnée, elles se déclinent différemment selon leur genre. Finalement, ces interventions cadrent les conditions et les modes de vie post-rupture : elles contribuent à la production d’un genre parental encore bien distinct selon qu’il s’incarne au masculin ou au féminin, mais aussi selon la position de classe des parents et selon leur appartenance à la société majoritaire ou aux groupes minorisés.
Parce que la massification des ruptures d’union, de même que la paupérisation des familles monoparentales, concernent la quasi-totalité des pays d’Europe et d’Amérique du Nord, j’ai forgé cette analyse à partir d’une comparaison approfondie entre deux contextes nationaux, la France et le Québec. Visant à atteindre des résultats plus robustes que ceux accessibles à partir d’un seul contexte ou à partir d’une comparaison limitée aux dispositifs formels et indicateurs quantitatifs, ces enquêtes de terrain binationales donnent la mesure des convergences et divergences en matière d’encadrement public de la vie privée. En matière de séparations conjugales, le développement du droit international est limité(8)Gallant, Estelle. « Divorce international », Revue critique de droit international privé, vol. 4, no. 4, 2016, pp. 649-656. , de sorte que les normes nationales restent prépondérantes. Or, ce droit interne se transforme à l’articulation des cultures juridiques héritées et des rapports de force entre institutions politiques, administrations publiques, professions juridiques et groupes militants qui dépendent des conjonctures politiques nationales. Les rapports sociaux de classe, de sexe et de race, de même que leurs appréhensions par les professionnel·les et les institutions, varient d’un contexte à l’autre. Dès lors, les régimes d’inégalité post-rupture demeurent nationalement ancrés.
Qu’en est-il concrètement en matière de pension alimentaire ? Bien que les Codes civils français et québécois la définissent en des termes très proches, juges et avocat·es y confèrent, en France, une moindre importance que leurs homologues du Québec, tendant à en exempter les pères des classes populaires précarisés et à limiter les montants dus par les pères aisés. Leurs conditions de travail encouragent ce type de pratique : dans des tribunaux surchargés et sous-dotés, le temps consacré à chaque dossier est réduit, tout comme les rendez-vous avec la clientèle dont les frais d’avocat sont pris en charge par l’aide juridictionnelle. Les professionnel·les sont d’autant moins susceptibles de s’opposer aux ex-conjoint·es qui s’accordent sur un montant inférieur au barème, voire sur une absence de pension, que ces accords semblent se conformer à la norme du « bon divorce négocié »(9)Théry Irène, 1993, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob., laquelle valorise la responsabilité individuelle et la coopération entre ancien·nes partenaires. Ces pratiques professionnelles révèlent leurs représentations des rôles genrés, mais aussi des besoins des enfants et des jeunes. Femmes pour la plupart, les juges aux affaires familiales doivent contrer le soupçon de partialité qui pèse sur elles, soupçon porté par les groupes de pères, mais aussi par une partie du monde judiciaire et des médias. De surcroît, par différence avec les pays de common law, la critique féministe du droit a eu peu d’écho dans les tribunaux français. Dès lors, ces juges reconnaissent davantage le travail rémunéré masculin, dans la sphère professionnelle, que le travail gratuit féminin, dans la sphère domestique. Appartenant aux fractions publiques et cultivées des classes supérieures, ils et elles peuvent aussi estimer que les pratiques de consommation des enfants de la bourgeoisie économique sont illégitimes.
(10)Le Collectif Onze, 2013, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob. . Enfin, ces professionnel·les ont en tête le système public de redistribution, qui a institué les familles monoparentales en catégorie cible depuis les années 1970. Sachant qu’une prestation sociale, l’Allocation de soutien familial (ASF), peut se substituer à la pension alimentaire si le père ne peut contribuer, les juges renvoient régulièrement les mères vers les Caisses d’Allocations Familiales, redoublant les démarches exigées de ces dernières, ainsi que la surveillance institutionnelle de leur vie privée — l’ASF ne pouvant leur être versée que si elles ne sont pas remises en couple.
La priorité longtemps donnée à la redistribution publique sur les transferts privés a dévalorisé la pension alimentaire, aux yeux des professionnel·les comme des parents, tout en perpétuant le protectionnisme à l’égard des mères isolées, destinataires d’une solidarité conditionnelle plutôt que sujets de droit. Portée par de hauts fonctionnaires masculins et guère contestée par des mouvements féministes peu investis sur cette question(11)Revillard Anne, 2009, « Le droit de la famille: outil d’une justice de genre ? Les défenseurs de la cause des femmes face au règlement juridique des conséquences financières du divorce en France et au Québec (1975–2000). », L’Année sociologique, 59, p.345–370., cette conception a conduit à ce que le non-paiement des pensions, pourtant avéré dès les années 1970, demeure un fait à bas bruit, suscitant l’inaction publique. Par contraste avec le Québec, où une réforme majeure intervenue au milieu des années 1990 visait à la fois à augmenter leur montant et à améliorer leur versement, cette conception a empêché que la pension alimentaire ne soit appréhendée comme un facteur d’égalité entre femmes et hommes ou comme un droit de l’enfant. Ainsi, le barème indicatif diffusé par le ministère de la Justice depuis 2010 vise à homogénéiser le calcul des pensions sur le territoire national, et non à les bonifier.
