par Jean-Noël Jouzel
chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations
La France reste aujourd’hui l’un des principaux utilisateurs mondiaux de pesticides à usage agricole. De nombreuses populations humaines sont exposées à ces produits par définition dangereux : travailleurs des champs, riverains des cultures, consommateurs de fruits et de légumes. Les conséquences sanitaires de ces expositions demeurent mal connues, comme l’illustre la récente controverse relative à la cancérogénicité de l’herbicide le plus vendu au monde, le glyphosate. Depuis le classement de ce dernier comme cancérogène probable par le Centre international de recherche sur le cancer en 2015, de nombreux mouvements écologistes exigent son interdiction sans délai. Inversement, les agences qui évaluent les risques des pesticides préalablement à leur mise sur le marché en Europe, en Amérique du Nord comme en Océanie, considèrent qu’il peut être utilisé sans risque. Plus généralement, personne n’est actuellement en mesure de dire quel est le coût, en termes de santé humaine, de l’utilisation massive des pesticides en agriculture. Cette situation est d’autant plus étonnante que les dangers des pesticides sont étudiés de longue date par les deux disciplines centrales du domaine de la santé environnementale : la toxicologie et l’épidémiologie.
L’émergence de la toxicologie de laboratoire, au milieu du siècle dernier, est contemporaine de l’intensification de l’usage agricole de pesticides de synthèse, dont beaucoup avaient été utilisés à des fins militaires lors de la Seconde Guerre mondiale. Les savoirs toxicologiques ont constitué la principale source de connaissances utilisées par les autorités publiques pour évaluer les risques des pesticides avant de leur délivrer une autorisation de mise sur le marché. De fait, tout industriel souhaitant commercialiser un pesticide doit préalablement soumettre son produit à une batterie de tests de toxicité in vivo (sur des rats et des souris de laboratoire), permettant d’identifier une dose en deçà de laquelle l’exposition humaine apparaît acceptable. Il doit, de plus, démontrer que l’utilisation du produit n’entraînera pas d’exposition humaine excédant cette dose. Hormis les médicaments, aucune catégorie de produits chimiques n’est aussi systématiquement étudiée du point de vue de sa toxicité. Pris individuellement, substance par substance, les effets des pesticides sont donc particulièrement bien connus.
Si les modalités de cette évaluation réglementaire des risques se sont sophistiquées au cours des dernières décennies, ses principes fondamentaux n’ont guère évolué. Or, ces connaissances ont leurs limites, qui tiennent aux conditions mêmes de leur production et à l’écart entre ces dernières et les conditions réelles de l’exposition humaine aux pesticides. Dans le laboratoire du toxicologue, des rats et des souris sont soumis de façon continue à des substances isolées, afin d’établir une relation quantifiée entre la dose qu’ils ingèrent et les effets sur leur santé.
Dans le monde réel, les populations humaines sont exposées de façon discontinue à une pluralité de substances, à des doses très variables. C’est tout particulièrement le cas des travailleurs agricoles. Ces derniers sont exposés à des dizaines de produits, dans la composition desquels entrent de plus de nombreux co-formulants dont les effets « cocktails » sont difficiles à identifier au moyen de tests de toxicité in vivo. Ils sont de plus au contact des résidus de ces produits présents sur les végétaux traités dont les quantités varient en fonction des conditions climatiques. Ainsi, les connaissances toxicologiques acquises préalablement à l’autorisation de mise sur le marché des pesticides n’éclairent que partiellement les effets de ces expositions complexes.
L’épidémiologie apparaît dès lors comme une source de connaissances particulièrement complémentaire à la toxicologie pour objectiver les effets des pesticides sur la santé des populations exposées. Les épidémiologistes appliquent en effet des raisonnements statistiques à l’état de santé des populations, pour en comprendre les déterminants. Leurs savoirs ne sont pas produits en laboratoire, mais auprès d’humains de chair et d’os, dans leur milieu. Or, depuis un quart de siècle, les épidémiologistes se sont penchés sur les liens entre l’exposition aux pesticides et la santé humaine, en étudiant principalement la main d’œuvre agricole. Ils ont produit un ensemble de résultats convergents, mettant en évidence la sur-incidence, parmi cette population, d’un ensemble de pathologies chroniques liées à l’exposition aux pesticides : des maladies neuro-dégénératives, en particulier la maladie de Parkinson, et des cancers, notamment du système sanguin et de la prostate.