Il y a une dizaine d’années, sous l’impulsion de hautes fonctionnaires, de militantes et d’académiques, les pensions alimentaires sont toutefois devenues un problème public. Depuis le début de l’année 2023 (soit plus de 25 ans après le Québec), une agence dépendant de la Caisse nationale des allocations familiale – CNAF prélève la pension auprès du parent qui doit la payer, et la reverse au parent qui en est destinataire. Ce nouveau dispositif vise à prévenir les impayés, à éviter que la pension ne soit un sujet de confrontation entre parents tout en allégeant les démarches administratives. De surcroît, l’ASF a été significativement revalorisée fin 2022 (à hauteur de 187 euros par enfant). Mais ces réformes resteront insuffisantes si « l’isolement » reste une condition pour percevoir l’ASF, si la part des séparations dans lesquelles aucune pension n’est fixée continue d’augmenter et leurs montants de diminuer, et si le mode de calcul des prestations sociales et de l’impôt sur le revenu pénalise celles qui perçoivent une pension. À l’inverse, outre-Atlantique, l’absence d’ASF précarise les enfants dont les pères ne peuvent payer de pension.
La question des pensions est aussi technique qu’elle est politique. Sa technicité complique son appréhension par les parents concernés, voire tend les relations entre les professionnel·les — du droit privé d’un côté, du système sociofiscal de l’autre —, dont les compétences et les moyens d’action diffèrent. Dès lors, son analyse rigoureuse, armée par les méthodes des sciences sociales, vise à nourrir la discussion informée et collective de cet instrument indispensable à la réduction des inégalités post-rupture.
Sociologue et politiste, Émilie Biland-Curinier est professeure des universités au Centre de sociologie des organisations. Elle s’intéresse aux dispositifs juridiques qui cadrent les individus dans leur vie privée à travers les rôles parentaux et dans leur vie professionnelle (dans l’emploi public), et qui contribuent à différencier et à hiérarchiser les statuts sociaux, selon la classe, le genre, la sexualité et l’origine. Membre de l’Institut Universitaire de France, elle travaille sur les rapports au droit et à la justice des parents LGBT+, en France, au Canada et au Chili, ainsi que sur les expériences ordinaires du droit durant la pandémie. Voir ses publications.
Notes[+]
↑1 | Vaus David, Matthew Gray Lixia Qu et David Stanton, 2017, « The Economic Consequences of Divorce in Six OECD Countries. », Australian Journal of Social Issues, 52 (2): 180–99. |
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↑2 | Bonnet Carole, Garbinti Bertrand et Solaz Anne, « Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rupture de Pacs », Insee Références, 2015. |
↑3 | Bessière Céline et Gollac Sibylle, 2020, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte. |
↑4 | Champagne Clara, Pailhé Ariane et Solaz Anne, 2015, « 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d’évolutions ? », Économie et Statistique, 478-479-480, p. 209-241. |
↑5 | Gollac Sibylle (dir.), 2022, « Parents au tribunal. La coparentalité façonnée par l’institution judiciaire », rapport de recherche de l’équipe Justines (Justice et inégalités au prisme des sciences sociales) pour la Caisse nationale des allocations familiale – CNAF. |
↑6 | Hakovirta Mia et Merita Mesiäislehto, 2022, « Lone mothers and child support receipt in 21 European countries », Journal of International and Comparative Social Policy, 38(1), p. 36–56. |
↑7 | Bonnet Carole, Garbinti Bertrand, Solaz Anne, 2015, « Les conditions de vie des enfants après le divorce », Insee première, 1536. |
↑8 | Gallant, Estelle. « Divorce international », Revue critique de droit international privé, vol. 4, no. 4, 2016, pp. 649-656. |
↑9 | Théry Irène, 1993, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob. |
↑10 | Le Collectif Onze, 2013, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob. |
↑11 | Revillard Anne, 2009, « Le droit de la famille: outil d’une justice de genre ? Les défenseurs de la cause des femmes face au règlement juridique des conséquences financières du divorce en France et au Québec (1975–2000). », L’Année sociologique, 59, p.345–370. |