Alors que, observés avec les moyens de la toxicologie de laboratoire, les pesticides apparaissent comme un risque sanitaire bien connu et maîtrisé, les données des épidémiologistes en offrent une toute autre vision, en objectivant des effets bien réels, mais sans être en capacité de quantifier avec précision ces effets, en raison de la complexité des modes d’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides. Contrairement aux tests de toxicité effectués lors de l’évaluation des risques, les enquêtes épidémiologiques rendent visibles des liens entre la survenue de certaines pathologies et l’exposition aux pesticides en général. Il leur est en revanche beaucoup plus difficile d’affiner leurs résultats en mettant en avant des relations entre des pathologies et l’exposition à des pesticides en particulier : les populations qui y sont exposées sont en effet, dans la plupart des cas, trop peu nombreuses pour que les épidémiologistes produisent – et reproduisent – à leur sujet des résultats statistiquement significatifs.
Sur le plan des politiques d’évaluation et de gestion des risques, il est frappant de constater que les complémentarités entre ces deux points de vue disciplinaires sur les effets des pesticides demeurent très peu exploitées. En dépit de l’accumulation de données épidémiologiques inquiétantes, les modalités de l’évaluation des risques reposent encore essentiellement sur les connaissances toxicologiques. Cette préférence tient à l’affinité élective entre les modalités de gouvernement des pesticides et la vision microscopique des toxicologues, qui isole chacune des substances actives et qui permet de gérer les risques réduisant ou interdisant les usages de tel ou de tel produit apparaissant particulièrement nocif. Inversement, les difficultés pour les épidémiologistes de produire des données statistiquement fiables sur les effets de substances précises font obstacle à la prise en compte politique par les autorités en charge du contrôle des pesticides.
L’affaire du glyphosate est particulièrement illustrative de cette difficulté. Compte tenu du caractère massif de l’utilisation agricole de ce produit et de la quantité d’agriculteurs qui y ont été exposés, des données épidémiologiques existent sur le lien entre ce produit et certains cancers, notamment les lymphomes non hodgkiniens. Mais ces données sont sujettes à interprétation. Pour le Centre international de recherche sur le cancer, elles constituent un élément de preuve « limité » – mais significatif – du caractère cancérigène de cette substance. Pour les agences en charge de l’évaluation réglementaire des risques des pesticides, elles sont trop limitées pour garantir que ce lien ne soit pas le fruit d’un hasard statistique.
Au cours des dernières années, certaines de ces agences ont ouvert une réflexion sur les conditions de l’intégration des données épidémiologiques dans l’évaluation des risques des pesticides. C’est le cas de l’Environmental Protection Agency aux Etats-Unis et de l’European Food Safety Authority au sein de l’Union Européenne. Pour l’heure, il semble cependant que les épidémiologistes n’aient été que marginalement associés à ces initiatives, qui sont pilotées par les toxicologues de ces agences. Le danger est alors de voir se multiplier les exigences formelles exogènes et rigides pesant sur la conduite des études épidémiologiques afin de garantir la possible inclusion de leurs données dans l’évaluation des risques, au détriment de l’adéquation des protocoles aux réalités, souvent complexe, des enjeux étudiés. Science du réel, l’épidémiologie est une forme de connaissance autrement moins facile à standardiser que la toxicologie de laboratoire. Utiliser au mieux l’ensemble des données disponibles pour protéger plus efficacement les populations exposées aux pesticides impose de sortir d’une réflexion au cas par cas, substance par substance, et d’envisager des changements plus structurels, et politiquement plus coûteux, en matière de politique agricole.
Chargé de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations, Jean-Noël Jouzel, travaille sur les controverses liées aux enjeux de santé environnementale. Ses travaux portent en particulier sur les causes de la méconnaissance des maladies professionnelles provoquées par l’exposition des travailleurs aux produits toxiques. Ses recherches participent à l’essor actuel des travaux sur la construction sociale de l’ignorance. Par ailleurs, Jean-Noël enseigne un cours "Risque expertise : introduction à la sociologie de l'environnement"au sein du Master "Environmental policy" de l’École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA).
Pour aller plus loin
Jean-Noël Jouzel – « La normalisation des alertes sanitaires. Le traitement administratif des données sur l’exposition des agriculteurs aux pesticides« , Droit et société, Septembre 2017.
Jean-Noël Jouzel – « Becoming a Victim of Pesticides : Legal Action and Its Effects on the Mobilisation of Affected Farmworkers« , Sociologie du travail, Novembre 2015